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L A RECONSTRUCTION DOCTRINALE

Dans le document La fonction de juger (Page 97-101)

L’application de la loi, objet de l’activité du juge

B. L A RECONSTRUCTION DOCTRINALE

« Ceci nous amène à une conclusion très décevante : l’impossibilité de trouver un critère rigoureux de l’acte juridictionnel, tout au moins si l’on veut respecter les idées reçues. Et pourtant, l’existence d’un acte juridictionnel (…) est elle-même une notion courante, universellement admise et utilisée (…). L’idée d’acte juridictionnel ne serait-elle pas une "fausse idée claire" ? »

Marcel Waline, « Du critère des actes juridictionnels »,

Revue du droit public et de la science politique, 1933, p. 572.

190. La recomposition d’une communauté doctrinale, à partir du règne napoléonien, s’opère dans un contexte institutionnel rationalisé consacrant le moindre prestige de la magistrature au sein de l’appareil d’État. A l’image de l’objet judiciaire qu’elle désigne, la notion de jurisdictio, si présente sous l’Ancien Régime, perd de sa visibilité dans le discours des dogmaticiens. Elle est cependant très tôt réintégrée dans leurs discours savants et fait l’objet de vives controverses au début du XXe siècle (1). En deçà de ces débats, la doctrine dans son ensemble demeure fidèle à la figure révolutionnaire du magistrat cantonné à la résolution des litiges par application logique de la loi (2).

1–CONCEPTUALISATION DE LA JURIDICTION

191. Renaissant dès la fin de la Révolution, la doctrine juridique peine à penser la justice dans les catégories conceptuelles de l’Ancien Régime. La jurisdictio, stérilisée par le légalisme ambiant, ne présente au cours du XIXe siècle qu’un faible intérêt théorique pour les juristes savants (a). Dans la première moitié du XXe siècle,

Moniteur universel, préc., Tome 4, p. 6). Contra, v. l’intervention peu rigoureuse de Robespierre (séance

du 7 avril 1789, Réimpression de l'ancien Moniteur universel, préc., Tome 4, p. 68).

1

Sur le projet de jury proposé par Sieyès, v. Bredin (J.-D.), « Sieyès et le "juri" civil », in Badinter (R.), dir., op. cit., p. 189 ; rappr. Bastid (P.), op. cit., pp. 98-99 et 496-501.

2

Témoins de la prégnance de ce dualisme conceptuel sur la question du jury civil au delà de l'épisode révolutionnaire, les Observations de la Cour de cassation sur un projet de loi relatif à l’organisation

judiciaire sont rapportées par le haut magistrat Portalis au ministre de la justice après la Révolution de

1848. Pour ce descendant du rédacteur du Code civil, le rejet du jury civil passe, toujours et encore, par une relativisation de la séparation du fait et du droit dans les matières non criminelles (Portalis (J.-M.), rédacteur, Observations de la Cour de cassation sur un projet de loi relatif à l’organisation judiciaire, Paris, Crapelet, 1848, pp. 34-38).

en revanche, la doctrine publiciste, suivie par les auteurs processualistes, réexploite ce thème afin de bien distinguer les fonctions juridictionnelles et administratives (b).

a – La confusion de la juridiction et de la compétence

192. Écrite par des hommes formés sous l’ancien droit, la doctrine du début du XIXe siècle réutilise les concepts pré-révolutionnaires pour définir le ministère des juges. Dans un premier temps, la distinction entre jurisdictio et imperium reste de mise pour opposer la justice au commandement1. Très vite cependant, l’usage qui

s’établit de « comprendre sous ce mot de juridiction, et le droit de juger, et celui de faire exécuter les jugements »2

, entraîne une dilution du sens de cette catégorie. Renforçant ce mouvement, la rupture idéologique occasionnée par l’épisode révolutionnaire oblige les juristes savants à édulcorer cette notion héritée de leurs prédécesseurs3. La toute puissance de la loi fait de l’ombre à la jurisdictio et c’est

dans la dépendance de la première qu’est désormais pensée la seconde. Résultat de cet assujettissement conceptuel, la doctrine peine à distinguer pouvoir juridictionnel et compétence légale du magistrat.

193. Cette confusion apparaît clairement dans le Répertoire de jurisprudence réactualisé par Merlin de Douai en 1825 : la juridiction y est définie comme le « pouvoir de celui qui a le droit de juger »4 et la compétence comme le « droit de

juger »5. A la même époque, Carré s’efforce de différencier les deux notions, mais il

consacre finalement la réductibilité de la juridiction à la loi. Selon lui, la seconde « confère » la première « toutes les fois qu’elle donne le droit d’appliquer les lois générales aux cas particuliers, par des décisions dont elle règle la forme, et qu’elle prend l’engagement de faire exécuter »6. Pour cet expert de l’organisation judiciaire,

la juridiction est certes un pouvoir spécifique, mais celui-ci se mesure à l’aune de la compétence, laquelle est en dernier ressort circonscrite par la loi7.

