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P UISSANCES SOCIALES ET COMBINAISON DES POUVOIRS

Dans le document La fonction de juger (Page 58-60)

Le pouvoir de juger dans l’État souverain

B. P UISSANCES SOCIALES ET COMBINAISON DES POUVOIRS

« (…) le chef-d’œuvre de la législation est de savoir bien placer la puissance de juger. »

Montesquieu, De l’esprit des lois, Part. 2, Liv. XI, Chap.XI, Paris, GF-Flammarion, 1979 (1e éd. 1748), vol. 1, p. 308.

94. Montesquieu a justement été reconnu comme le premier jurisconsulte à avoir ciselé « un modèle constitutionnel dans lequel les abus et la démesure du Pouvoir (peuvent) être freinés conformément à l’idéal moderne de liberté »1

. Cette dimension de l’œuvre du baron de la Brède, indissociable de la posture épistémologique qu’il adopte, en a fait un théoricien du pouvoir judiciaire2

singulièrement actuel (1). Pour autant, De l’esprit des lois témoigne d’une pensée qui organise délibérément la puissance de juger dans la perspective institutionnelle d’un État monarchique traditionnel (2).

1 CONCEPTUALISATION MODERNE DU POUVOIR JUDICIAIRE PAR

MONTESQUIEU

95. « Enfant créé sans mère »3, l’œuvre maîtresse de Montesquieu l’est sans

aucun doute sur le plan méthodologique. Le « premier des sociologues »4 y élabore

une nouvelle approche du fait politique lui permettant de distinguer trois prérogatives essentielles dans chaque État (a). Selon lui, le degré de liberté politique dépend de la distribution de ces trois pouvoirs dans le gouvernement. Partant de ce postulat, il dresse à partir de l’exemple anglais le type idéal d’une constitution dont l’objet est cette liberté et détermine la place que doit y occuper le pouvoir de rendre la justice (b).

a – Typologie fondatrice

96. Au confluent d’influences multiples5, Montesquieu élabore une pensée en

rupture avec les deux paradigmes qui dominent la pensée politique du XVIIIe siècle. D’une part, sans toucher aux vérités religieuses, il tourne le dos aux interprétations théologiques de l’histoire6

pour examiner « la raison humaine en tant qu’elle

1

Goyard-Fabre (S.), Montesquieu, la nature, les lois, la liberté, Paris, PUF, 1993, p. viii.

2

V. Vlachos (G.), « Le pouvoir judiciaire dans l'esprit des lois », in Mélanges en l'honneur de Michel

Stassinopoulos, Paris, LGDJ, 1974, p. 363.

3

Traduction de l’épigraphe empruntée par Montesquieu à Ovide, prolem sine matre creatam, pour introduire De l’esprit des lois.

4

Selon le mot de Raymond Aron (Les étapes de la pensée sociologique), cité par Chevallier (J.-J.),

Histoire de la pensée politique, Paris, Payot, 1979, p. 425.

5

Sur les multiples sources qui irriguent la pensée de Montesquieu, v. Goyard-Fabre (S.), op. cit.

6

Groethuysen (B.), « Montesquieu », in Philosophie de la Révolution française, précédé de Montesquieu, 2e

éd., Paris, Gallimard,1996, p. 40. Sur la conception de l’histoire adoptée par Montesquieu, rappr. Goyard-Fabre (S.), « Le réformisme de Montesquieu : progrès juridique et histoire », APD, 1985, Tome 30, p. 277 et s.

gouverne tous les peuples de la terre »1. D’autre part, ne cherchant pas à établir la

nécessité de la société2, il se détourne des thèses contractualistes pour se pencher sur

les « rapports que peuvent avoir les lois (civiles et politiques) avec diverses choses »3. Acteur de ce moment théorique « où la question de la légitimité a pu être

oubliée »4, il s’emploie à disséquer la mécanique institutionnelle. Il y consacre

notamment le chapitre VI du livre XI de la deuxième partie de l’esprit des lois où il élabore une théorie des pouvoirs étatiques.

