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2 – I DENTIFICATION DES FONCTIONS JUDICIAIRES

Dans le document La fonction de juger (Page 101-105)

L’application de la loi, objet de l’activité du juge

2 – I DENTIFICATION DES FONCTIONS JUDICIAIRES

198. Le maintien du litige au cœur de la conception privatiste de la juridiction alimente, notamment au XXe siècle, l’opposition entre jugements contentieux et décisions gracieuses (a). Ce dualisme, à partir duquel les spécialistes de la procédure civile pensent l’activité judiciaire, ne remet cependant pas en cause l’unité de l’opération juridictionnelle que la doctrine, longtemps unanime, découvre dans l’application logique de la loi générale aux faits particuliers (b).

a – Marginalité de la juridiction gracieuse

199. Au sortir de la Révolution, la distinction entre la juridiction volontaire et la juridiction contentieuse réapparaît dans le discours doctrinal. Commentée par les savants de l’Ancien Régime, cette division d’origine romaine est reprise telle quelle par les juristes du XIXe siècle1

. Acteur de cette continuité théorique, Henrion de Pansey en définit ainsi les termes : « Le juge exerce la juridiction contentieuse toutes les fois qu'il prononce sur des intérêts opposés, après des débats contradictoires (…). Tout ce qu'il fait sur la demande d'une seule personne, ou sur celle de plusieurs d'accord entre elles et sans contradicteur, appartient à la juridiction volontaire »2.

Cette distinction est élevée au cours du XIXe siècle au rang de summa divisio par les spécialistes de la procédure civile qui, soucieux d’éviter la fragmentation conceptuelle de l’activité judiciaire, parviennent à épuiser intégralement la fonction du juge dans ce doublet conceptuel3.

200. Au tournant du XXe siècle, alors que les développements de la pratique judiciaire appellent un approfondissement de la matière, la doctrine privatiste tente de clarifier les contours incertains de la matière gracieuse4. Monographies et notes

sur le sujet se multiplient5

, contribuant à la mise au point d’une notion univoque de la juridiction gracieuse. A défaut de définition synthétique, les auteurs s’accordent

1

Sur ce point, v. Foyer (J.), « La juridiction gracieuse après le Code de procédure civile et jusqu’à la loi du 15 juillet 1944 », in Études d’histoire du droit à l’époque contemporaine présentées aux journées

internationale de la Société d’histoire du droit (Poitiers et La Rochelle, 1er

au 4 juin 1983), Paris, PUF,

1985, p. 227.

2

Henrion de Pansey, op. cit., p. 334.

3

V. par exemple le Cours de procédure civile de Berriat-Saint-Prix publié en 1855 où le célèbre juriste définit la juridiction en la démembrant en ces deux éléments gracieux et contentieux : « Le mot

jurisdiction désigne parmi nous le droit qu'un tribunal a de connaître d'un différend, d'une affaire ; ou bien

de présider à certaines espèces d'actes qui ne supposent pas une contestation. Dans le premier cas, la

jurisdiction se nomme contentieuse ; dans le second, gracieuse ou volontaire », préc., p. 10.

4

En 1912, Japiot décrit encore l’état théorique de la matière en des termes peu flatteurs : « Parmi les parties les moins achevées et les plus troublantes de la science de la procédure, il faut ranger sans contredit la matière de la juridiction gracieuse. La détermination des hypothèses qui rentrent dans ce domaine n’est pas établie ; la notion de la juridiction gracieuse, son critérium, sa réglementation sont absolument vagues ; on en traite surtout de façon fragmentaire, à propos de cas particuliers, ce qui induit à ne poser que timidement des principes, et souvent les principes ainsi découverts sont inexacts pour d’autres cas de juridiction gracieuse ; tout examen de cette question est précaire », « Jurisprudence française en matière de procédure civile », RTDCiv, 1912, p. 771.

5

alors pour restreindre cette catégorie à certaines attributions1 et pour en exclure les

« actes de pure administration, étrangers aux droits privés »2. La loi du 15 juillet

1944 sur la chambre du conseil3 vient consacrer cette dichotomie entre matières

gracieuse et contentieuse.