194. Les limites de cette distinction conduisent Berriat-Saint-Prix à reconnaître, quelques années plus tard, que, sous bien des rapports, « le mot compétence est synonyme de jurisdiction »8. Peu soucieuse d’approfondir la question, la doctrine

1

V. notamment le Traité de l'autorité judiciaire d'Henrion de Pansey où il est établi que « l'autorité judiciaire a deux parties très distinctes, la juridiction et le commandement ; que la juridiction est concentrée dans le double droit de connoître des procès et de les terminer par des jugements ; et que, par son union avec la juridiction, le commandement se modifie de manière que tous ses mouvements sont réglés par la loi, et qu'il ne peut agir que pour faire exécuter les décrets de la justice », préc., Tome 1, p. 207.

2

Henrion de Pansey, op. cit., p. 302.

3

Supra n° 145 et s.

4

V° Juridiction, Merlin (M.), Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, 5e

éd., Bruxelles, 1826, Tome 16, p. 354.

5

V° Compétence, Merlin (M.), Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, 5e

éd., Bruxelles, 1825, Tome 5, p. 234.

6

Carré (J.L.G.), Les lois de l’organisation…, préc., Tome 1, p. 465.

7

Selon Carré, « ce sont les lois qui établissent ce qu'on appelle la compétence des tribunaux, laquelle (...) n'est que la mesure de la jurisdiction », ibid.

8

processualiste du XIXe siècle s’en tient généralement à la thèse de Carré1 quand elle

ne passe pas sous silence la notion même de jurisdictio. La faible plus-value théorique de ce concept explique en partie sa raréfaction dans le discours juridique savant, mais c’est surtout dans la méthode des auteurs qu’il faut chercher les causes de ce désintérêt. Héritiers de Pigeau, inspirateur et premier commentateur du Code de procédure civile, la plupart des exégètes de ce bloc de granit se cantonnent à décrire la marche du procès en répétant le texte du législateur.

b – La distinction de l’administration et de la juridiction

195. Au tournant du XIXe et du XXe siècles, l’essor du contentieux administratif stimule le développement de la doctrine publiciste2. Les auteurs de cette discipline

étudiaient jusqu’alors la notion de juridiction dans la dépendance du principe de séparation des pouvoirs3 ; ils en font désormais un élément essentiel des montages

dogmatiques qu’ils élaborent pour systématiser la justice, tant administrative que judiciaire, et la distinguer de l’administration.

196. Exemplaire d’une volonté scientifique partagée de repenser la matière, Maurice Hauriou opte, en 1905, pour une « méthode réaliste »4 visant à « établir une

définition du contentieux (…) purement sociale » avant d’en dégager « l’élément juridique »5. A la même époque, les professeurs de droit public s’efforcent surtout

d’identifier les caractéristiques logiques propres à la fonction juridictionnelle. Selon Duguit, celle-ci inclut tous les actes juridiques rendus par un agent public conséquemment « à la constatation qu'il a faite qu'il y avait ou non violation du droit objectif ou atteinte à une situation subjective »6. Jèze, quant à lui, réduit la

juridiction à « la certification d'une chose comme vérité légale (autorité de la chose jugée) »7 et Bonnard y voit la combinaison d’une « contestation sur un droit

subjectif », d’une « constatation relativement à ce droit et parfois (d’une) décision à la suite de la constatation »8. Les thèses de Kelsen, pour qui « la décision

1

V. par exemple Boncenne, op. cit., p. 90 ; plus récemment, v. le Traité de procédure de Glasson (E.) et Tissier (A.), publié en 1925, où l'on retrouve des considérations du même ordre : « La compétence d'un tribunal est la portion de juridiction confiée à ce tribunal. La juridiction étant le pouvoir de juger, la compétence de chaque tribunal est fixée par les limites apportées à sa juridiction ; c'est sa juridiction telle qu'elle est limitée par la loi. », préc., Tome 1, p.19.

2

Sur cette période qui fut tout à la fois « l’âge d’or du pouvoir créateur du juge administratif » et « le temps des cathédrales » doctrinales, v. Burdeau (F.), Histoire du droit administratif, préc., pp. 255-358. Du même auteur, rappr. « Du sacre au massacre d’un juge. La doctrine et le Conseil d’État statuant au contentieux », in La terre, la famille, le juge. Études offertes à Henri-Daniel Cosnard, Paris, Economica, 1990, not. p. 312 et s.

3

Supra n° 125 et s.

4

Hauriou (M.), « Les éléments du contentieux », Recueil de législation de Toulouse, 1905, p. 2.

5

Hauriou (M.), op. cit., p. 12.

6

Duguit (L.), « La fonction juridictionnelle », RDP, 1922, p. 169. Définition reprise dans son Traité de

droit constitutionnel, préc., Tome 2, p. 423.

7

Jèze (G.), « L’acte juridictionnel et la classification des recours contentieux », Note de jurisprudence,

RDP, 1909, p. 668. Jèze revient longuement sur ce critère de différenciation de la juridiction dans « De la

force de vérité légale attachée par la loi à l’acte juridictionnel », RDP, 1913, p. 437.