97. Dans ce texte qui imbrique plusieurs problématiques5, il faut d’abord retenir

l’énonciation d’une proposition de type descriptif énumérant les trois prérogatives constitutives de la puissance étatique : « Il y a, dans chaque Etat, trois sortes de pouvoirs ; la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. »6. Cette typologie, qui fait écho à celle proposée par Locke dans son Traité du

gouvernement civil7, subit dans le cours du chapitre un glissement de sens pour

finalement distinguer le pouvoir « de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger »8.

98. Désignant des fonctions et non des organes, cette description des pouvoirs qui se retrouvent « dans chaque Etat » constitue aujourd’hui encore le cadre imposé de nos représentations constitutionnelles. Mais Montesquieu ne s’est pas contenté de décrire ces trois puissances étatiques et d’identifier le pouvoir judiciaire comme l’une d’elles. Il a également énoncé un schéma normatif par lequel il dresse le plan des rapports que celles-ci doivent entretenir pour maximiser la liberté politique.

b – Type idéal constitutionnel

99. Si la science nouvelle9

élaborée par Montesquieu vise à saisir la logique immanente des institutions humaines, elle se propose également d’offrir les moyens de régler la vie sociale10 et d’éviter le despotisme. Cette forme de gouvernement

contre-nature, que le baron de la Brède a en horreur11, se caractérise par la réunion

dans un même corps des trois puissances étatiques12 et justifie a contrario la

disjonction de ces puissances dans les gouvernements modérés. Cette analyse est

1

Montesquieu, De l’esprit des lois, Part. 1, Liv. 1, Chap. III, Paris, GF-Flammarion, 1979, vol. 1, p. 128.

2

Groethuysen (B.), op. cit., p. 69.

3

Montesquieu, op. cit., Part. 1, Liv. 1, Chap. III, p. 129.

4

Manent (P.), Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Hachette Littératures, 1997, p. 123.

5

Timsit (G.), « M. Le Maudit, Relire Montesquieu », in Mélanges René Chapus, Paris, Montchrestien, 1992, p. 617.

6

Montesquieu, op. cit., Part. 2, Liv. XI, Chap. VI, p. 294.

7

Sur ce point, v. Puget (H.), « Montesquieu et l’Angleterre », in La pensée politique et constitutionnelle

de Montesquieu. Bicentenaire de l’esprit des lois, Paris, Sirey, 1952, not. p. 287.

8

Montesquieu, op. cit., Part. 2, Liv. XI, Chap. VI, p. 295.

9

Binoche (B.), Introduction à De l’esprit des lois de Montesquieu, Paris, PUF, 1998, p. 29 et s.

10

Groethuysen (B.), op. cit., p. 39.

11

Goyard-Fabre (S.), Montesquieu…, préc., p. 148 et s.

12

« Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs », Montesquieu, op. cit., Part. 2, Liv. XI, Chap. VI, p. 295.

corroborée par l’expérience institutionnelle anglaise. Formalisant cette dernière1, il

en décrit les modalités et en abstrait le type idéal d’une nation qui a « pour objet direct de sa Constitution la liberté politique »2.

100. De la complexe théorie constitutionnelle élaborée à cette occasion3, on

retiendra trois éléments. Premièrement, Montesquieu plaide pour la séparation du pouvoir judiciaire des autres prérogatives étatiques : « Il n’y a point (…) de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur »4. Ce principe, valable pour tous les

gouvernements modérés, est mis en œuvre de manière spécifique en Angleterre puisque, et c’est le deuxième point de la démonstration, la puissance de juger y est « exercée par des personnes tirées du corps du peuple (…) pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert »5. Enfin, un troisième élément

vient donner toute sa cohérence à ce système : la soumission stricte de la magistrature à la loi. La constitution d’Angleterre ne garantit en effet la liberté que parce que les jugements sont fixes « à un tel point, qu’ils ne (sont) jamais qu’un texte précis de la loi »6.

101. L’articulation de ces trois éléments7 garantit que la puissance de juger

« est, en quelque façon, nulle »8 dans l’idéal type élaboré à partir de l’exemple

anglais. Mais pour Montesquieu, l’absolutisation de ce modèle n’a pas lieu d’être. La science politique qu’il élabore ne saurait en effet se satisfaire de ce système formel : elle réclame la prise en compte des traditions historiques gouvernant dans chaque État l’aménagement des pouvoirs.

2 AMENAGEMENT TRADITIONNEL DE LA PUISSANCE DE JUGER SELON

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