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1 – L' AUTONOMIE DU DISCOURS JUDICIAIRE

Dans le document La fonction de juger (Page 143-145)

L'interprétation jurisprudentielle de la lo

1 – L' AUTONOMIE DU DISCOURS JUDICIAIRE

290. Les révolutionnaires, qui souhaitaient lier de manière étroite les juges aux lois, ont institué des principes de rédaction des décisions de justice paradoxalement propices à l'autonomisation du discours judiciaire. L'obligation de motiver les décisions était initialement prévue pour garantir la légalité des jugements (a). Elle a en pratique permis aux magistrats de donner libre cours à leur créativité juridique en marge du texte légal (b).

a – La motivation des décisions de justice

291. Appelant à la proscription de « la formule de condamner pour les cas résultant du procès »1, les cahiers de doléances rédigés dans la perspective des États

généraux de 1789 expriment le vœu de voir les magistrats fonder en raison leurs jugements. Symptôme d'une perte d'autorité de la justice royale, le souhait que « tout arrêt rendu, soit au civil, soit au criminel, contienne les motifs de la décision »2

illustre cette aspiration largement partagée à la fin de l'Ancien Régime3. Soucieux de

chasser tout arbitraire de la fonction judiciaire, les révolutionnaires reprennent à leur compte cette exigence de motivation.

292. Pour permettre le contrôle du bien jugé, les Constituants règlent avec précision la forme des décisions de justice4. Leur légalisme les pousse dans un

premier temps à exiger que « le résultat des faits reconnus (…) et le texte de la loi » soient mentionnés par le juge5. Mais devant les risques de lacune législative, les

députés optent pour une formule plus souple6 : la loi des 16-24 août 1790 requiert

uniquement des magistrats qu'ils énoncent « les motifs qui auront déterminé le jugement ». En charge d'annuler « toutes procédures dans lesquelles les formes auront été violées, et tout jugement qui contiendra une contravention expresse à la

1

Article 79 bis du « Résumé des cahiers sur la réforme judiciaire établi par la Chancellerie », reproduit in Seligman (E.), op. cit., p. 504.

2

Ibid.

3

Sur ce point, v. supra n° 219 et s. V. également Sauvel (T.), « Histoire du jugement motivé », préc., not. pp. 29-43 ; rappr. Lebigre (A.), « "Pour les cas résultant du procès", Le problème de la motivation des arrêts », préc.

4

L'article 15, Titre V, du décret des 16-24 août 1790 sur l'organisation judiciaire prévoit que « la rédaction des jugemens, tant sur l'appel qu'en première instance contiendra quatre parties distinctes. Dans la première, les noms et les qualités des parties seront énoncés. Dans la seconde, les questions de fait et de droit qui constituent le procès seront posées avec précision. Dans la troisième, le résultat des faits reconnus ou constatés par l'instruction, et les motifs qui auront déterminé le jugement, seront exprimés. Le quatrième enfin contiendra le dispositif du jugement. », reproduit par Duvergier (J.B.), op. cit., Tome 1, p. 324.

5

Proposition initiale du projet de réorganisation judiciaire défendu par Thouret le 4 août 1790,

Réimpression de l'ancien Moniteur universel, préc., Tome 5, p. 306.

6

Critiquant la disposition précitée au cours de la même séance de l'Assemblée, Chabroud suggère une ultime modification en ces termes : « Nous n'avons pas de lois assez précises pour assujettir, dans un jugement, le juge à copier le texte d'une loi. Je demande que l'on dise simplement : et les motifs qui auront déterminé le jugement seront exprimés ».

loi »1, l'instance de cassation est pour sa part soumise à l'obligation de justifier ses

arrêts en invoquant la lettre du texte légal2.

