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C ONDITIONS D ' UNE LIBERATION

Dans le document La fonction de juger (Page 159-164)

L'adaptation jurisprudentielle du droit

A. C ONDITIONS D ' UNE LIBERATION

« Le XIXe siècle a vu (…) dans les rapports sociaux, tant de choses nouvelles (…). Il a bien fallu que la loi écrite s'adaptât à ce milieu nouveau. Or, ces transformations du droit civil, qui les a notées en même temps que consacrées ? C'est la jurisprudence. (…) C'est donc elle, autant que le Code civil lui-même, qu'il faut étudier directement et scientifiquement. »

Adhémar Esmein, « La jurisprudence et la doctrine »,

Revue trimestrielle de droit civil, 1902, p. 12.

337. A l'origine des efforts doctrinaux visant à repenser le phénomène jurisprudentiel, on peut supposer plusieurs causes combinées. A défaut d'en démêler rigoureusement l'écheveau, l'inscription de cette évolution théorique dans son environnement juridique et idéologique est riche d'explications. D'une part, la curiosité suscitée par la jurisprudence s'épanouit en une période d'audaces judiciaires qui voit un petit juge vanter une justice équitable et des juges de cassation élaborer des constructions conceptuelles de grande ampleur (1). D'autre part, et plus fondamentalement peut-être, le mouvement des idées au sein de la communauté doctrinale est, à cette période, favorable à l'approfondissement du rôle des décisions de justice dans la formation du droit (2).

1–LE DISCOURS JUDICIAIRE

338. Objet d'étude consacré depuis de longues années, le discours judiciaire est à la fin du XIXe siècle le lieu d'événements renforçant son actualité scientifique. L'expérience ponctuelle de l'activisme judiciaire dans les rangs de la magistrature suscite plus méfiance qu'intérêt dans la doctrine (a). Mais l'activité jurisprudentielle de la Cour de cassation, dont le contrôle sur les juridictions inférieures va en s'élargissant, retient en revanche l'attention des savants (b).

a – L'activisme d'un juge

339. De 1890 à 1905, le juge Magnaud, président du tribunal de Château-Thierry et futur député radical, use de « bon sens » pour trancher les litiges qui lui sont soumis1. Ses jugements aux attendus explicites sont largement relayés par la presse

et lui valent une renommé immédiate de « bon juge »2. Livrant au détour de ses

motivations une conception légaliste de sa fonction, mais pratiquant une interprétation des textes législatifs teintée de féminisme et d'égalitarisme, le célèbre

1

L'expression est du juge Magnaud lui-même qui précise, dans un des attendus du jugement rendu le 6 février 1903, que « les lois doivent être interprétées avec équité, bon sens et sans routine ». Décision reproduite par Rossel (A.), Le bon juge, Thomery, L'arbre verdoyant, 1983, p. 113.

2

Sur le juge Magnaud, v. l'ouvrage de Rossel (A.), op. cit. ; rappr. Bonnecase (J.) qui reproduit les attendus du magistrats sur plusieurs pages, La pensée juridique française…, préc., Tome 2, not. pp. 227- 234.

magistrat élabore, sans la théoriser, une pratique judiciaire animée par le souci du rétablissement d'une certaine équité socio-économique1.

340. Vouée à rester sans lendemain, cette démarche ne fit guère d'émule dans la magistrature. Les jugements de Magnaud furent régulièrement réformés par la cour d'appel d'Amiens et, plus généralement, on ne peut constater aucune « poussée continue d'une jurisprudence "progressiste" qui aurait bousculé les conceptions traditionnelles »2. Sur le terrain familial comme en matière sociale, les magistrats

sont demeurés prudents, suivant toujours mais ne précédant que rarement les avancées législatives libérales.

341. Mais en dépit de son caractère isolé, la « passade de jurisprudence »3 que

constitue l'épisode Magnaud est plus qu'anecdotique pour la doctrine du début du XXe siècle. La conception du juge qui sous-tend l'action de ce magistrat atypique fait lointainement écho aux thèses socialistes prônant la transformation du droit bourgeois par le biais d'une interprétation active de la loi4. Ce tableau nourrit

l'inquiétude des docteurs et, parmi eux, Gény stigmatise « l'impressionnisme anarchique dans l'application du droit »5 qui résulte des décisions du tribunal de

Château-Thierry. Il prend note néanmoins que ce « système de jurisprudence de pur sentiment »6

participe d'une « transformation du rôle du magistrat, tendant à un rehaussement incontestable de la fonction »7.

b – L'activité jurisprudentielle

342. Les œuvres du président Magnaud brillent d'un éclat particulier en une période que les savants du droit s'accordent à définir a posteriori comme un « âge d'or de la jurisprudence »8. Un siècle après l'institution du Tribunal de cassation, la

Cour du même nom trône au sommet de l'édifice judiciaire. Ayant conquis un large contrôle sur l'application concrète de la règle de droit par les juridictions inférieures9,

elle conserve plus que jamais « la mission spéciale de faire respecter par les tribunaux la volonté du législateur et de maintenir, par l'interprétation qu'elle donne des textes (…), l'unité de la jurisprudence qui est la loi en action »10.

