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V ULGATE DOCTRINALE D ’ UNE PROBLEMATIQUE

Dans le document La fonction de juger (Page 70-78)

Le pouvoir de juger dans l’État souverain

§ 2 L' AUTORITE JUDICIAIRE ET LA SEPARATION RATIONNELLE DES POUVOIRS

B. V ULGATE DOCTRINALE D ’ UNE PROBLEMATIQUE

« L’étude de la séparation des pouvoirs, lorsqu’on s’en tient aux généralités de la théorie et aux sommets du droit constitutionnel, est un travail sinon facile, du moins relativement simple (…). Il n’en va plus de même dès qu’il faut suivre dans les détails de notre volumineux corps de lois les applications du même principe (…). »

Édouard Fuzier-Herman, La séparation des pouvoirs

d’après l’histoire et le droit comparé, Paris, 1880, p. 311.

125. La séparation des pouvoirs est le pilier central de l’édifice conceptuel élaboré par la doctrine moderne pour donner forme juridique aux pouvoirs publics en général et à l’administration de la justice en particulier8

. De la théorie de

1

Chevallier (J.), L’élaboration historique du principe de séparation de la juridiction administrative et de

l’administration active, Paris, LGDJ, 1970, p. 67.

2

Chevallier (J.), « Du principe de séparation… », préc., p. 30 et s.

3

Sur ce point, v. Troper (M.), « La séparation des pouvoirs et le pouvoir judiciaire en 1791 », in Naudin- Patriat (F.), dir., op. cit., not. pp. 363-365.

4

Drago (R.), « Les origines du contentieux administratif », dans l'ouvrage cité note précédente, p. 383 et s.

5

Vedel (G.), « La loi des 16-24 août 1790 : Texte ? Prétexte ? Contexte ? », RFDA, 1990, p. 25.

6

Parmi ces facteurs, Vedel (G.) cite « l’ancrage de l’État, au milieu des convulsions politiques, sur une administration puissante et centralisée ; la recherche d’un droit adapté à cette administration, que le juge judiciaire ne pouvait pas mener avec une pleine maîtrise ; la faveur des régimes autoritaires pour une justice qui, jusqu’en 1872, fut "retenue" », ibid.

7

Infra n° 137.

8

La production doctrinale sur la séparation des pouvoirs au cours des deux derniers siècles est foisonnante. Systématiquement analysée dans les manuels et les traités de droit public – administratif et constitutionnel – cette question est également envisagée, quoique dans des développements plus courts, dans les ouvrages privatistes d’introduction au droit. La séparation des pouvoirs a par ailleurs fait l’objet d’une série de monographies à la fin du XIXe

siècle, l’Académie des Sciences morales et politiques ayant proposé comme sujet de concours en 1878 l’étude de ce principe ; l’un « des problèmes les plus importants, les plus délicats que donne à résoudre l’organisation des sociétés politiques » selon les mots

Montesquieu et des débats révolutionnaires, les docteurs extraient les linéaments qui permettent la formation d’une glose sur la place des juges dans l’État. Siège d’une conceptualisation poussée de la fonction de juger et d’une dénégation récurrente du pouvoir judiciaire (1), ce discours est l’occasion pour les juristes savants de justifier l’indépendance de la justice et de légitimer la dualité des ordres juridictionnels (2).

1–CONCEPTUALISATION

126. La reconnaissance d’une fonction de justice présentant des caractéristiques qui la distinguent des activités de création et d’exécution de la loi est au cœur des représentations savantes relatives à la division des pouvoirs. Pour autant, certains juristes se sont refusés à reconnaître l’existence d’un pouvoir judiciaire (a). La doctrine a en revanche unanimement reconnu la nécessité d’une séparation de l’administration de la justice des autres formes d’exercice de la souveraineté étatique (b).

a – Un pouvoir judiciaire incertain

127. Analysant la souveraineté dans l’un des premiers traités de droit civil postérieur à la rédaction du Code Civil, Toullier constate qu’elle « se divise assez naturellement en trois pouvoirs ; le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire »1. Explicitement inspirée de Montesquieu, cette division est selon

l’auteur « conforme à la nature des choses »2. Cette position ne va pourtant pas de

soi dans le champ doctrinal français du XIXe siècle. Rejouant à leur manière les vifs débats que l’Assemblée nationale avait connus sur le nombre de pouvoirs étatiques, les professeurs de droit entament à cette époque une controverse sur le statut théorique dévolu à la puissance de juger.

