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2 – D OCTRINE PUBLICISTE

Dans le document La fonction de juger (Page 48-51)

Le pouvoir de juger et la puissance souveraine

2 – D OCTRINE PUBLICISTE

70. Au XIXe siècle, le corpus doctrinal publiciste qui se construit autour du droit administratif, puis s’élargit à la discipline constitutionnelle, demeure largement hermétique aux problématiques susceptibles de fonder en raison l’appareil judiciaire. Les auteurs délaissent ces questions, à quelques exceptions près témoignant de l’emprise sur les esprits de la théorie classique de la souveraineté de la loi (a). La doctrine bouleverse cependant ce cadre conceptuel au tournant du XXe siècle, en substituant aux théories politiques fondant l’État légal des représentations qui permettent de justifier le pouvoir étatique en termes strictement juridiques (b).

a – Fondements philosophiques de l’État légal

71. Dans la première partie du XIXe siècle, les praticiens qui président à la naissance d’une science du droit administratif tissent des liens avec la théorie politique1. Exemplaire de cette conjonction disciplinaire, le conseiller d’État Macarel

publie, à côté de ses ouvrages consacrés à la jurisprudence administrative2, un

volume de 500 pages intitulé Éléments de droit politique3. Dans cet ouvrage

didactique qui expose « la science du droit public »4 l’auteur explique comment, à

l’origine des sociétés civiles, l’homme « renonce à se faire justice à lui-même »5

pour établir avec ses semblables une autorité souveraine6. Celle-ci énonce la loi

établissant « les règles qui doivent régir l’association politique » et « la manière dont les forces de l’État peuvent être employées »7. Dans ce schéma théorique largement

redevable à la philosophie politique des « lumières »8

, le pouvoir judiciaire est réduit au rang « d’organe de la puissance législative »9 et placé dans la « sphère de

dépendance » de la loi10.

72. L’ouvrage de Macarel ne doit cependant pas faire illusion quant à la pénétration de ce type de problématique dans les Facultés. A une époque où la science du droit administratif demeure fidèle à une conception légaliste inspirée des

1

Sur le « processus de formation d’une science juridique de l’administration » dans la première moitié du XIXe

, voir Burdeau (F.), Histoire du droit administratif, Paris, PUF, 1995, p. 105 et s. ; v. également les riches développements de Legendre (P.), Trésor historique…, préc., not. pp. 27 à 37.

2

Macarel a notamment publié des Éléments de jurisprudence administrative (2 vol., 1818), Des tribunaux

administratifs (1828), et plus tard un Cours de droit administratif en quatre volumes (1842-1846). Il a

également assuré la publication, à partir de 1821, d’un Recueil des Arrêts du Conseil d’État, ancêtre du

Receuil Lebon.

3

Macarel (M.L.A.), Éléments de droit politique, Paris, Nève, 1833.

4

Macarel (M.L.A.), op. cit., p. vii.

5

Macarel (M.L.A.), op. cit., p. 18.

6

Macarel (M.L.A.), op. cit., p. 40.

7

Macarel (M.L.A.), op. cit., p. 19.

8

La bibliographie proposée par Macarel en tête de son ouvrage témoigne de l’influence des philosophes des « lumières » sur sa réflexion. On notera au passage la prudence d’une approche théorique qui revendique la souveraineté de la nation tout en reconnaissant la toute puissance de Dieu et du droit naturel (p. 40 et s.).

9

Macarel (M.L.A.), op. cit., p. 34.

10

méthodes civilistes1, et où aucun programme national n’encadre l’enseignement du

droit public2, les juristes qui s’y attèlent font figure de pionniers3. Les questions

constitutionnelles longtemps ignorées des manuels et traités de droit administratif4 y

trouvent peu à peu leur place. Mais si, à partir du milieu du XIXe siècle, ceux-ci consacrent souvent une première partie aux principes du droit public, les références à l’origine de la puissance étatique et au fondement du pouvoir de juger y sont rares5.

73. Quand, cependant, les auteurs éprouvent le besoin de fonder de manière plus assurée l’édifice administratif qu’ils décrivent, c’est la figure de la souveraineté nationale incarnée dans la loi qu’ils évoquent le plus souvent6. Qu’ils soient de

sensibilité conservatrice ou libérale, tous participent à l’affermissement conceptuel de l’État légal en relayant, au cœur du discours juridique savant, les théories politiques qui se sont cristallisées à l’époque révolutionnaire7. Dans cette

représentation du pouvoir avalisée – mais rarement problématisée - par les spécialistes du droit administratif du XIXe siècle, la loi votée par les représentants de la nation souveraine est fondée à organiser le pouvoir de rendre la justice.

b – Clôture dogmatique de l’État de droit

74. La période charnière du XIXe et du XXe siècles voit la doctrine publiciste prendre ses distances à l’égard de la conception classique de la souveraineté nationale8. Vivement critiquée par des juristes qui fustigent le mythe identifiant

1

Burdeau (F.), op. cit., p. 112. Rappr. Bodineau (P.), « L’impossible reconnaissance de la science administrative dans les facultés de droit au XIXe

siècle », MSHDI, Fascicule 48, 1991, p. 201 et s.

2

Legendre (P.), op. cit., pp. 28-30. Rappr. Rémy (Ph.), « Le rôle de l’exégèse dans l’enseignement du droit », AHFDSJ, 1985, n°2, not. pp. 93-99.

3

Lavigne (P.), « Les manuels de droit administratif pour les étudiants des facultés de 1829 à 1922 »,

AHFDSJ, 1985, n° 2, p. 130.