1

Arnaud (A.-J.), Les juristes face à la société…, préc., p. 103.

2

Halpérin (J.-L.), Histoire du droit privé…, préc., p. 179.

3

Gény (F.), Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif, Paris, LGDJ, 1919, Tome 2, p. 287.

4

Sur ces thèses, v. Arnaud (A.-J.), op. cit., pp. 86-90. Rappr. Bonnecase (J.), op. cit., Tome 2, pp. 234- 238. V. également Halpérin (J.-L.), op. cit., p. 188.

5

Gény (F.), op. cit., p. 303.

6

Gény (F.), op. cit., p. 307.

7

Gény (F.), op. cit., p. 305.

8

V. par exemple Cornu (G.), Droit civil - Introduction, les personnes, les biens, Paris, Montchrestien, 2001, p. 181.

9

Sur ce point, v. Marty (G.), La distinction du fait et du droit - Essai sur le pouvoir de contrôle de la

Cour de cassation sur les juges du fait, Paris, Sirey, 1929, Livre 3. Rappr. Boré (J.), La cassation en matière civile, Paris, Dalloz, 1997, not. pp. 17-18 de la 2e

partie.

10

Faye (E.), La Cour de cassation, Traité de ses attributions, de sa compétence et de la procédure

343. Mais sous couvert de cette activité, les juges de cassation adaptent la législation à l'évolution de la société et des mœurs1. Ils élaborent des constructions

jurisprudentielles qui, par le biais du travail des commentateurs, donnent naissance à des théories juridiques de grande ampleur. Pour mémoire, c'est à cette époque que sont mises au point les règles prétoriennes relatives à l'abus de droit2 ou à

l'enrichissement sans cause3. C'est également durant ces années que la Cour de

cassation élabore, sur des textes de lois laconiques, une importante jurisprudence relative à la responsabilité du fait des choses4 ou à la personnalité morale des

sociétés5.

344. Ces développements, dont la dimension créatrice est explicitement assumée par les juges du droit6, renforcent l'intérêt des professeurs pour les décisions

judiciaires. Et, en 1912, Perreau peut légitimement affirmer, en introduction à un article sur la technique de la jurisprudence, que plus personne ne conteste « l'importante utilité de (cette dernière) dans l'élaboration du droit, et notamment du droit privé »7. Il est vrai que le contexte intellectuel est à l'époque, et depuis de

nombreuses années déjà, particulièrement propice à la reconnaissance du pouvoir jurisprudentiel du juge.

2–LE CONTEXTE INTELLECTUEL

345. Faisant écho aux hardiesses judiciaires, l'évolution de la pensée juridique va permettre, à la fin du XIXe siècle, une valorisation nouvelle du fait jurisprudentiel. D'une part, la perception de l'historicité du droit s'aiguise au point de justifier l'étude généalogique des décisions de justice (a). D'autre part, l'influence de conceptions organicistes issues des sciences biologiques magnifie le rôle d'adaptation du droit joué par le juge (b).

1

Halpérin (J.-L.), op. cit., p. 179.

2

La théorie de l'abus de droit s'inspire d'une série d'arrêts dont le premier a été rendu par la Cour d'appel de Colmar dès 1855 (arrêt Doerr, 2 mai 1855, D. 1856, 2, p. 9). Il faut attendre 1902 pour que la Cour de cassation confirme explicitement la validité de cette construction doctrinale (Req. 10 juin 1902, D. 1913, 2, p. 177).

3

La jurisprudence relative à l'enrichissement sans cause a son origine dans le célèbre arrêt Boudier (Req. 15 juin 1892 ; S. 1893, 1, p. 281 ; D. 1892, 1, p. 596).

4

Après une phase de tâtonnements qui débute en 1896 (Civ, 16 juin 1896 ; S. 1897, 1, p. 17 ; D. 1897, 1, p. 433), la Cour de cassation fixe sa doctrine à l'occasion de la célèbre affaire Jand'heur où elle fait une application énergique de l'article 1384 al.1 (Civ. 21 février 1927 ; S. 1927, 1, p. 137 ; D. 1927, 1, p. 97 ; suivie par un arrêt des Chambres réunies du 13 février 1930, S. 1930, 1, p. 12 ; D. 1930, 1, p. 57).

