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P RATIQUE DU CULTE JURISPRUDENTIEL

Dans le document La fonction de juger (Page 170-175)

L'adaptation jurisprudentielle du droit

§ 2 L' ADORATION DE LA JURISPRUDENCE

A. P RATIQUE DU CULTE JURISPRUDENTIEL

« La force et la valeur de la jurisprudence ne sont (…) pas discutables. Nul juriste ne s'aviserait aujourd'hui d'exposer les règles du droit sans tenir compte de la jurisprudence établie. Le jugement individuel qu'il portera sur sa valeur n'a pas plus d'importance que celui qu'il a le droit de porter sur une loi. La règle qui se dégage des arrêts de justice est aussi obligatoire que celle résultant de la loi. »

Georges Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955, p. 385.

368. L'élaboration d'œuvres théoriques élevant le fait jurisprudentiel au rang d'objet d'étude aussi légitime que la loi s'est accompagnée de profondes transformations dans le travail doctrinal. Occupant une place de plus en plus importante dans les représentations académiques du droit, les décisions de justice ont fait l'objet, tout au long du siècle, d'une attention croissante de la part des dogmaticiens. Pour rendre compte au plus près de cette matière juridique, ces derniers ont réorganisé l'exploitation du discours judiciaire (1). Le statut de la jurisprudence a par ailleurs été l'objet d'une intense problématisation justifiant l'utilisation des arrêts de la Cour de cassation à titre de source du droit para- législative (2).

1L'EXPLOITATION DE LA JURISPRUDENCE

369. Premier signe du recentrage radical des auteurs sur les décisions de justice, les publications ayant uniquement pour objet théorique ou pour matière première la jurisprudence se multiplient et se diversifient (a). Mais, c'est plus encore dans l'utilisation revendiquée du discours judiciaire pour exposer le droit positif que se mesure la portée de ce changement méthodologique (b).

a – Publications nouvelles

370. Dans le sillage des théories ambitieuses qui redéfinissent le rôle du juge au début du XXe siècle, des travaux doctrinaux d'ampleur plus modeste se multiplient. Des thèses de doctorat1, des articles2 et des monographies3 consacrés à la spécificité

du fait jurisprudentiel sont publiés. Les auteurs y interrogent les procédés

1

En 1905, la Revue trimestrielle de droit civil recense deux thèses, soutenues l'année précédente à Paris, respectivement intitulées « Du rôle et des droits de la jurisprudence en matière civile (1804-1904) » et « Essai sur les procédés d'élaboration du droit employés par la jurisprudence française en droit civil »,

RTDCiv, 1905, pp. 96-97.

2

V. par exemple, et pour la seule Revue trimestrielle de droit civil, Esmein (A.), « La jurisprudence et la doctrine », RTDCiv, 1902, p. 5 ; Charmont (J.), « Les analogies de la jurisprudence administrative et de la jurisprudence civile », RTDCiv, 1906, p. 813 ; Perreau (E.-H.), « Technique de la jurisprudence pour la transformation du droit privé », RTDCiv, 1912, p. 609.

3

V. par exemple Mallieux (F.), L'exégèse des codes et la nature du raisonnement juridique, Paris, Giard et Brière, 1908 ; Perreau (E.-H.), Technique de la jurisprudence en droit privé, Paris, Rivière, 1923 ; Bonnecase (J.), Précis de pratique judiciaire et extrajudiciaire, Paris, Sirey, 1927, pp. 79-224.

interprétatifs des juges, recherchent leurs sources d'inspiration et systématisent leurs principales constructions.

371. Signe plus évident encore de l'accession de la jurisprudence à une légitimité académique entière, un « groupe de professeurs des facultés de droit » publie en 1924 un recueil d'Espèces choisies empruntées à la jurisprudence. Inspiré par les méthodes d'enseignement anglo-saxonnes, ce livre a vocation, selon l'un de ses préfaciers, à ouvrir « un nouveau rayon dans notre production française de livres de droit »1. Il a pour objectif de « faire pénétrer l'étudiant dans la vie juridique, (et) lui

donner (…) un bain de réalité, c'est-à-dire quitter l'abstrait pour le concret »2 en

montrant le droit « sous forme de conflits d'intérêt »3. A cette fin, cette publication

originale mentionne les circonstances de fait et les questions de droit extraites d'espèces litigieuses et renvoie le lecteur aux périodiques où sont publiés les jugements et arrêts qui ont statué sur ces contestations types.

