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LA GRANDE-BRETAGNE, ENTRE FASCINATION

A) Une puissance commerciale

Passage obligé lors d’un séjour en Grande-Bretagne, Londres fait l’objet de tous les éloges de la part de ces négociants en voyage d’affaires qui sont particulièrement sensibles à la splendeur commerciale de la métropole : c’est alors un gigantesque entrepôt de marchandises en provenance et à destination du monde entier, une véritable « plaque tournante » de l’économie du royaume et, au-delà, de tout l’empire (Cottret, Histoire de l’Angleterre, 145). Ils s’émerveillent devant les boutiques luxueuses qui proposent des produits en provenance du monde entier. En 1775, le Loyaliste en exil Samuel Curwen monte à bord d’un navire en provenance de Bombay, sur lequel on lui propose toutes sortes de produits exotiques ainsi que du punch (Curwen, Journal of SC Loyalist, July 19 1775, 35). En se rendant à la bourse de commerce ou dans les coffee houses, les visiteurs prennent également toute la mesure de la force commerciale de la Grande-Bretagne et de l’étendue de son empire, comme lorsqu’en 1750, Francis Goelet consulte à la coffee house Garraway la liste impressionnante de tous les navires mouillant dans la capitale ainsi que dans les ports du royaume. De manière assez classique, il compare l’activité qui règne dans le lieu à celle d’une ruche.3 En pénétrant dans la poste principale, il est ensuite frappé par le grand nombre de bureaux permettant de communiquer avec l’Europe tout entière, et, en découvrant l’école du Merchant Taylors Hall, note que les futurs négociants ont la possibilité d’apprendre n’importe quelle langue étrangère, ce qui reflète la multiplicité des liens commerciaux qui se tissent à l’époque (Goelet, December 21st-25th 1750, January 1st -April 1st 1750).

La Tamise résume à elle seule cette puissance économique à travers le va-et-vient continuel des navires, et les marchands sont nombreux à la décrire d’un point de vue

3 «you have the lists of all the ships outward & inward bound, also accounts from all the sea port towns in England of ships arrival & sailing […]. It’s like a beehive, continually crouded (sic), the passage being never empty » (Goelet, December 21-15 1750).

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économique. En 1750, Goelet déclare que le mouvement de ces bateaux rend la vue du fleuve

“agréable” : « you have a fine prospect of the River Thames all the way from Rochester, which renders it the more agreeable, as you have a view of a vast number shipping sailing up and down the river » (Goelet, December 8th and 9th, 1750). Elkanah Watson reprend pour sa part la comparaison des abeilles : “The Thames [is] cover’d with ships, comparatively like so many bees, returning to their hive after having suck’d in the riches of every quarter of the globe” (Watson, Journal of Travels in Europe, September 1782). Même une jeune femme comme Louisa S. Wells Aikman est sensible au charme « commercial » du « riche » fleuve qui est autant « adoré par le marchand » que « vénéré par le poète » (Aikman, 69). On retrouve dans ces descriptions le même esprit que dans les célèbres vedute du peintre vénitien Canaletto (1697-1768) représentant la Tamise : la référence directe au Grand Canal et à la gloire commerciale passée de la Sérénissime, dont Londres est à présent le digne successeur, souligne la puissance économique de la Grande-Bretagne.

Pour renforcer plus encore ce trait, les voyageurs insistent sur le contraste entre Londres et Paris : alors que la première brille avant tout par son commerce, la seconde les marque par sa société élégante et par ses industries du luxe, comme le rapporte Elkanah Watson dans les années 1780 : “London is sustained by its commerce, Paris by its manufactures and its charm which allures all nations” (Watson, Memoirs, 222).4

La puissance commerciale de la Grande-Bretagne ne se limite pas à l’activité de sa capitale, et les marchands admirent également les grands ports du royaume. En visitant celui de Plymouth en 1777, Samuel Curwen est très impressionné par l’ordre qui y règne, et par l’immensité des entrepôts qui accueillent – lui semble-t-il - «les richesses de la terre entière » (Curwen, Journal of SC Loyalist, February 28 1777, 307-308). Il est subjugué par la taille