293. Élevée au rang de règle constitutionnelle par la Convention3, la motivation

obligatoire est essentiellement conçue par les révolutionnaires comme un gage de légalité des jugements4. Le visa de textes légaux atteste de la soumission du juge à la

volonté de la loi. Mais, paradoxalement, en voulant brider l'action des juges, « la Révolution a en fait créé les conditions de leur émancipation »5. En effet, les motifs

ont été investis par les magistrats et utilisés comme vecteur d'un discours judiciaire autonome.

b – La créativité des juges de cassation

294. Les premiers arrêts du Tribunal de cassation sont laconiques, la haute juridiction se contentant souvent de déclarer qu'elle « casse et annule » un jugement comme contraire à tel article de la loi6. Cette retenue dans la motivation, conforme

aux exigences du législateur, s'explique notamment par le contexte politique et les rapports de force institutionnels alors en vigueur7. D'emblée, néanmoins, certaines

décisions sont accompagnées de motifs alors même que le Tribunal n'y est pas tenu8.

S'affranchissant dès 1792 du modèle imaginé par les révolutionnaires, les hauts magistrats ne se contentent pas de « viser » un article de loi à l'appui de leur décision ; ils articulent un raisonnement sur des attendus explicitant le sens de la règle utilisée et son application au litige concerné9.

295. S'engouffrant dans les lacunes du droit intermédiaire, les juges de cassation disposent alors d'une certaine liberté pour déterminer la règle applicable. Ils s'arrogent le pouvoir de sanctionner, non seulement la « contravention expresse à la loi », mais également sa « fausse application »10

. Et à la fin de la Révolution, le

1

Article 3 du décret des 27 novembre-1er

décembre 1790 portant institution d'un tribunal de cassation, et

réglant sa composition, son organisation et ses attributions, reproduit par Duvergier (J.B.), op. cit., Tome

2, p. 56.

2

L'article 17 du décret cité à la note précédente prévoit que « l'intitulé du jugement de cassation portera toujours, avec les noms des parties, l'objet de leurs demandes, et le dispositif contiendra le texte de la loi ou des lois sur lesquelles la décision sera appuyée ».

3

La Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) dispose dans son article 208 que les jugements « sont motivés, et (qu')on y énonce les termes de la loi appliquée », reproduit par Duverger (M.), op. cit., p. 106.

4

Sauvel (T.), op. cit., p. 46.

5

Zenati (F.), op. cit., p. 62.

6

A titre d'exemple, Cass. 3 mai 1792, Recueil général des lois et arrêts, fondé par J.B. Sirey, revu et complété par L.-M. Devilleneuve et A.-A. Carette, Paris, 1843, 1e

série, p. 5.

7

Sur ces questions, v. Halpérin (J.-L.), Le tribunal de cassation et les pouvoirs…, préc., not. pp. 105-205.

8

C'est le cas de certains arrêts de rejet, justifiés par le Tribunal de cassation avant que le législateur n'exige formellement leur motivation par un décret du 4 germinal an II. A titre d'exemple, v. la décision de rejet rendu le 18 février 1792, S. 1843, 1e

série, p. 3.

9

Halpérin (J.-L.), « Le tribunal de cassation et la naissance de la jurisprudence moderne », in Badinter (R.), dir., op. cit., p. 233. A titre d'exemple, Cass., 28 fructidor an VII, S. 1843, 1e

série, p. 246.

10

S. 1843, 1e

Tribunal suprême s'autorise en matière civile des « tentatives systématiques d'interprétation des lois civiles »1.

296. Les limites apportées à la souveraineté de la Cour jusqu'en 18372 et la

conception étroite de la cassation qui prévaut pendant la première moitié du XIXe siècle3 n'empêchent pas les audaces des juges du droit. Passée la promulgation du

code, les hauts magistrats conservent des sources d'inspiration extra-légales et marquent durablement leur attachement à l'ancien droit. Ils poursuivent par ailleurs l'élaboration de théories jurisprudentielles4, n'hésitant pas parfois à se déjuger à

l'occasion de revirements5. Au rythme des arrêts rendus par la juridiction de

cassation s'élabore ainsi un discours judiciaire qui est l'objet d'une visibilité croissante.

Dans le document La fonction de juger (Page 143-145)