5

C'est un arrêt de la Cour de cassation de 1891 qui pose clairement la notion de personne morale. Les juges y affirment qu'il est « de l'essence des sociétés civiles aussi bien que des sociétés commerciales, de créer au profit de l'individualité collective, des intérêts et des droits propres et distinctes des intérêts et des droits propres de chacun de ses membres (...). Les sociétés civiles constituent tant qu'elles durent, une personne morale », Req. 23 février 1891, S. 1892, 1, p. 73.

6

« Discours de M. Ballot-Beaupré, premier président de la Cour de cassation » prononcé pour la célébration du centenaire du Code civil, Le Code civil (1804-1904), Livre du centenaire, préc., Tome 2, p. 23 de l'annexe.

7

Perreau (E.-H.), « Technique de la jurisprudence pour la transformation du droit privé », RTDCiv, 1912, p. 609.

a – Historicisme

346. Travaillant la pensée politique française du XIXe siècle, la sensibilité historique - qui se développe en miroir aux problématiques allemandes1 - nourrit un

désir d'élargissement du champ de l'enseignement juridique2 et alimente une

recherche qui se veut à la fois éclectique et encyclopédique3. Ouvrant en ce sens la

voie à une étude systématique des décisions de justice4, l'histoire du droit influence

également certains juristes en quête de scientificité.

347. Acteur de cet échange disciplinaire, l'historien et constitutionnaliste Adhémar Esmein5

ouvre en 1902 le premier numéro de la Revue trimestrielle de droit civil par un véritable plaidoyer en faveur d'une appréhension historique de la jurisprudence6. Selon ce juriste polyvalent, elle est « une œuvre collective et

progressive, qui (…) s'est faite par un apport continu de décisions fragmentaires »7.

Elle est à ce titre redevable d'une analyse approfondie qui doit, non seulement « la prendre dans ses origines » et « la suivre dans ses développements », mais également en trouver « les causes profondes (…) dans les besoins de la vie sociale ou dans les idées morales ou scientifiques des contemporains »8.

348. Raymond Saleilles9

fut le principal relais de cette thèse dans les rangs privatistes. Pour lui, la méthode historique est « la méthode scientifique par excellence »10 puisque, dégagée de tout élément subjectif, elle s'en tient aux faits.

Elle est donc le moyen idéal d'analyser la vie du droit qui réside dans l'adaptation constante de la loi aux besoins nouveaux. Selon Saleilles, le juge est l'organe de cet ajustement permanent et la jurisprudence le moyen « de combler les lacunes du texte et d'en adapter les dispositions à toutes les nécessités successives qui pourraient se faire jour »11. Cette conception évolutionniste, qui n'exclut pas l'idée d'un droit

1

Gaudemet (J.), « Les écoles historiques du droit en France et en Allemagne au XIXe

siècle », RHFDSJ, 1998, n° 19, p. 87.

2

Dauteribes (A.), « Laboulaye et la réforme des études de droit », RHFDSJ, 1990, n° 10-11.

3

Sur « les débuts de l'école française du droit historique », v. l'article de Poumarède (J.), in Journes (C.),

La coutume et la loi. Études d'un conflit, Lyon, PUL, 1986, p. 95. Plus généralement sur l'histoire du droit

au XIXe

siècle, v. Halpérin (J.-L.), « L'histoire du droit constituée en discipline : consécration ou repli identitaire ? », RHSH, avril 2001, n° 4, p. 9.

4

Anecdote significative, Edouard Laboulaye, qui fut l'une des figures majeures de l'histoire du droit en France, fut également, dès 1839, partisan de l'introduction de conférences consacrées à la jurisprudence des arrêts dans les facultés de droit. Sur ce point, v. Dauteribes (A.), op. cit., p. 36.

5

Sur cet auteur, v. Halpérin (J.-L.), « Adhémar Esmein et les ambitions de l'histoire du droit », RHDFE, 1997, p. 415.

6

Sur les intentions d'Adhémar Esmein, v. l'exégèse de son manifeste pour l'étude de la jurisprudence par Jestaz (Ph.) et Jamin (C.), « Doctrine et jurisprudence : cent ans après », RTDCiv, 2002, p. 1.

7

Esmein (A.), « La jurisprudence et la doctrine », RTDCiv, 1902, p. 13.

8

Ibid.

9

Sur Saleilles, v. L'œuvre juridique de Raymond Saleilles, Paris, Rouseau, 1914. Plus récemment, v. Tellier (F.), « Le droit à l'épreuve de la société. Raymond Saleilles et l'idée du droit social », RHFDSJ, 1999, n° 20.