128. Refusant la division ternaire classique, certains considèrent que « l’autorité judiciaire est une branche du pouvoir exécutif »3. On retrouve régulièrement dans la

doctrine française cette thèse d’après laquelle la justice est une « émanation »4

, une « division »5

, un « démembrement »6

ou une « partie intégrante »7

de la puissance exécutive. Mais l’idée selon laquelle « c’est le pouvoir exécutif qui assume la fonction juridictionnelle »8 ne fait pas l’unanimité. Bien au contraire, elle est

de Léon Aucoc (« Rapport sur le concours relatif à la Séparation des Pouvoirs », in Saint Girons (A.),

Essai sur la séparation des pouvoirs dans l’ordre politique, administratif et judiciaire, Paris, 1881).

1

Toullier (C.B.M.), op. cit., p. 15.

2

Toullier (C.B.M.), op. cit., p. 18.

3

Henrion de Pansey, De l’autorité judiciaire en France, Paris, Barrois, 1827, Tome 1, p. 164.

4

Merlin introduit l'entrée « pouvoir judiciaire » dans la 5e

édition du Répertoire universel et raisonné de

jurisprudence (Bruxelles, 1827, Tome 24, p. 1), mais il refuse de lui donner un statut égal à celui de

l’exécutif : le premier demeure « une émanation » du second.

5

Macarel (L.A.), Éléments de droit politique, préc., p. 32.

6

Foucart (E.-V.), Éléments de droit public et administratif, ou exposition méthodique des principes du

droit public positif, 4e

éd., Paris, 1855, Tome 1, p. 61. Sur Foucart, v. Guglielmi (G.J.), « Émile-Victor Foucart ou le sacerdoce du droit public et administratif », RDP, 1996, p. 1291.

7

Saint Girons (A.), op. cit., p. 279.

8

Hauriou (M.), Précis de droit constitutionnel, 2e

vivement contestée par la majorité de la doctrine publiciste au début du XXe siècle. Des auteurs aussi variés qu’Artur1, Esmein2, Carré de Malberg3 ou Duguit4

s’accordent alors, en dépit d’importantes divergences conceptuelles, pour reconnaître l’existence d’un pouvoir juridique de type juridictionnel distinct des deux autres. Cette quasi-unanimité ne doit cependant pas masquer l’incertitude qui caractérise les termes du débat : les auteurs emploient souvent les notions de pouvoir et de fonction de manière indifférenciée5, chacun proposant son propre système de

définition – rationnel ou positif - pour identifier et dénombrer les puissances à l’œuvre dans l’État6.

129. Largement insensibles à cette problématique, les civilistes et les processualistes ne l’évoquent que rarement7. S’ils utilisent la notion de pouvoir

judiciaire, c’est le plus souvent sans prendre parti sur le nombre de puissances étatiques et seulement pour désigner l’organisation des tribunaux. Ils participent en revanche avec les publicistes à l’élaboration d’un discours qui met l’accent sur la nécessaire séparation de la fonction de juger des autres modes d’exercice du pouvoir institutionnel.

1

Artur considère que « l’ensemble des pouvoirs dont se compose la souveraineté s’analyse en trois fonctions différentes, irréductibles l’une à l’autre : la fonction législative qui consiste à faire la loi, la fonction exécutive qui consiste à gouvcrner et administrer, la fonction de juger », « Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions » (1er

article), RDP, vol. 13, 1900, p. 218.

2

Pour Esmein (A.), en dépit des « raisons et des autorités » qui plaident en faveur de la thèse dualiste, l’administration de la justice constitue « naturellement et rationnellement une manifestation spéciale de la souveraineté, un pouvoir distinct », Éléments de droit constitutionnel français et comparé, 4e

éd., Paris, Sirey, 1906, p. 402.