201. Pour autant, jusqu’à l’adoption du nouveau Code de procédure civile dans les années 1970, la notion de juridiction gracieuse demeure l’objet de vifs débats, la doctrine questionnant la légitimité d'une telle qualification4. Au XIXe siècle, Berriat-

Saint-Prix considérait déjà la juridiction contentieuse comme « la plus importante » et justifiait que l'on désigne celle-ci « par le simple mot de juridiction »5. Cette

tendance ne s’est pas démentie par la suite : l'activité gracieuse du magistrat se voit souvent refuser la qualification de « juridiction proprement dite »6, celle-ci étant

réservée au pouvoir de trancher les litiges. Et si Hébraud, dans son commentaire de la loi sur la chambre du conseil précitée, affirme que « la juridiction gracieuse est une véritable juridiction »7, il ne convainc pas tous les auteurs, certains préferant y

voir un pouvoir « de nature hybride »8. Rejetant ainsi la matière gracieuse à la marge

de la fonction juridictionnelle, la doctrine maintient, par ailleurs, le syllogisme au centre de l’activité principale du juge qu'elle reconnaît dans le règlement des litiges.

b – Centralité du syllogisme juridique

202. Les dogmaticiens du XIXe siècle se contentent le plus souvent de formules lapidaires pour rendre compte de la façon dont les juges exercent leur tâche9.

Combinant ce laconisme à une puissante rhétorique légaliste, ils privent le magistrat de tout pouvoir normatif autonome en le cantonnant à la mise en œuvre des textes votés par le pouvoir législatif10. Largement partagée mais peu formalisée, cette

1

Planiol (M.) dans une note de jurisprudence parue en 1906 au recueil Dalloz (p. 337) est l’un des premiers à proposer « un groupement par classes (…) pour donner une idée d’ensemble de la variété des attributions non contentieuses qui appartiennent à nos tribunaux ».

2

Glasson (E.) et Tissier (A.), op. cit., p. 36.

3

D. 1945, lég. 258. « Commentaire de la loi du 15 juillet 1944 » par Hébraud (P.), D. 1946, lég. 333.

4

Le Ninivin (D.), La juridiction gracieuse dans le nouveau Code de procédure civile, Paris, Litec, 1983, p. 5, n° 19.

5

Berriat-Saint-Prix (J.), op. cit., p. 10.

6

L’expression, réservée à la juridiction contentieuse, est de Japiot (op. cit., p. 112). Elle résume parfaitement la posture d’une doctrine qui ne se résoud pas à abandonner l’expression de « juridiction gracieuse » mais renacle à qualifier de juridictionnelles les activités qu’elle désigne par ce nom.

7

Hébraud (P.), op. cit., p. 333.

8

Solus (H.) et Perrot (R.), op. cit., p. 447.

9

Des exceptions existent, mais elles concernent des ouvrages originaux peu conformes à la tradition doctrinale du XIXe siècle. On peut citer dans des styles très différents le Traité de l'autorité judiciaire d’Henrion de Pansey (préc.) et les Éléments de droit politique de Macarel (préc.). Tous deux consacrent de longs passages à la fonction de juger en s’inspirant des problématiques issues de l’Ancien Régime.

10

Exemplaire d'un discours doctrinal récurrent au XIXe

siècle, Demolombe explicite la fonction de l'institution judiciaire dans le chapitre de son Cours de Code civil intitulé « de l'application, de l'interprétation et de l'abrogation de lois ». Il y décrit le pouvoir judiciaire comme celui auquel l'application de la loi est confiée, après que cette dernière, une fois sanctionnée, soit sortie du domaine du pouvoir législatif ; Demolombe (C.), Cours de Code Napoléon, Paris, Durand / Hachette & Cie, 1854, Tome 1, p. 122. Sur la figure de Demolombe, v. Musset (J.), « Un célèbre jurisconsulte caennais du XIXe

conception selon laquelle « les attributions du pouvoir judiciaire consistent (...) à appliquer la loi à chaque fait particulier »1 se retrouve sous des formes théoriques

plus élaborées dans la doctrine de la première moitié du XXe siècle2.