10

Saleilles (R.), « Le Code civil et la méthode historique », Le Code civil (1804-1904), Livre du

centenaire, préc., Tome 1, p. 99.

11

naturel à contenu variable1, s'efforce ainsi de combiner le « spiritualisme » de la

doctrine classique au « positivisme » dont se targuent de plus en plus de juristes.

b – Organicisme

349. Au même titre que l'historicisme, la philosophie comtienne et les sciences expérimentales influencent très tôt la doctrine privatiste2

dans le sens d'une meilleure prise en compte de la matière jurisprudentielle. Certains juristes n'hésitent pas à importer purement et simplement les catégories explicatives d'un organicisme biologisant pour valoriser le rôle du juge. Ainsi, dans un texte introductif aux Pandectes françaises3

, répertoire juridique qui voit le jour en 1886, Robert Fremont invoque la théorie évolutionniste d'Herbert Spencer4 pour rendre compte du

« développement graduel des idées juridiques et leur adaptation progressive au milieu social ». Plaçant les décisions de justice au cœur de ce processus, il voit dans la jurisprudence « le reflet du mouvement des idées » et « le prélude au renouvellement des institutions »5.

350. Cette analogie maladroite entre théories juridique et biologique participe d'un mouvement plus général qui place le droit du côté des réalités positives susceptibles d'une appréhension non métaphysique. Confinant parfois au scientisme6, les tenants de ce point de vue font peu d'émules dans les rangs des

juristes. Certains réagissent même vivement contre une logique qui joue la science sociale nouvelle contre la dogmatique juridique ancienne7.

351. La fracture qui se crée à l'époque entre les facultés de droit et de sociologie8

ne doit cependant pas faire croire à l'hermétisme des savoirs1. Du côté des juristes,

1

Saleilles (R.), « École historique et droit naturel », RTDCiv, 1902, not. p. 97.

2

Sur ces influences, v. Jamin (C.), « L'oubli et la science. Regard partiel sur l'évolution de la doctrine privatiste à la charnière des XIXe

et XXe

siècles », RTDCiv, 1994, p. 815.

3

Fremont (R.), « De la formation des notions juridiques et du rôle de la jurisprudence dans les institutions », Pandectes françaises, Paris, Marescq / Plon, 1886, Tome 1, p. vi.

4

Selon Fremont, « quand elle se rapporte aux organismes vivants, la théorie évolutionniste n'est encore qu'une hypothèse contestée et quelquefois contredite par les faits ; mais quand on l'applique à cet organisme idéal qu'on nomme le Droit, on lui découvre un caractère d'exactitude et de précision qu'elle n'avait pas jusqu'alors », ibid.

5

Fremont (R.), op. cit., p. 7.

6

V. par exemple Worms (R.), « Sciences naturelles et sciences sociales », RDP, 1896, p. 66. Directeur de la Revue internationale de sociologie, ce sociologue, qui fut aussi juriste, affirme que tout comme les sciences biologiques, les sciences sociales, dont le droit fait partie, « n'ont qu'une chose à se demander : comment les êtres (là les individus, ici les sociétés) sont-ils construits et fonctionnent-ils ? » Pour répondre à cette question, Worms veut « résolument écarter les méthodes subjectives, qui opèrent par intuition et déduction » et ne conserver que des « méthodes objectives » qui « observent les faits, puis groupent les résultats des observations, enfin tâchent de découvrir les lois constantes des phénomènes », pp. 69-70.

7

En ce sens, v. Beudant (R.), « L'application des méthodes biologiques à l'étude des sciences sociales »,

RDP, 1896, p. 434.

8

Sur la « concurrence » entre les deux facultés au tournant du XIXe

siècle et du XXe

siècle, v. Soubiran- Paillet (F.), « Histoire du droit et sociologie : interrogations sur un vide disciplinaire », Genèses, 1997, n° 29, not. pp. 156-158.

certains auteurs donnent une orientation très sociologique à leurs travaux2. Plus

discrètement, l'influence diffuse de l'idéologie scientifique conduit nombre d'entre eux à insister sur la dimension sociale du phénomène juridique tout en se cantonnant à une observation des normes comme faits objectifs3. Le rapport des savants à la

jurisprudence est sensiblement renforcé par ces évolutions : l'étude des décisions de justice permet en effet à la doctrine d'approfondir les rapports du droit et de la société tout en conservant à la science du droit un objet propre, distinct des autres sciences sociales4. La voie s'ouvre ainsi à l'élévation des décisions de justice au rang

d'objet d'étude doté d'une légitimité égale à celle de la loi.

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