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L ES EXEGETES DU DISCOURS JUDICIAIRE

Dans le document La fonction de juger (Page 153-158)

L'interprétation jurisprudentielle de la lo

B. L ES EXEGETES DU DISCOURS JUDICIAIRE

« Jusqu'ici, selon nous, on a trop considéré les recueils d'arrêts comme un dépôt d'argumens (…) ; on peut y voir aussi, malgré le superbe dédain de quelques maîtres de la science, une vaste série de faits judiciaires, aussi utile à étudier que celle des faits législatifs, puisque les arrêts en sont la réalisation, et par conséquent le meilleur commentaire.

Cette manière d'envisager la jurisprudence au point de vue de l'histoire de la loi et de ses applications usuelles n'est autre chose au fond que la méthode expérimentale employée dans la science du droit ; c'est à notre avis, la seule voie du progrès. »

Recueil général des lois et arrêts, fondé par J.-B. Sirey,

revu et complété par L.-M. Devilleneuve et A.-A. Carette, Paris, 1843, 1e volume (1791-An XII), p.vi.

320. Au contraire de la doctrine civiliste classique qui se réfère essentiellement aux jugements et arrêts dans l'ombre de la loi, d’autres discours juridiques savants placent les décisions de justice au cœur de leur analyse. Longtemps, deux approches se disputent la matière. La première est le fruit d'une doctrine praticienne qui, par le biais des recueils d'arrêts, puis des répertoires et des codes annotés, donne cohérence à la jurisprudence et en assoit l'autorité (1). La seconde, plus théorique, voit le jour dans les revues dogmatiques qui fleurissent à partir de 1820. Elle consiste en une évaluation critique par les docteurs, et à l'aune de leurs critères académiques, de l'activité des juges, et débouche sur la technique des notes d'arrêt (2).

1–DU COTE DES PRATICIENS

321. A l'occasion de préfaces et d'avertissements à leurs travaux1, les praticiens

qui élaborent les recueils d'arrêts et les premiers répertoires du XIXe siècle dévoilent une conception tranchée de la jurisprudence. Faisant l'apologie de ce mode d'expression du droit (a), ils justifient les méthodes guidant leur effort de rationalisation du discours judiciaire (b).

a – Apologie de la jurisprudence

322. Pour consolider la science des arrêts dont ils sont les nouveaux maîtres d'œuvre, les préfaciers des premiers recueils de jurisprudence post-révolutionnaires cherchent à légitimer leurs publications. Ils fustigent leurs détracteurs, « jeunes légistes » à qui l'on a rempli « la tête de notions élémentaires, plutôt que d'espèces jugées », et vantent leur discipline qui « maintient l'unité de doctrine, et ajoute à l'efficacité de la loi »2.

1

Sur cettte littérature, v. Beauthier (R.), « Jurisprudence et histoire du droit. Considérations limitées et quelque peu expressionnistes en histoire du droit belge et français. », RRJ, 1993-4, not. pp. 1282-1290.

2

Sirey (J.-B.), Table alphabétique et raisonnée du recueil général des lois et des arrêts, ou Notices

décennales de législation et de jurisprudence depuis l'avènement de Napoléon (1800-1810), Paris, 1811,

323. Anoblissant l'objet de leur recherche à mesure que celle-ci gagne en autorité, certains rédacteurs n'hésitent pas à taquiner la suprématie du texte légal. Ainsi, dans son introduction à la troisième édition du Journal du Palais publiée en 1837, Ledru-Rollin affirme que la jurisprudence n'a pas « pour objet unique de maintenir et de consolider la loi » mais « qu'elle exerce contre elle une action dissolvante, et en l'élargissant sans cesse, aspire à la remplacer »1. Sans aller jusque-

là, les auteurs de recueils considèrent généralement que c'est par les décisions de justice « que la lettre froide de la loi s'anime et se vivifie, que les idées générales acquièrent la précision nécessaire, que les doctrines trop absolues se modifient et se tempèrent pour devenir applicables à la nature des choses et aux besoins des sociétés » 2.

