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1 L' INSTITUTION DU DISCOURS JUDICIAIRE

Dans le document La fonction de juger (Page 136-139)

L'interprétation jurisprudentielle de la lo

1 L' INSTITUTION DU DISCOURS JUDICIAIRE

273. Expression d'une insatisfaction profonde à l'égard de la justice d'Ancien Régime, la Révolution française dénie a priori aux magistrats tout pouvoir normatif débordant la stricte application de la loi. Très tôt dénoncé par certains révolutionnaires, le caractère illusoire de ce projet stimule l'élaboration d'un modèle théorique alternatif redonnant au juge un réel pouvoir d'appréciation à côté de la loi. En 1804, la reconnaissance partielle de cette conception par le Code civil légalise l'activité créatrice des magistrats et consacre certaines pratiques institutionnelles existant depuis le début de la Révolution (A). Dès 1792 en effet, les juges, notamment de cassation, élaborent un discours autonome doté d'une forte visibilité par le biais de décisions rigoureusement motivées et régulièrement publiées (B).

A.LA DIVERGENCE DES MODELES JURIDICTIONNELS

« Article 4 : Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.

Article 5 : Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. »

Code civil, Titre préliminaire - De la publication, des effets et de l'application des lois en général, promulgué le 24 ventôse an XI.

274. Expressément revendiquée par les députés en 1790, la conception syllogistique de la juridiction exclut la possibilité pour les juges d'élaborer des règles de droit générales. En 1804, ce principe légaliste s'incarne dans l'article 5 du Code civil qui proscrit les arrêts de règlement. Mais à la perspective révolutionnaire d'une destruction de la jurisprudence des arrêts (1), les codificateurs, sous l'influence de Portalis, opposent une vision active de la fonction judiciaire. Transaction entre ces deux modèles1, le code finalement voté prohibe les arrêts de règlement, mais légalise

le pouvoir normatif des magistrats : l'article 4 permet au juge d'interpréter la loi et, au besoin, d'y suppléer (2).

1–LA DESTRUCTION DE LA JURISPRUDENCE DES ARRETS

275. La jurisprudence des arrêts ne trouve pas grâce aux yeux des révolutionnaires. Pour en conjurer le péril, la Constituante essaie de l'interdire (a). Mais certains députés, conscients de l'impossibilité de faire disparaître toute interprétation judiciaire de la loi, insistent sur la nécessité d'une jurisprudence de cassation permettant d'uniformiser l'application de la loi (b).

a – Le débat sur l'interdiction

276. A la veille de la Révolution, la jurisprudence des arrêts fait l'objet de doléances des justiciables. On réclame qu'elle « soit uniforme dans tous les tribunaux » et jamais « contraire aux lois »2. L'exigence des plaideurs rejoint la

critique savante des jurisconsultes3 et témoigne de la piètre estime dont jouit à

l'époque ce mode d'expression du droit. Cette mauvaise réputation explique pourquoi, en cette matière plus qu'en d'autres, la rupture de 1789 se veut radicale.

277. Soucieux de desserrer une fois pour toute l'emprise des juges sur le pouvoir législatif, les révolutionnaires veulent interdire la jurisprudence. A cette fin, ils prohibent les arrêts de règlement en même temps qu'ils établissent le référé

1

Sur la coexistence de deux modèles de juridiction en droit français v. Eisenmann (C.), « Juridiction et logique (selon les données du droit français) », préc., not. p. 495.

2

Article 19 du « Résumé des cahiers sur la réforme judiciaire établi par la Chancellerie », reproduit in Seligman (E.), op. cit., 492.

3

législatif1. L'institution de ce mécanisme, dont on a vu qu'il symbolisait la nouvelle

justice2, se comprend a contrario comme une défense faite au magistrat d'interpréter

la loi. Le débat parlementaire sur la création d'un Tribunal de cassation fait écho à cette problématique3. Il est l'occasion pour certains orateurs de rappeler que ce haut

conseil, « pas plus que les tribunaux de district, ne doit avoir de jurisprudence à lui »4. Robespierre synthétise cette thèse radicale, qui assimile cassation et

interprétation des lois et réserve ces deux fonctions au pouvoir législatif5, en des

termes explicites : « Ce mot de jurisprudence des tribunaux, dans l'acception qu'il avait dans l'Ancien Régime, ne signifie plus rien dans le nouveau ; il doit être effacé de notre langue. Dans un État qui a une constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n'est autre chose que la loi ; alors il y a toujours identité de jurisprudence »6.