372. Quelques années plus tard, l'un des auteurs de ce recueil, Henri Capitant, élabore en guise de supplément à son Cours élémentaire de droit civil une compilation rassemblant Les grands arrêts de la jurisprudence civile. Promis à de multiples rééditions et à de nombreuses imitations4, cet ouvrage partage avec le

précédent l'idée selon laquelle « l'étude raisonnée et critique de la jurisprudence est un des facteurs essentiels de l'éducation juridique »5. Il en diffère en ce qu'il contient

le texte intégral des décisions de justice, consacrant ainsi l'irréductibilité du discours judiciaire à une présentation de cas. L'évolution théorique est notable qui consacre « le rôle créateur de la jurisprudence, face à la loi d'abord, face aussi à une école moins sûre d'elle-même et de la légitimité de son pouvoir »6

.

b – Utilisation nouvelle

373. Quand, en 1902, Adhémar Esmein appelle la doctrine à prendre la jurisprudence « pour son principal objet d'étude » au motif qu'elle est « la nature actuelle et vraie » du droit français7, il esquisse un programme de recherche auquel

se plieront ses successeurs. Cinquante ans plus tard, dans la même revue, son fils Paul Esmein prend acte qu'il n'est déjà plus besoin « de pousser les chercheurs dans

1

Lambert (E.), « Le rôle français d'un recueil de cas juridiques choisis », in Espèces choisies empruntées

à la jurisprudence, publiées par un groupe de professeurs des faculté de droit, Paris, Dalloz, 1927, 2e

éd., p. xiii.

2

Capitant (H.), « Préface », in Espèces choisies…, préc., p. v.

3

Capitant (H.), op. cit., p. vi.

4

La onzième édition des Grands arrêts de la jurisprudence civile sous la direction de Terré (F.) et Lequette (Y.) date de l'année 2000 (Paris, Dalloz). Par ailleurs, le genre est désormais bien installé : chaque discipline et chaque juridiction suprême semblent avoir le sien, à l'exception notable du droit processuel.

5

Capitant (H.), préface à la première édition (1933) des Grands arrêts de la jurisprudence civile, reproduite par Weill (A.), Terré (F.) et Lequette (Y.), dans la 8e

édition du même recueil (Paris, Dalloz, 1984, p. xi).

6

Atias (C.), « Premières réflexions sur la doctrine française de droit privé (1900-1930) », RRJ, 1981, p. 192.

7

cette voie »1 : à l'époque, « la plupart des bonnes thèses de doctorat de droit privé

sont (…) des études de jurisprudence »2.

374. Cet intérêt de la doctrine pour le discours judiciaire est revendiqué avec vigueur dans les préfaces des manuels de droit civil. Planiol le premier, dans son Traité élémentaire, exprime le souci de « rapprocher l'enseignement de la jurisprudence » et annonce son intention de rapporter les solutions judiciaires acquises plutôt que les théories doctrinales peu suivies dans la pratique3. Même

tonalité, quelques années plus tard, dans le Cours élémentaire de Colin et Capitant qui insistent sur la « place considérable » à donner à la jurisprudence, et s'efforcent d'en exposer avec le plus de précisions possibles la formation et l'état actuel4. Pour

ces auteurs, les décisions de justice ne servent plus seulement d'illustration au droit ; elles participent de sa création au point qu'il est désormais nécessaire de réorganiser la fonction doctrinale autour d'elles.

375. Dans la première moitié du XXe siècle, le texte judiciaire accède ainsi, à côté du texte légal, au rang de matière première dont la doctrine extrait le droit positif. Cette valorisation de la jurisprudence ne va pas sans redéfinition de la mission du savant, dont le rôle consiste désormais « à étudier (…) ce droit en formation, à le dégager de la masse des décisions où il se trouve enfoui comme le minerai dans le sol, à le mettre à jour, à le dépouiller de ses scories, en un mot à le systématiser »5. Ouvrant la voie au positivisme jurisprudentiel, cette évolution du

rapport doctrinal au discours judiciaire a alimenté la réflexion dogmatique sur la nature de ce dernier.

2LA PROBLEMATISATION DE LA JURISPRUDENCE

376. Devant une normativité jurisprudentielle qu'elle ne conteste plus guère, la doctrine cherche à en parfaire l'intégration dans un canevas théorique cohérent. Mais aucune des tentatives visant à justifier le statut de source du droit fréquemment octroyé à la jurisprudence n'a suscité l'adhésion unanime de professeurs (a). Ceux-ci s’accordent en revanche pour voir dans les décisions de justice un foyer de règles généralisables (b).

a – La source jurisprudentielle

377. Inauguré par une controverse opposant Gény et Lambert, le débat sur l'autorité juridique des décisions de justice agite la doctrine juridique française tout au long du XXe siècle. La question apparaît si aiguë que durant cette période, la figure judiciaire est essentiellement théorisée dans cette perspective6

. Renonçant tôt

1

Esmein (P.), « La jurisprudence et la loi », RTDCiv, 1952, p. 18.