« prodigieuse » du port de Liverpool, où les navires «innombrables » forment une dense

« forêt de mâts », mais omet toute référence à ce qui fait une partie de la richesse de la ville, c’est-à-dire le commerce triangulaire (Curwen, Journal of SC Loyalist, 628). Jabez Maud Fisher est quant à lui stupéfait de voir un navire déchargé de sa cargaison de tabac en seulement trois minutes sur les docks de Glasgow, et est frappé par la beauté “inégalée” du

4 En 1820, la situation ne semble guère avoir évolué car Ebenezer Smith Thomas s’étonne du petit nombre de bateaux et de mouvement sur la Seine, et constate que la ville n’est pas enveloppée dans d’épaisses fumées industrielles (Thomas, 211).On retrouve le même constat chez John Lowell en 1804. Il écrit à sa famille que la ville de Bordeaux est à ses yeux plus belle que Paris, notamment en raison de l’activité qui règne sur la Garonne et qu’on ne retrouve pas sur la Seine : « The circumstances which contributes most to the beauty of Bourdeaux, is the view of the ships at anchor and passing us & down the river. As you walk along the finest street in the town you see hundreds of large vessels either at anchor or in motion & I know of no object more beautifull than this » (John Lowell to his mother and sisters, Bordeaux, September 22 1804, Letters from John Lowell III to Francis Cabot Lowell from England and Europe).

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port de Portsmouth (Fisher, American Quaker, 13 October 1775, 72). L’activité dans les entrepôts et les ateliers de Portsmouth, bien qu’intense, semble toujours sous contrôle et tout est sans commune mesure avec ce qu’il connaît en Amérique :

Rope Makers, Smiths, Ship Wrights, Mastmakers: all seem to move by Clock work. They are all busy, all industry, but you see no Bustle, hear no Noise. Look at the Timber yard and you will think there is enough Materials to furnish all Europe […]. They are laid out in such exactness that we think them Streets. If we go to the Ropehouse we think we are entering a Palace. (Fisher, American Quaker, March 4 1776, 126-127)5

En entrant dans les forges, il est à la fois horrifié et émerveillé par tant de bruit et de fureur, et il donne une dimension esthétique à sa description, transformant le lieu industriel en une scène sublime :

Here Vulcan reigns in all his horrors and presents a Scene frightful to the imagination. Such a Number of Furnaces, so many men with their dreadful weapons and such a Din and Clash of Arms with flashes of heated Iron flying around us, as beggar description. (Fisher, March 4 1776)

Le marchand s’inscrit parfaitement dans l’air du temps, car son commentaire fait directement écho à la toile du peintre anglais Joseph Wright of Derby (1734-1797) représentant une forge de fer (Iron Forge, 1772), ou encore à celle, plus tardive, de Philip James de Loutherbourg (1740-1812) montrant les fourneaux de Coalbrookdale qui s’embrasent dans la nuit (Coalbrookdale by Night, 1801). Les références aux bruits assourdissants renvoient pour leur part aux poèmes de William Blake dépeignant les “sombres et sataniques manufactures”

(William Blake, “Jerusalem”, Milton, a Poem, 1810).6

La puissance commerciale du pays va de pair avec des manufactures à la pointe du progrès.

5 La même impression domine lors de sa visite du port de Plymouth : « The Order, Oeconomy, Regularity and Convenience of this Dock is on too large a Scale to be particularly described in a little epitome of my Travels.

Suffice it for me to note that it was almost infinitely beyond any Idea I could have previously formed of it.”

(Fisher, American Quaker, December 15 1775, 93-94).

6 Ce que ces observations dévoilent concernant le sentiment identitaire des colons sera analysé plus avant dans la troisième partie, mais on peut dès à présent remarquer que la fierté du visiteur d’appartenir à l’empire britannique se trouve renforcée, car il note que l’impression de puissance qui se dégage des docks royaux de Portsmouth suffirait à « frapper de terreur les ennemis de l’Angleterre » : “The Kings Dock is sufficient to strike Terror into the Enemies of England. Nothing can give one a higher Idea of its Strength and Power” (Fisher, American Quaker, March 4 1776, 126).

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