3

Selon Carré de Malberg (R.), « la juridiction se trouve érigée par le droit public moderne en une fonction spéciale, nettement séparée des autres, ayant ses règles propres et ses organes particuliers, et constituant ainsi, en ce sens, un troisième pouvoir, qui apparaît, en droit positif, comme entièrement distinct de la législation et de l’administration », Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1920, Tome 1, pp. 693-694. Rappr. p. 814.

4

Pour Duguit la question du pouvoir judiciaire « ne se pose pas » (Traité de droit constitutionnel, 3e

éd., Paris, Éd. de Boccard, 1928, Tome 2, p. 687) car la « conception d’une puissance souveraine, une en trois pouvoirs, est une conception métaphysique analogue au mystère chrétien de la trinité (…) inadmissible dans une construction vraiment positive du droit public » (Duguit, op. cit., p. 690). En revanche, l’illustre publiciste discerne trois fonctions étatiques irréductibles l’une à l’autre : la fonction législative, la fonction administrative et la fonction juridictionnelle (Duguit, op. cit., p. 156).

5

Sur cette confusion terminologique grosse d’équivoques, v. Eisenmann (C.), « Les fonctions sociales et les fonctions juridiques de l’État », in Encyclopédie française, Tome X – L’État, Paris, Sté nouvelle de l’Encyclopédie française, 1964, p. 297.

6

Pour une clarification conceptuelle de la matière, v. Eisenmann (C.), op. cit., pp. 291-311.

7

V. cependant le Traité théorique et pratique de procédure de Garsonnet (E.) (2e

éd., Paris, Larose, 1898, Tome 1, pp. 1-51) qui consacre d’importants développement à « l’autorité judiciaire ». L’auteur y opte pour une conception dualiste et rattache la fonction de justice au pouvoir exécutif (p. 11). Plus récemment, Solus (H.) et Perrot (R.) se sont prononcés pour la thèse trialiste, Droit judiciaire privé, Paris, Sirey, 1961, Tome 1, pp. 474-475. Les manuels contemporains ne se hasardent plus à polémiquer sur le sujet et optent pour une approche résolument didactique. En ce sens, v. Giudicelli-Delage (G.),

Institutions juridictionnelles, 2e

b – Une fonction de juger séparée

130. En deçà de la controverse relative à l’existence d’une fonction juridictionnelle distincte de la fonction administrative dans l’économie des actes juridiques, un consensus s’établit sur l’indispensable séparation de l’activité des juges. Que le statut de troisième pouvoir leur soit attribué ou refusé importe peu. Comme le remarque Ducrocq, fervent partisan de la conception dualiste, la théorie « d’après laquelle l’autorité judiciaire est une branche du pouvoir exécutif, ne signifie pas (…) qu’elle puisse être confondue avec les autres branches de ce pouvoir »1. Dans la conception hiérarchique des fonctions étatiques partagée par la

doctrine post-révolutionnaire, justice et administration, « soumises l’une et l’autre à l’autorité du pouvoir législatif »2, sont également distinctes de ce dernier et

différentes l’une de l’autre.

131. Rattachée au principe libéral de séparation des pouvoirs3

, cette différence est légitimée par la doctrine publiciste qui oppose l’administration active et la juridiction en déterminant leurs attributs respectifs4. La frontière dessinée entre ces

deux types d’actes juridiques témoigne de leur irréductibilité et justifie selon la plupart des auteurs que l’on prévienne, suivant des modalités variables, l’envahissement d’une fonction par l’autre5

.

132. Ce souci se retrouve dans la doctrine privatiste qui, citant souvent Montesquieu, évoque la nécessité pour le pouvoir judiciaire d’« être séparé de la puissance législative et de la puissance exécutive »6

. Se préoccupant essentiellement des rapports qu’entretiennent le juge et le législateur, les civilistes utilisent l’article 5 du Code civil pour rattacher le principe de séparation des pouvoirs à leur problématique théorique. L’interdiction faite aux magistrats de « prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises » est interprétée à la lumière d’un but unique : « enjoindre aux juges de se renfermer strictement dans leurs attributions »7 en les empêchant d’empiéter sur le pouvoir

législatif8. Partagée par les processualistes9, cette conception qui fait de l’article 5

1

Ducrocq (M.), Cours de droit administratif, préc., Tome 1, p. 26.