203. En 1906, Duguit, pour fonder sa définition de l’acte juridictionnel, reprend la figure, chère aux Constituants, du jugement syllogisme. Selon lui, le juge « constate le droit », mais il « ne fait pas acte de volonté à proprement parler » puisqu’il « ne peut pas mettre sa volonté à la place de l’opération logique, qui est dominée par une mineure et une majeure, suivant les lois de la pensée humaine »3. Cette conception de l’opération juridictionnelle se retrouve dans la

théorie normativiste de Kelsen qui en détaille les étapes : « Il faut établir si le fait prévu in abstracto par la règle générale existe in concreto, et, dans l’affirmative, appliquer, c'est-à-dire d’abord ordonner et ensuite faire jouer la sanction prescrite également in abstracto »4.

204. Au sortir du régime de Vichy et de ses incroyables dérives5, la mécanique

soumission du juge au droit positif ne semble pas devoir être remise en cause. Le syllogisme juridique trouve un avocat de talent dans la figure d’Henri Motulsky qui en fait la théorie, dans ses Principes d’une réalisation méthodique du droit privé6, et

en offre une interprétation subjectiviste7

: « telle règle de Droit, dira-t-on, consacre tel droit subjectif ; or le "cas particulier" est contenu dans cette règle ; donc le droit subjectif consacré par cette règle existe dans ce cas particulier (= cette règle est "applicable" à ce cas) »8. Motulsky vante cette « façon de conduire la pensée », à la

1

Marcadé (V.), op. cit., p. 61. Comp. le Cours de procédure civile de Berriat-Saint-Prix (J.) publié la même année (préc., p. 21) : « le devoir du juge consiste dans l'action de prononcer sur les différends qui lui sont soumis ; c'est ce qu'on appelle rendre un jugement. On rend un jugement en appliquant les dispositions d'une loi ».

2

Pour une présentation critique du modèle syllogistique, largement privilégié par la doctrine, et en vertu duquel la décision de justice est « corsetée » par la loi, v. Eisenmann (C.), « Juridiction et logique (selon les données du droit français) », in Mélanges dédiés à Gabriel Marty, Toulouse, Université des sciences sociales de Toulouse, 1978, not. pp. 481-487.

3

Duguit (L.), « L’acte administratif et l’acte juridictionnel », RDP, 1906, pp. 450-451. Du même auteur, rappr. « La fonction juridictionnelle », précité.

4

Kelsen (H.), « Aperçu d’une théorie générale de l’État », préc., p. 625. Comp., pour preuve de la continuité de l’auteur en la matière, Théorie pure du droit, trad. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, pp. 318- 319.

5

Durant cette période, l’application aveugle de la loi, à laquelle le juge est tenu, est cruellement rappelée dans le discours des dogmaticiens. Ainsi Vizioz, dans une note de jurisprudence parue en 1944 à la Revue

trimestrielle de droit civil, écrit : « les actions en déclaration raciale aboutissent (…) à des jugements

purement déclaratoires, dont le seul objet est d’établir la qualité d’aryen (ou de juif) de la personne qui forme la demande (ou contre laquelle la demande est formée), sans que le juge ait à se prononcer sur les conséquences qui en découlent, notamment en ce qui concerne les actes accomplis ou à accomplir par l’autorité administrative », RTDCiv, 1944, p. 132, reproduit dans Vizioz (H.), Études de procédure, préc., p. 200. Sur ces questions, v. les n° 28 (1994) et 30/31 (1996) de la revue Le genre humain respectivement intitulés « Juger sous Vichy » et « Le droit antisémite de Vichy ». Rappr. les développement de Royer (J.- P.) sur « la justice de "l'État français" », Histoire de la justice, préc., pp. 803-851.

6

Motulsky (H.), Principes d’une réalisation méthodique du droit privé (La théorie des éléments

générateurs des droits subjectifs), Paris, Dalloz, 1991 (1e

éd. 1948).

7

Sur le « subjectivisme » de Motulsky (H.), v. son article intitulé « Le droit subjectif et l'action en justice », APD, 1964, Tome 9, p. 215.

8

fois « rigoureuse » et « inéluctable »1, et y voit la méthode la plus sûre pour garantir

les droits des justiciables. Il témoigne ainsi, à sa manière, de la proximité existant entre la question de la définition du jugement et celle des règles gouvernant l'activité du juge.

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Section 2

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