324. Derrière l'éloge de l'activité judiciaire, c'est à une auto-consécration de leur travail que se livrent les arrêtistes. L'usage indifférencié de la notion de jurisprudence pour désigner, d'une part, les décisions juridictionnelles et, d'autre part, les périodiques3, leur permet de faire rejaillir sur les seconds les louanges qu'ils

adressent aux premières. Les directeurs de ces publications se targuent d'ailleurs de mettre de l'ordre dans le « chaos »4 des décisions de justice en faisant œuvre de

science. Il ne s'agit pas pour eux d'aller « d'éditions en éditions jusqu'à épuisement des archives des greffes »5, mais plutôt de mettre en œuvre une « méthode

expérimentale »6 permettant « de vulgariser, en les formulant, les règles de la

jurisprudence, et d'arriver ainsi à les faire passer plus promptement dans la théorie et dans la pratique »7.

b – Méthodologie des arrêtistes

325. Pour satisfaire les objectifs qu'ils se sont assignés, les rédacteurs de périodiques organisent rationnellement leur œuvre compilatoire8. Ils inscrivent le

discours judiciaire dans une chronologie stricte et organisent leur matière en usant de catégories thématiques dans les « chapeaux » introductifs des décisions reproduites. L'élaboration de tables générales, « résumé » du recueil classant les arrêts par rubriques fonctionnelles9, annonce quant à elle le renouveau des

1

« Coup d'œil sur les praticiens, les arrêtistes et la jurisprudence », Journal du Palais, Recueil le plus

ancien et le plus complet de la jurisprudence française, 3e

édition par Ledru-Rollin, Paris, Patris, 1837, Tome 1 (1791-an VIII), p. xvii.

2

Dalloz l'ainé, « Idée générale de cette nouvelle édition », Répertoire méthodique et alphabétique de

législation, de doctrine et de juriprudence, Paris, 1845, Tome 2, p. ix.

3

Beauthier (R.), op. cit., p. 1289.

4

Recueil général des lois et arrêts, fondé par J.B. Sirey, revu et complété par L.-M. Devilleneuve et A.- A. Carette, Paris, 1843, 1e

volume (1791-An XII), p.vi.

5

S. 1843, 1e

série, p. vii, note 1.

6 S. 1843, 1e série, p. vi. 7 S. 1843, 1e série, p. vii. 8

Serverin (E.), op. cit., p. 108. Rappr. Zenati (F.), op. cit., pp. 67-69 ; et Halpérin (J.-L.), Histoire du droit

privé…, préc., p. 55.

9

V. par exemple la Jurisprudence du XIXe

siècle, ou Table générale alphabétique et chronologique du recueil général des lois et des arrêts (1791-1850), par Devilleneuve (L.-M.) et Gilbert (P.), Paris, 1851,

répertoires1, outils pratiques dont l'objet est « de réunir et d'exposer dans un grand

cadre et en forme de traité sur chaque matière, la législation, la doctrine et la jurisprudence »2. Parachevant ce mouvement, le succès des codes annotés où

s'inscrivent, sous le texte de la loi, les décisions de justice les plus importantes, attestent de l'autorité croissante de ces dernières3.

326. L'ensemble de ces travaux, qui constituent à proprement parler la jurisprudence à laquelle ont accès les juristes du XIXe siècle, est le fruit d'une doctrine qui non seulement sélectionne et classifie l'information judiciaire4, mais

également l'exploite à des fins pratiques. En prise directe avec l'activité juridictionnelle, les directeurs des recueils en éclairent la signification en adjoignant, dès avant 1830, de courtes gloses présentées sans mention de nom d'auteur au bas de certaines décisions5.

327. A l'origine, ces gloses comprennent les rapports, réquisitoires et prétentions des parties rendus publics à l'occasion du procès, mais rapidement les premières notes rédactionnelles apparaissent6. Écrites par des praticiens7, ces annotations

témoignent d'un pragmatisme fort éloigné de la dogmatique civiliste de la même époque. Ancrée dans des décisions rapportées in extenso, la démarche adoptée est inductive, « partant des faits pour aller aux principes »8

, et l'objectif est pratique, visant à anticiper les décisions des juridictions dans telle ou telle hypothèse9. Autant

de traits qui opposent les premières notes de jurisprudence publiées dans les recueils, aux exercices académiques des professeurs de droit s'adonnant aux joies du commentaire de jurisprudence dans des revues spécialisées.