2

Vivien (A.F.), Études administratives, préc., Tome 1, p. 17.

3

C’est le repoussoir du despotisme et de l’abus du pouvoir qui permet ultimement à la doctrine de justifer la séparation de l’autorité judiciaire des autres pouvoirs. Dans cette perspective, Batbie (A.) est exemplaire qui écrit : « Tout gouvernement porte en soi, au moins le germe des pouvoirs législatif,

exécutif, et judiciaire, et la différence entre l’absolutisme et la liberté tient à la confusion ou à la

distribution de ces éléments », Introduction générale au droit public et administratif, préc., p. 58

4

V. par exemple Vivien (A.F.), op. cit., p.16. Cette méthode est particulièrement explicite dans l’article d’Artur, op. cit., p. 232 et s.

5

Sur ce point, v. infra n° 137.

6

Toullier (C.B.M.), op. cit., p. 71.

7

Marcadé (V.), op. cit., p. 61.

8

En ce sens, voir Aubry (C.) et Rau (C.), op. cit., pp. 125-126 ; Baudry-Lacantinerie (G.), op. cit., p. 194 ; Laurent (F.), Principes de droit civil français, 4e

éd., Bruxelles : Bruylant, Paris : Marescq, 1887, Tome 1, p. 322 ; Colin (A.) et Capitant (H.), Cours élémentaire de droit civil français, 3e

éd., Paris, Dalloz, 1920, Tome 1, p. 38.

9

V. par exemple Glasson (E.) et Tissier (A.), op. cit., p. 74 ; Morel (R.), Traité élémentaire de procédure

civile, 2e

éd., Paris, Sirey, 1949, p. 81 ; ou plus récemment Cornu (G.) et Foyer (J.), Procédure civile, 3e

« une application »1 de la séparation des pouvoirs est toujours d’actualité dans la

doctrine civiliste contemporaine2. Celle-ci invoque le principe de séparation à plus

d’un titre et l’utilise également pour justifier d’autres aspects institutionnels de l’autorité judiciaire.

2–JUSTIFICATION

133. Le thème de la séparation des pouvoirs structure les conceptions doctrinales modernes de l’État et de sa justice. Depuis la Révolution, il est utilisé par les juristes savants comme un dogme permettant de justifier, historiquement et rationnellement, l’indépendance des magistrats exerçant la fonction judiciaire (a). Au prix de quelques contre-vérités historiques, la doctrine l’a également invoqué pour légitimer l’apparition et le développement du dualisme juridictionnel français (b).

a – Le dogme de l’indépendance

134. Sauf à n’être qu’un mot d’ordre illusoire, la séparation de l’autorité judiciaire des autres pouvoirs publics implique qu’elle soit dotée d’un statut la protégeant contre l’envahissement de ces derniers. Unanimement partagé par la doctrine, ce constat se prolonge dans la volonté de voir garantir l’indépendance des magistrats, élément fondamental d’une bonne administration de la justice. Transcendant le clivage théorique du nombre des pouvoirs3, cette problématique est

formalisée dès le début du XIXe siècle et reprise sans cesse depuis4. Elle pose

l’indépendance fonctionnelle de la justice comme un corollaire du principe de séparation des pouvoirs, et l’indépendance personnelle des juges comme sa conséquence.

1

Beudant (C.), Cours de droit civil français, 2e

éd., Paris, Rousseau, 1934, Tome 1, p. 174.

2

V. par exemple Carbonnier (J.), Droit civil – introduction, 26e

éd., Paris, PUF, 1999, p. 275 ; Ghestin (J.), Goubeaux (G.), Fabre-Magnan (M.), Traité de droit civil – Introduction générale, 4e

éd., Paris, LGDJ, 1994, p. 444.