278. Désireuse d'encadrer strictement l'activité juridictionnelle et persuadée de l'avènement prochain d'un « code général de lois simples, claires et appropriées »7,

l'Assemblée interdit aux juges d'interpréter le texte légal. Cette volonté est le corollaire d'une conception syllogistique du jugement et d'une vision légicentrique du droit8. Pour autant, l'ensemble des Constituants n'est pas convaincu par le point

de vue de Robespierre. Certains députés estiment en effet que la production d'une jurisprudence de cassation est une condition sine qua non de l'uniformité des décisions de justice sur l'ensemble du territoire.

b – La question de l'uniformité

279. La volonté politique de lier le pouvoir judiciaire à la loi votée par les représentants de la nation est partagée par l'ensemble de l'Assemblée, mais parmi ses membres, bon nombre n'adhèrent pas à l'utopie radicale de Robespierre. Pour ces modérés, le Tribunal de cassation a précisément pour mission d'interpréter la loi : sa vocation est d'assurer « l'uniformité dans les décisions » et d'éviter « une variété, une vicissitude continuelle »9.

1

« (Les juges) ne pourront point faire de réglemens, mais ils s'adresseront au Corps-Législatif toutes les fois qu'ils croiront nécessaire, soit d'interpréter une loi, soit d'en faire une nouvelle », article 12, Titre II du décret du 16-24 aout 1790 portant sur l’organisation judiciaire, reproduit par Duvergier (J.B.), op. cit., Tome 1, p. 311.

2

Supra n° 184 et s.

3

Pour une perspective générale sur ce débat, v. Halpérin (J.-L.), Le tribunal de cassation et les

pouvoirs…, préc., p. 51 et s. ; rappr. supra n° 119 et s.

4

Chapelier, séance du jeudi 18 novembre 1790, Réimpression de l'ancien Moniteur universel, Paris, Plon, 1861, Tome 6, p. 415.

5

Halpérin (J.-L.), op. cit., p. 62.

6

Robespierre, séance du jeudi 18 novembre 1790, Réimpression de l'ancien Moniteur universel, préc., Tome 6, p. 411.

7

Article 19 du projet de décret sur l'ordre judiciaire proposé par le Comité de constitution à l'Assemblée lors de la séance du 5 juillet 1790, Réimpression de l'ancien Moniteur universel, préc., Tome 5, p. 51.

8

Hilaire (J.), « Jugement et jurisprudence », préc., p. 187. Plus généralement, sur la proscription de la jurisprudence par les révolutionnaires, v. Zenati (F.), La jurisprudence, préc., pp. 44-55.

9

Martineau, séance du jeudi 18 novembre 1790, Réimpression de l'ancien Moniteur universel, préc., Tome 6, p. 411.

280. Cette conception, qui en creux réserve aux juges suprêmes un pouvoir conséquent dans la détermination du sens de la loi, est très présente dans les débats révolutionnaires relatifs à la cassation1. Qu'il s'agisse de définir cette institution ou

d'en déterminer les modalités d'exercice, les références à sa future jurisprudence sont légion. Discrète chez Merlin qui évoque « les moyens d'assurer l'unité des tribunaux »2, l'allusion se fait plus claire chez le comte de Clermont-Tonnerre qui

réclame de l'organe de cassation une certaine « constance dans sa doctrine »3.

Barnave est encore plus explicite. Selon lui, l'organe de cassation est établi pour maintenir « la stabilité dans la manière d'appliquer le sens de la loi » : à défaut d'un tel tribunal, « il n'y aura jamais uniformité dans la manière de juger » quelle que soit la clarté de la loi4.

281. Quelque temps avant que ne s'engage le débat sur le Tribunal de cassation, l'abbé Sieyès plaidait déjà pour un « grand conseil de révision » en charge « de maintenir la certitude et l'unité de principes et de formes dans la dispensation de la justice à tout le royaume »5. Ce conseil aurait notamment eu pour tâche de prononcer

la cassation des jugements « pour variation de jurisprudence dans le même tribunal » et « pour dissemblance de jurisprudence dans les différents tribunaux »6. Pressentant

le caractère irréductible de l'interprétation judiciaire de la loi, Sieyès était plus soucieux de la maîtriser que de l'anéantir. Son projet fit long feu, mais il montrait, dès les premiers jours de la Révolution, la voie d'une reconnaissance officielle de la jurisprudence.

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