2–DU COTE DES THEORICIENS

328. Sensibilisés au discours judiciaire tant par le travail des arrêtistes que par le succès de la méthode historique, les théoriciens du droit se sont tôt penchés sur la jurisprudence des arrêts. Appréhendant les décisions de justice de manière critique,

1

Sur le développement des répertoires aux XIXe

siècle, v. Meynial (E.), préc., pp. 189-190.

2

Dalloz l'ainé, « Idée générale de cette nouvelle édition », Répertoire méthodique…, préc., Tome 2, p. iii.

3

Serverin (E.), op. cit., p. 110.

4

Beauthier (R.) remarque justement que « la jurisprudence à laquelle ont accès les juristes du XIXe

siècle (…) est le fruit de la doctrine. Une certaine forme de doctrine, sans doute moins littéraire et moins apparente que celle qui fleurit dans les traités, mais une doctrine qui classifie, sélectionne, supprime et commente », préc., p. 1286.

5

Halpérin (J.-L.), op. cit., p. 55.

6

Serverin (E.), op. cit., pp. 110-113.

7

Bourgeois et Ledru-Rollin, respectivement premier et second directeurs du Journal du Palais, étaient avocats. C'était également la profession de Devilleneuve qui continua le Sirey et de Dalloz qui reprit le

Denevers, précédemment dirigé par un secrétaire-greffier de la Cour de cassation (Serverin (E.), op. cit.,

p. 107).

8

Il s'agit pour les rédacteurs de dégager les principes « qui ont guidé les tribunaux dans leur choix des intérêts à privilégier » à partir du discours judiciaire lui-même, Serverin (E.), op. cit., p. 112.

9

Priviégiant les perspectives pratiques ouvertes par l'examen du discours judiciaire, les premières notes d'arrêts mettent l'accent sur la constance ou les divergence qui caractérisent des décisions juridictionnelles successives.

ils en font l'examen doctrinal (a) et élaborent des notes d'arrêts, fertiles hybrides des annotations de praticiens et de la critique dogmatique (b).

a – L'examen doctrinal de la jurisprudence

329. Athanase Jourdan souhaitait que la Thémis, première revue juridique importante à paraître depuis la promulgation du Code civil1

, rendit compte tous les trois mois des arrêts récents les plus importants2. Précurseur de l'analyse dogmatique

de la jurisprudence, ce propagateur des idées de l'École historique dans la science juridique française3 ne parvint pas à satisfaire cet objectif. Sa tentative atteste en tout

cas de la précocité de l'intérêt porté par certains docteurs à l'égard de l'activité juridictionnelle.

330. Cette curiosité scientifique ne se dément pas après la disparition de la Thémis4

. Les revues critiques, qui se multiplient dans le deuxième tiers du XIXe siècle, en deviennent le lieu naturel d'expression5 comme en témoignent la Revue

étrangère de législation et d'économie politique (1833-1843), la Revue de législation et de jurisprudence (1834-1852), ou la Revue critique de jurisprudence en matière civile (à partir de 1852). A la tête de ces publications siègent non plus des avocats, mais des professeurs6

et quelques magistrats qui se livrent à un examen de la jurisprudence7.

331. Se voulant « complément doctrinal des recueils d'arrêts »8

, l'exercice consiste à passer en revue une série de décisions rendues sur une période de plusieurs mois et à les jauger à l'aune de la théorie. Travail dogmatique et déductif, plus axé sur l'évaluation du discours judiciaire que sur sa description9, l'examen

témoigne à la fois d'un vif intérêt doctrinal pour les décisions de justice et d'une évidente condescendance académique à leur égard10

. Érigé en censeur du discours judiciaire, l'examinateur cherche en effet avant tout à « soumettre au frein d'une salutaire critique les arrêts qui lui sembleront s'égarer, comparer leur doctrine à la

1

Halpérin (J.-L.), op. cit., p. 55.