3

Tout comme les partisans du « pouvoir » judiciaire, les tenants d’une « autorité » judiciaire rattachée au pouvoir exécutif insistent sur l’indépendance des juges à l’égard du parlement et des forces gouvernementales et administratives. Ainsi, pour, Ducrocq la théorie « d’après laquelle l’autorité judiciaire est une branche du pouvoir exécutif » ne signifie pas « que le pouvoir exécutif a le droit de peser sur les décisions de l’autorité judiciaire ou de les lui dicter », Ducrocq (M.), op. cit, Tome 1, pp. 25- 26. Dans le même sens, Saint-Girons (A.) considère que « le principe de l’indépendance de la justice est hors de controverse » : « Le juge, qu’il statue sur des matières civiles ou administratives, doit jouir de la plus grande liberté et relever seulement de Dieu et de sa conscience. Nulle influence humaine ne doit agir sur lui : la justice domine toutes les personnes et tous les pouvoirs » et cela bien qu’elle soit une « branche du pouvoir exécutif », Essai sur la séparation des pouvoirs…, préc., pp. 275-276. Rappr. Garsonnet (E.), op. cit., p. 41 et s.

4

Comp. à plus de 130 années d’intervalles Carré (J.L.G.) : « Ainsi, l’exacte séparation des pouvoirs publics, l’indépendance de la magistrature de toute influence qui ne serait pas celle de la loi, voilà les principes fondamentaux d’une bonne organisation judiciaire. » (Les lois de l’organisation et de la

compétence des jurisdictions civiles, préc., Tome 1, p. xxii) ; et Solus (H.) et Perrot (R.) : « nous estimons

(que le principe de la séparation des pouvoirs) doit être considéré comme la condition nécessaire d’une saine organisation et du bon fonctionnement de la justice. Car (…) c’est en lui et par lui que cette dernière trouve essentiellement la source fondamentale et la sauvegarde de sa qualité primordiale : l’indépendance », Droit judiciaire privé, préc., Tome 1, p. 474.

135. Prévue, à défaut d’être respectée1, par presque tous les régimes qui se

succèdent à partir de la Révolution, l’inamovibilité des juges est conçue par les docteurs comme un mécanisme institutionnel permettant de protéger efficacement la magistrature contre les pressions extérieures. Sans elle, l’indépendance « ne serait qu’un vain mot »2 ; avec elle, elle serait garantie3. Un auteur va même jusqu’à voir

dans l’inamovibilité la clé de la séparation des pouvoirs : « C’est là, dans l’irrévocabilité réciproque, que gît le principe actif et bienfaisant »4.

136. Certains ont très tôt affirmé qu’il « ne suffirait pas que l’inamovibilité fût certaine », mais que la loi devrait « prendre soin de fermer » les « voies indirectes par lesquelles l’arbitraire pourrait atteindre » l’indépendance des juges, notamment « les avantages, les prérogatives, la considération »5. La mise en garde a été réitérée

souvent, au point qu’on a dit le terme « vidé de toute substance »6. Pourtant,

l’inamovibilité a largement occupé l’horizon théorique sur lequel la question de l’indépendance a été pensée jusqu’à nos jours. La puissance dogmatique de cette problématique a pleinement bénéficié du principe de séparation des pouvoirs. Il en va de même pour la justification doctrinale de la dualité juridictionnelle, bien que la référence à ce dernier se révèle être, en ce cas, le fruit d’une interprétation historique erronée.

b – Le mythe de la dualité7

137. Trouvant son origine dans un compromis pratique8, la justice administrative

a été privée lors de sa gestation d’un fondement théorique solide. Fragilisée, elle prêtait le flanc à la critique. Le Conseil d’État en particulier a vu son existence épisodiquement contestée sous la Restauration9. Les attaques qui lui sont portées

contraignent alors le gouvernement et la doctrine à élaborer un discours justifiant la dualité juridictionnelle. A partir de 1830, les ouvrages de droit administratif proposent divers arguments légitimant cette particularité institutionnelle10. Mais c’est

en 1841 qu’un auteur la déduit pour la première fois du principe de séparation des

1

Sur cette question, v. l’ouvrage collectif de l’Association Française pour l’Histoire de la Justice,

L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération, précité. Rappr. dans un autre registre

l’article de Georgel (J.), « La dépendance de la magistrature en France », in Mélanges offerts à Jacques

Velu, Bruxelles, Bruylant, 1992, Tome 2, p. 845.