8

Bonnard (R.), « La conception matérielle de la fonction juridictionnelle », in Mélanges R. Carré de

Malberg, Vaduz : Topos ; Paris : E. Duchemin, 1977 (1e

administrative est (…) l’analogue du jugement »1, fragilisent ces conceptions

substantielles, mais entretiennent une controverse apparemment sans fin : aux critères d’identification matériels de la juridiction succèdent en effet des définitions se revendiquant « formelles » comme celles de Carré de Marlberg2 et Guillien3, puis

des lectures de type socio-politique comme celle d’Eisenmann4.

197. Influencés par les discussions des publicistes, les spécialistes du procès civil à la recherche de nouveaux horizons scientifiques s’en inspirent5. Ils rendent

compte des controverses sur la nature de l’acte juridictionnel6 et approfondissent

pour mieux le définir la distinction des jugements « déclaratifs » et des jugements « constitutifs »7 ; mais comme leurs collègues, ils échouent à unifier théoriquement

la fonction de juger. Tout au plus évitent-ils les dérives esthétisantes8 et les lectures

trop analytiques9 de certains publicistes, préférant une approche pragmatique qui

cantonne les magistrats au domaine « défini par la notion de contestation »10, espace

par excellence réservé à l’exercice de l’activité judiciaire.

1

Kelsen (H.), trad. Eisenmann (C.), « Aperçu d’une théorie générale de l’État », RDP, 1926, p. 625. Kelsen se refuse à opposer la juridiction à l’administration, mais insiste sur la nécessaire distinction conceptuelle entre l’administration indirecte et l’administration directe.

2

Carré de Malberg (R.) revient à de multiples reprises dans sa Contribution à la théorie générale de

l’État sur « le critérium de la juridiction ». Pour cet auteur, ce dernier n’est « pas le contenu matériel de

l’acte, mais sa forme ». Il ajoute : « Le signe distinctif auquel se reconnaît l’acte juridictionnel, c’est, d’une part, son origine, en tant qu’il est l’œuvre d’une autorité organisée spécialement pour l’exercice de la juridiction, et d’autre part, sa procédure, en tant qu’il a été accompli selon les règles propres à la fonction qui consiste à juger. Tout cela est d’ordre formel. », préc., Tome 1, p. 788.

3

Pour Guillien (R.), « la valeur spéciale » de l’acte juridictionnel résulte de « l’autorité des solutions concrètes ». L’auteur considère que ce critère « ne peut naître que grâce au point de vue formel », perspective en dehors de laquelle « la notion d’acte juridictionnel s’évanouit », L’acte juridictionnel et

l‘autorité de la chose jugée, Bordeaux, Cadoret, 1931, p. 454. Du même auteur, v. « Retour sur quelques

sujets d’acte juridictionnel et de chose jugée », in Mélanges dédiés à Jean Vincent, Paris, Dalloz, 1981, p. 117 et s.

4

Eisenmann (C.), « La justice dans l’État », in Centre de sciences politiques de l’institut d’études juridiques de Nice, La justice, préc., not. p. 16 et s. ; du même auteur, rappr. « Les fonctions sociales et les fonctions juridiques de l’État », préc., not. p. 305.

5

Les professeurs spécialistes du procès civil ont le souci de renouveler en profondeur les méthodes de leur discipline dans le premier tiers du XXe

siècle. L’effort dans cette direction passe par l’étude « des conditions d’une étude scientifique de la procédure » et par la prise en compte des travaux de la doctrine publiciste sur le thème du contentieux. V. not. sur ce sujet les deux articles de Vizioz (H.), « Observations sur l’étude de la procédure civile » et « Les notions fondamentales de la procédure et la doctrine française du droit public », respectivement parus en 1927 et 1931 dans la Revue générale du droit, de la législation

et de la jurisprudence en France et à l’étranger, et reproduits dans ses Études de procédure, Bordeaux,

Bière, 1956.

6

V. par exemple Japiot (R.), Traité élémentaire de procédure civile et commerciale, Paris, Rousseau, 1916, p. 107 et s. ; rappr. Morel (R.), Traité élémentaire de procédure civile, préc., p. 77.

7

V. par exemple la contribution de Mazeaud (L.), « De la distinction des jugements déclaratifs et des jugements constitutifs de droits », RTDCiv, 1929, pp. 17-56.

8

V. not. Chaumont (C.) qui redécouvre candidement, au terme d’une étude de trente pages, qu’en « l’état actuel de la fonction juridictionnelle » celle-ci voit « son but pratique » prédominer sur son « but esthétique ou logique », « Esquisse d’une notion de l’acte juridictionnel », RDP, 1942, p. 122.

9

V. par exemple Lampué (P.), « La notion d’acte juridictionnel », RDP, 1946, p. 5.

10

Hébraud (P.), « L’acte juridictionnel et la classification des contentieux. A propos de la condamnation pénale », Revue de l’Académie de législation de Toulouse, 1949, p. 206. Dans le même sens, v. Jugault (J.), De la liaison du contentieux. Essai sur la genèse de l’acte juridictionnel, Thèse, Rennes, 1969.

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