4

Exemplaire de ce désintérêt, Chauveau (A.) n’aborde à aucun moment la question de l’origine du pouvoir juridictionnel dans les trois tomes de ses Principes de compétence et de juridiction

administratives (Paris, Cotillon / Durand, 1841).

5

Ainsi, dans son Introduction générale au droit public et administratif (Paris, Cotillon, 1861), Batbie (A.) ne consacre aucun développement au fondement théorique de l’appareil étatique, ni dans ses longs préliminaires consacrés à la nature et aux formes de la société des hommes, ni dans sa présentation des principes du droit public. Comp. les Études administratives de Vivien (A.F.) qui présentent les pouvoirs publics comme une donnée première et qui envisagent l’apparition du pouvoir judiciaire comme une nécessité fonctionnelle (3e

éd. publiée en 1859, réimprimée en 1974 aux éditions Cujas, v. not. pp. 2 à 4).

6

En ce sens v. Ducrocq (M.), Cours de droit administratif, Paris, Thorin, 1881, Tome 1, p. 9.

7

Même les publicistes qui font part de leurs réserves à l’égard du processus de sécularisation du pouvoir et qui insistent sur la nécessité d’un ancrage théologique du droit voient dans la nation l’élément clef de la légitimité. Ainsi Foucart expose dans ses Éléments de droit public et administratif publiés en 1855 une vision théocratique du système juridique, mais il admet que « la souveraineté relative, la seule qui appartienne aux hommes, repose dans la société, et le pouvoir, dont l’origine est divine doit être organisé conformément aux besoins et vœux de la nation », cité par Guglielmi (G.J.), « Deux visions théocratiques du droit public contemporain de part et d’autre des Pyrénées », in Thireau (J.-L.), dir., Le droit entre

laïcisation et néo-sacralisation, préc., p. 243.

8

Sur « l’évolution des conceptions de la doctrine publiciste française » de 1879 à 1914, v. Redor (M.-J.),

volonté générale et volonté législative1, cette théorie politique justifiant la toute

puissance de la loi est remplacée par une représentation juridique permettant « d’évacuer la question de l’origine du pouvoir et de légitimer l’État en général, quel que soit le régime politique en place »2.

75. Ce bouleversement théorique a d’importantes conséquences sur la manière dont le pouvoir du juge est envisagé, mais celles-ci ne sont pas univoques. En effet, le mouvement de défiance à l’égard de l’État légal et des représentations qui le soutiennent réunit des auteurs dont les thèses sont par ailleurs variées et, à certains égards, antinomiques. Certaines de ces approches conduisent à une prise en compte de la dimension sociale du droit et à une revalorisation de l’office du juge3, alors que

d’autres se contentent d’opérer une clarification épistémologique permettant au discours doctrinal de penser le phénomène juridique et, incidemment, l’institution judiciaire, sans en passer par la fiction d’une représentation du peuple. Carré de Malberg4 opère magistralement ce renversement de l’ordre hiérarchique traditionnel

en montrant que ce n’est pas « le représenté qui fonde le pouvoir du représentant, mais la Constitution qui, habilitant un représentant, organise une représentation par rapport à laquelle le représenté est second »5. Identifiant la nation et l’État, l’illustre

constitutionnaliste pose ainsi les bases méthodologiques lui permettant de reformuler rigoureusement l’hypothèse selon laquelle c’est dans la loi que les juges « doivent chercher les éléments générateurs de leurs pouvoirs »6.

76. Influençant durablement la doctrine française par sa méthode positive, il résout, comme son contemporain Kelsen7, la question du fondement de l'ordre

judiciaire par une référence à la loi fondamentale. Les publicistes de son époque peuvent affirmer en toute rigueur que, « dans la nature des choses, il n’y a pas de pouvoir judiciaire », celui-ci n’existant que « si la constitution le crée »8. Une telle

affirmation laisse cependant entière la question qui taraude la pensée politique et la doctrine juridique depuis la publication de l’esprit des lois et qui a trait à la place occupée par le pouvoir de juger au sein de la puissance souveraine et aux rapports qu’il entretient avec les autres attributs de cette dernière.

1

Redor (M.-J.), « "C’est la faute à Rousseau…", Les juristes contre les parlementaires sous la Troisième République », Politix, 1995, n° 32, pp. 89-96.

2

Redor (M.-J.), « L’État dans la doctrine publiciste française du début du siècle », Droits, 1992, n° 15, p. 95.

3

Sur ces thèses, v. infra n° 345 et s.

4

Sur Carré de Malberg, v. l’article de Beaud (O.), « Carré de Malberg, juriste alsacien. La biographie comme élément d’explication d’une doctrine constitutionnelle », in Beaud (O.) et Wachsmann (P.), dir.,

La science juridique française et la science juridique allemande de 1870 à 1918, Annales de la Faculté de

Droit de Strasbourg, Nouvelle série, n°1, 1997, p. 219.

5

Maulin (E.), « Démocratie et représentation dans la pensée de Carré de Malberg », Droits, 1995, n° 22, p. 128.

6

Carré de Malberg (R.), La loi, expression de la volonté générale. Étude sur le concept de la loi dans la

Constitution de 1875, Paris, Economica, 1984 (1e

éd. 1931), p. 45.

7

Sur la question du fondement chez Kelsen, v. Ost (F.) et Van de Kerchove (M.), « La référence à Dieu dans la théorie pure du droit de Hans Kelsen », in Qu'est-ce que Dieu ? Philosophie / Théologie.

Hommage à l'abbé Daniel Coppieters de Gibson, Bruxelles, FUSL, 1985, p. 285.

8

Section 2

Le pouvoir de juger dans l’État

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