2

Ibid.

3

Planiol (M.), Traité élémentaire de droit civil, préc., p. ix.

4

Colin (A.) et Capitant (H.), Cours élémentaire de droit civil français, préc., p. viii.

5

Capitant (H.), « Préface », préc., p. vii.

6

Témoins de la centralité de cette problématique, les introductions au droit de la seconde moitié du XXe

à chercher dans l'assimilation à la coutume la clé du caractère contraignant de la jurisprudence, les dogmaticiens multiplient à partir des années 1950 les tentatives pour justifier en termes nouveaux son caractère obligatoire, propriété constamment supposée dans l'exposition savante du droit.

378. Ces réflexions, qui visent à attribuer le statut de source juridique à la jurisprudence, sont toutes profondément marquées « par le présupposé que celle-ci n'est qu'un simple fait, même lorsque ce point de départ conduit à une conclusion inverse »1. C'est du moins l'image que donnent à voir les fragiles constructions

théoriques élaborées pour limiter la portée de l'article 5 du Code civil, puissant rempart à la reconnaissance d'un pouvoir normatif au juge. Qu'elle le recherche dans la réception implicite du législateur2, dans l'assentiment des juristes et des

justiciables3, dans l'incorporation du discours judiciaire à la loi4 ou encore dans

l'essence même de la fonction juridictionnelle5, la doctrine se révèle incapable de

produire un fondement théorique solide à ce phénomène juridique6.

379. Parmi les nombreuses métaphores vitalistes dont la jurisprudence a fait l'objet7, celle des « sources du droit » est de loin la plus filée. Mais faute de maîtriser

les nombreuses équivoques dont cette image est porteuse8, les docteurs ont perpétué

le paradoxe issu de la coexistence d'un dogme légicentrique dominant les représentations juridiques et d'une expérience jurisprudentielle alimentant le travail doctrinal9. L'incertitude du sujet, aujourd'hui passé de mode1, semble n'avoir pas

Raynaud (P.), Traité de droit civil - Introduction à l'étude du droit, Paris, Sirey, 1972, Tome 1, p. 215 et s. Plus récemment, v. Ghestin (J.), Goubeaux (G.) et Fabre-Magnan (M.), Traité de droit civil, préc., not. p. 432 et s.

1

Zenati (F.), op. cit., p. 126.

2

Waline (M.), « Le pouvoir normatif de la jurisprudence », in Études en l'honneur de Georges Scelle, Paris, LGDJ, 1950, Tome 2, p. 613.

3

Maury (J.), « Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit », in Le droit privé français

au milieu du XXe

siècle. Études offertes à Georges Ripert, préc., Tome 1, p. 28.

4

Boulanger (J.), « Notations sur le pouvoir créateur de la jurisprudence civile », RTDCiv, 1961, p. 417.

5

Hébraud (P.), « Le juge et la jurisprudence », in Mélanges offerts à Paul Couzinet, Toulouse, Université des sciences sociales de Toulouse, 1974, p. 329.

6

Synthèse des débats par Dupeyroux (O.), « La doctrine française et le problème de la jurisprudence source de droit », in Mélanges dédiés à Gabriel Marty, préc., p. 463. V. également l'ouvrage de Belaid (S.), Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, Paris, LGDJ, 1974, not. la première partie.

7

La conception « vitaliste » de l'évolution jurisprudentielle est adoptée par de très nombreux auteurs. Exemple parmi d'autres, Boulanger (J.) voit dans la jurisprudence un mode de « fécondation » et de « rajeunissement du droit positif » de type organique : parfois les jurisprudences « meurent, tels des arbres desséchés, parce que la vie n'y circule plus » (Boulanger (J.), « Jurisprudence », Rép. civ. Dalloz, 1953, n°7 et n°8). Poussant la métaphore arboricole particulièrement loin, certains n'ont pas hésité à parler, à l'occasion d'un revirement de 1968 relatif au transport bénévole, d'une jurisprudence qui « s'adapte et se modifie sans cesse avec la lenteur prudente des forces naturelles qui veut que les grands chênes gardent leurs feuilles jusqu'à ce que la poussée de la sève nouvelle fasse jaillir les jeunes pousses » (Moore (J.-G.) et Toulemon (A.), « Le législateur et le magistrat », Gaz. Pal., 29 janvier 1969, p. 69).

8

Amselek (P.), « Brèves réflexions sur la notion de "sources du droit" », APD, 1982, Tome 27, not. pp. 251-255. Rappr., dans le même ouvrage, l'article de Sourioux (J.-L.), « "Source du droit" en droit privé », p. 33.