2

Bonnecase (J.), La Thémis (1819-1831), préc., p. 309.

3

Sur l'historicisme de la Thémis, v. Rémy (Ph.), « "La Thémis" et le droit naturel », RHFDSJ, 1987, n° 4, p. 145.

4

Halpérin (J.-L.), op. cit.

5

Ibid. V. également Jamin (C.), « La rupture de l'École et du Palais dans le mouvement des idées », in

Mélanges Christian Mouly, Paris, Litec, 1998, Tome 1, not. p. 75 et s.

6

Parmi les professeurs ayant collaboré à ces publications, certains comme Troplong, Demolombe ou Marcadé, sont également des commentateurs du Code civil et bénéficient à ce titre d'une certaine célébrité.

7

Sur cet exercice, v. Serverin (E.), op. cit., p. 113-116.

8

Sous-titre de la Revue critique de la jurisprudence en matière civile (Paris, Cotillon, 1851) fondée entre autres par Marcadé et Demolombe.

9

Le fait que les décisions commentées fassent seulement l'objet de références et ne soient pas intégralement reproduites est révélateur de leur dévalorisation par rapport aux principes théoriques.

10

doctrine légale, signaler les erreurs et ramener enfin sous le joug des principes une jurisprudence qui, emportée par le fait, les méconnaît trop souvent »1.

b – La note d'arrêt

332. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les professeurs investissent les recueils de jurisprudence à l'invitation de l'élite praticienne. Terrain de ce rapprochement entre l'École et le Palais2, les grands périodiques que sont le Sirey, le

Dalloz et le Journal du Palais accueillent les premières notes savantes signées par des professeurs extérieurs au monde judiciaire3. Parmi eux, certains tel Labbé,

Buffnoir ou Beudant, s'illustrent par leurs analyses et donnent leurs lettres de noblesse à l'exercice4.

333. Renouvelant profondément le genre de l'annotation, les professeurs le fertilisent en combinant lecture « critique » et lecture « organisatrice » des arrêts5

. Leurs commentaires ne renoncent pas à la controverse, mais ils sont d'abord dirigés vers la production de théories permettant de penser en termes généraux le contentieux que les décisions donnent à voir dans sa diversité. Outils d'une meilleure appréhension juridique du social, les notes d'arrêts de Labbé et de ses collègues sont destinées à « produire des principes abstraits, suffisamment larges pour parvenir à régir un grand nombre de situations concrètes »6.

334. Vouée à un grand succès, la note d'arrêt demeure le mode d'analyse privilégié de l'activité judiciaire par le juriste contemporain7. Elle est fondée sur une

méthode qui s'élabore dès le milieu du XIXe siècle. Mais si l'apparition précoce de cet exercice atteste de l'ancienneté des pratiques doctrinales plaçant le discours judiciaire au cœur de la systématisation de l'ordre juridique, elle ne doit pas laisser croire à la permanence du statut de la jurisprudence. Longtemps sous-théorisé, celui- ci devient objet d'une actualité brûlante au tournant du XXe siècle. De nombreuses études justifient alors l'adaptation jurisprudentielle du droit en des termes nouveaux. Ce phénomène, déjà constaté par la doctrine, est désormais élevé au rang de nécessité scientifiquement démontrée.

1

C'est en ces termes que Faustin Hélie définit l'objectif de la Revue critique de législation et de

jurisprudence (Paris, Cotillon, 1853, Tome 3, p. vii).

2

Zenati (F.), op. cit., p. 72.

3

Serverin (E.), op. cit., p. 117.

4

Parmi les arrêtistes, le plus célèbre est sans doute Labbé. Il rédigera plus de 100 notes entre 1861 et 1895 et sera qualifié de théoricien de l'annotation par ses contemporains. Sur cette figure importante de la doctrine du XIXe

siècle, v. l'article de Jamin (C.), « Relire Labbé… », préc.

5

Serverin (E.), op. cit. et loc. cit.

6

Serverin (E.), op. cit., p. 118.

7

Section 2

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