2

Carré (J.L.G.), op. cit., Tome 1, p. xxii.

3

Macarel (L.A.), op. cit., pp. 260-261.

4

Esmein (A.), op. cit., p. 372. Selon l’illustre constitutionnaliste, le principe de la séparation des pouvoirs se réduit à ceci : « que les pouvoirs reconnus distincts doivent avoir des titulaires, non seulement distincts, mais indépendants les uns des autres, en ce sens qu’un des pouvoirs ne puisse pas révoquer à volonté le titulaire d’un autre pouvoir », Esmein (A.), op. cit., p. 371. Rappr. p. 422.

5

Macarel (L.A.), op. cit, p. 261.

6

Hébraud (P.), « Justice 59. 1. – L’autorité judiciaire », D. 1959, chron. 81.

7

Les paragraphes qui suivent reprennent les conclusions de l’article de Velley (S.), « La constitutionnalisation d’un mythe : justice administrative et séparation des pouvoirs », RDP, 1989, p. 767.

8

Supra n° 122 et s.

9

Velley (S.), op. cit., p. 776.

10

pouvoirs1. Conservée et développée par de nombreux publicistes2, cette thèse déduit

le deuxième ordre juridictionnel de l’article 13, titre 2, de la loi des 16-24 août 1790 et le conçoit comme un rempart contre la magistrature judiciaire « dont l’invasion dans le domaine administratif » détruirait, sinon, « le principe tutélaire »3.

138. La consécration de cette théorie par le Traité de la juridiction administrative de Laferrière ancre de manière durable, dans les représentations doctrinales, l’idée selon laquelle « l’attribution du contentieux administratif à l’autorité administrative ou à des juridictions spéciales (…) a été admise, depuis 1789, comme une application du principe de la séparation des pouvoirs »4. Reprise

dans la première moitié du XXe siècle par la plupart5 des grands spécialistes du droit

public – entre autres Barthélémy6, Carré de Malberg7, Esmein8, Duguit9 et Jèze10

cette thèse également adoptée par les privatistes11, est finalement élevée au rang de

principe fondamental des lois de la République par un arrêt du Conseil constitutionnel en date du 23 janvier 198712.

1

Dans le premier tome de ses Principes de compétence et de juridiction administratives (op. cit.), Chauveau (A.) justifie « l’existence d’une justice administrative en se référant à une règle de séparation des autorités administratives et judiciaires explicitement présentée comme la conséquence directe d’une interprétation particulière du principe de séparation des pouvoirs », Velley (S.), op. cit., p. 777.

2

V. par exemple Foucart (E.-V.), op. cit., pp. 151-152 ; Vivien (A.F.), op. cit., pp. 18-19.

3

Serrigny (D.), Traité de l’organisation, de la compétence, et de la procédure en matière contentieuse

administrative, Paris, Durand, 1865, Tome 1, p. 66. Précisant sa pensée, l’auteur rappelle « qu’une des

bases de notre droit public est la séparation des pouvoirs (p. 67) et poursuit en affirmant « que l’administration suprême doit rester seule juge des difficultés que font naitre les actes de ses agents » car « si cette décision était dévolue aux tribunaux, il s’ensuivrait que le pouvoir exécutif serait subordonné au pouvoir judiciaire » (p. 68).

4

Laferrière (E.), Traité de la juridiction adminstrative et des recours contentieux, 2e

éd., Paris / Nancy, Berger-Levrault et Cie, 1896, p. 12.

5

Voir cependant la thèse d’Artur, dissidente lorsqu’elle est proposée au début du XXe

siècle, mais toujours pertinente aujourd’hui : « ce n’est donc pas une conception positive de la séparation des pouvoirs qui a produit notre justice administrative ; c’est au contraire, notre justice administrative, une fois organisée et constituée aux mains de l’administration, qui a engendré une conception positive très

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