9

Exprimant ce paradoxe, Paul Esmein affirme au milieu du siècle que la discussion relative au statut de source réservée à la jurisprudence est « sans issue, car il faut répondre non et oui, suivant qu'on se place dans le champ des idées pures ou qu'on considère la réalité des faits », op. cit., p. 19.

prêté à conséquence, tant la nature éthérée du débat ne menaçait pas l'unanimité des savants quant à l'existence de règles établies par les tribunaux pour mieux s'orienter dans l'univers juridique.

b – La règle jurisprudentielle

380. Preuve d'un fort consensus doctrinal en deçà des discussions de surface, les auteurs qui refusent de reconnaître à la jurisprudence le statut de source du droit n'en admettent pas moins sa fonction normative. Ainsi Georges Ripert, pourtant partisan d'un légalisme étroit, est obligé de constater que « de la répétition de décisions semblables se dégagent des règles de droit aussi importantes que les règles légales »2. L'éminent auteur scelle ainsi l'accord de la communauté doctrinale sur

l'essentiel : la réduction de la jurisprudence à un ensemble de normes générales produites par les juridictions à l'occasion de leur activité3.

381. En germe dès le début du XXe siècle, comme en témoigne Planiol qui à l'époque déjà voyait dans le droit créé par les tribunaux l'équivalent d'une « législation obligatoire »4, la conception normative de la jurisprudence gagne

progressivement du terrain5. Elle se développe sous l'influence de juristes soucieux

de découvrir dans les décisions de justice « des règles stabilisatrices dans une situation de mouvement législatif permanent »6. Particulièrement sensible après la

seconde guerre mondiale, cette orientation conduit à une redéfinition du fait jurisprudentiel désormais plus conçu comme processus d'édiction de normes généralisables que comme mécanisme d'adaptation de la loi aux faits.

382. Corollaire de cette évolution théorique, l'investigation doctrinale visant à découvrir les normes issues de la pratique judiciaire s'est resserrée autour de l'activité des juridictions suprêmes. Si l'idée d'une jurisprudence produite par accumulation des décisions demeure vivace7, les docteurs lui préfèrent celle de

1

V. néanmoins Jestaz (Ph.), « Sources délicieuses… (remarques en cascades sur les sources du droit) »,

RTDCiv, 1993, p. 73 ; et la réponse de Vanderlinden (J.), « Contribution en forme de mascaret à une

théorie des sources du droit au départ d'une source délicieuse », RTDCiv, 1995, p. 69. Pour nuancer l'idée selon laquelle la querelle sur la jurisprudence source de droit est en passe de s'éteindre, on ajoutera qu'elle tend surtout à être noyée sous un intense flux éditorial qui envisage la jurisprudence dans une perspective élargie. En ce sens v. les nombreuses contributions rassemblées par la RTDCiv en 1992 et 1993 ; ainsi que les numéros des Archives de philosophie du droit (Tome 30, 1985) et de la RRJ (1993-4) qui y sont consacrés.

2

Ripert (G.), Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955, p. 382.

3

Parmi les auteurs qui aujourd'hui se refusent à qualifier la jurisprudence de véritable source du droit et préfèrent y voir une simple autorité, tous admettent néanmoins la vertu normative de ce phénomène juridique. Ainsi le doyen Carbonnier considère que « quand on parle du droit d'un pays, il ne faut pas seulement entendre ses lois, mais ses lois et sa jurisprudence » (Droit civil - Intoduction, préc., n° 144 in

fine). Plus précis encore, le doyen Cornu reconnaît que cette dernière a « donné au système juridique

français des règles prétoriennes qui sont de droit positif », Droit civil…, préc., p. 181, n° 442.

4

Planiol (M.), Traité élémentaire de droit civil, préc., p. 5.

5

Sur les origines doctrinales de la théorie de la fonction jurisprudentielle normative, v. Serverin (E.),

op. cit., p. 280 et s.

6

Serverin (E.), op. cit., p. 281.

7

En ce sens, v. Jestaz (Ph.), « La jurisprudence constante de la Cour de cassation », in Laboratoire d'épistémologie juridique de la faculté d'Aix-Marseille / Cour de cassation, L'image doctrinale de la Cour

critères formels permettant de distinguer les arrêts de principe porteurs d'une norme positive promise à la stabilité. Ce positionnement méthodologique aboutit à faire de la Cour de cassation le creuset d'une véritable « jurisprudence législative »1 et force

la doctrine la plus cohérente à reconnaître que la haute juridiction « statue bien par voie de dispositions générales et réglementaires »2. Cette évolution théorique par

laquelle les auteurs, pour mieux systématiser la jurisprudence, lui donnent les traits de la loi, a profondément marqué les représentations doctrinales de la fonction judiciaire. Largement dominante, cette conception n'en prête pas moins le flanc à la critique savante.

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