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1 – D OCTRINE CIVILISTE

Dans le document La fonction de juger (Page 44-48)

Le pouvoir de juger et la puissance souveraine

1 – D OCTRINE CIVILISTE

63. Les juristes du XIXe siècle qui se sont interrogés sur la légitimité du pouvoir de juger dans la perspective du droit civil ou de sa procédure sont rares. A l’exception de quelques ouvrages témoignant de l’influence des « lumières » sur les premiers processualistes modernes, les traités et manuels de droit privé ont gardé le silence sur une problématique relevant a priori exclusivement de la philosophie (a). Pensant le droit à travers la figure de la loi, la doctrine civiliste a cependant élaboré un paradigme légaliste permettant de fonder, de manière incidente, les prérogatives juridiques du juge (b).

a – Tarissement d’une réflexion philosophique

64. Alors même que la pensée politique des « lumières » se construit contre les dogmes théologiques de la monarchie moderne, quelques jurisconsultes affichent

1

Legendre (P.), op. cit., p. 460 et s. Les circonstances de la dévaluation de la loi et les conséquences de ce déclin, sur les représentations et les aménagements institutionnels du pouvoir de juger, sont envisagées

infra not. Part. 2, Chap. 1, Sect. 2, § 1, n° 336 et s. et Part. 2, Chap. 2, Sect. 2, § 2, n° 495 et s.

2

Constitution du 4 octobre 1958, Titre 5, article 34.

3

Sur le rapport droit / politique tel qu'il s'exprime dans les sciences juridiques, v. Caillosse (J.), « Droit et politique : vieilles lunes, nouveaux champs », Droit et Société, 1994, n° 26, p. 127.

sous l’Ancien Régime leur intérêt pour ce courant contestataire. C’est le cas de Pigeau1 qui publie, dix ans avant la convocation des États généraux, un volumineux

traité consacré à La procédure civile du Châtelet de Paris2. Cet ouvrage renouvelle

en profondeur les méthodes d’exposition de la procédure et établit les canons académiques de la matière pour près d’un siècle et demi3. Excluant du corps de

l’exposé juridique toute référence philosophique, Pigeau le fait précéder d’un « Discours » d’une quarantaine de pages4 où il fonde en raison son objet d’étude en

s’inspirant des théories contractualistes. Dans ce texte, l’auteur expose comment l’homme, « obligé de sortir de l’état naturel pour éviter les inconvénients du droit à tout »5, a successivement établi le droit des gens, le droit politique et le droit civil ;

l’ultime étape de ce processus résidant dans l’institution du juge et de la procédure6.

65. Quelques années plus tard, Carré développe un raisonnement similaire dans Les lois de l'organisation et de la compétence des jurisdictions civiles7. Il explique

comment les hommes, animés par une tendance naturelle à la sociabilité et par une soif inextinguible de justice, sont amenés à créer un pouvoir en charge de poser des lois8. Pour éviter que celles-ci ne soient bafouées, ils en garantissent l'application par

« l’institution d’une autorité coërcitive (…) appelée pouvoir judiciaire »9. Pour

Carré, comme pour Pigeau, il existe une relation de consécution entre l'existence de règles juridiques positives et l'apparition du pouvoir judiciaire10. La loi est première.

Elle précède le juge qui est institué pour la faire appliquer. L'institution du juge est

1

Sur la vie d’Eustache-Nicolas Pigeau, on peut se reporter à la notice hagiographique qui introduit la réédition posthume de son Commentaire sur le Code de procédure civile, Paris, Brière, 1827, vol. 1, p. i et s.

2

Publié pour la première fois en 1778, cet ouvrage est augmenté et réimprimé en 1780 et en 1787.

3

Jusqu’aux travaux de Vizioz qui bouleversent l’étude de la procédure dans la première partie du XXe

siècle, la science de la procédure se construit sur le modèle méthodologique proposée par Pigeau. En rupture avec une longue tradition de guides de pratique judiciaire rédigés par des praticiens, ce dernier met en œuvre une méthode d’exposition analytique et chronologique des règles organisant le procès.

4

« Discours sur l’Étude de la Procédure », Pigeau, La procédure civile du Châtelet de Paris, et de toutes

les jurisdictions ordinaires du Royaume, démontrée par principes, & mis en action par des formules, 2e

éd., Paris, 1787, vol. 1, p. xxv.

5

Pigeau, op. cit., p. xxvi.

6

« On a dû prévoir les cas où ces citoyens violeroient (les rapports de droit civil), et où l'on seroit contraint de recourir à l'autorité ; il a fallu en conséquence ériger un second ordre de lois pour déterminer de quelle manière on pourroit réclamer cette autorité et l'éclairer, comment elle interposeroit son pouvoir, et de quelle manière on feroit exécuter ses décisions. Abandonner à celui qui se seroit cru lésé le droit d'exécuter lui-même la loi, c'eût été rendre chacun juge dans sa propre cause, et retomber par conséquent dans les inconvénients du droit naturel », Pigeau, op. cit., p. xxvii.

7

Carré (J.-L.-G.), Les lois de l'organisation et de la compétence des jurisdictions civiles, 2 vol., Paris, Warée, 1825 (Tome 1), 1826 (Tome 2).

8

« Pour prévenir ces funestes effets de l'oubli de la justice, les hommes se sont trouvés dans la nécessité de lui prêter eux-mêmes l'appui d'un pouvoir extérieur, revêtu de l'autorité d'appliquer à tous les rapports sociaux les principes de la loi naturelle, d'en fixer les conséquences, et de soumettre à la justice tous les intérêts communs et individuels des membres de la société. C'est cette autorité souveraine qui constitue la

société civile ; et les actes par lesquels elle remplit l'objet de son institution sont (...) ce que l'on appelle les lois humaines ou positives », Carré (J.-L.-G.), op. cit., Tome 1, p. xiv.

9

Carré (J.-L.-G.), op. cit., p. xv.

10

Cette thèse est exprimée, de manière brève mais explicite, par Boncenne, Théorie de la procédure

civile, 2e

éd., Paris : Videcoq, Poitier : Saurin, 1837, Tome 1, p. 3. V. également Berriat-Saint-Prix (J.),

Cours de procédure civile, 7e

donc à la fois conséquence de la civilisation - au sens littéral de production du droit civil - et condition de possibilité de cette dernière dans la mesure où l'absence de magistrat conduit inexorablement à un retour à l'état de nature.

66. Ces considérations philosophiques disparaissent rapidement des manuels de procédure. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ceux-ci se consacrent exclusivement à l'explication du Code de 18061. La tendance se confirme par la suite

et, dans la doctrine processualiste du XXe siècle, la question de la justification du pouvoir de juger se résout le plus souvent en quelques propositions elliptiques sur la nécessité anthropologique de juges chargés de trancher les litiges2. Ce désintérêt

pour les questions de légitimité, rejetées hors du champ scientifique des juristes, ne doit cependant pas masquer la construction d’une figure de la loi qui fait office de fondement au pouvoir de juger dans le discours des spécialistes du droit privé.

b – Développement d’un paradigme légaliste

67. La variété et la richesse de la doctrine civiliste de ces deux derniers siècles ont pour corollaire l’absence d’une conception homogène du phénomène judiciaire partagée par l’ensemble des professeurs3. Il est en revanche possible d’identifier un

paradigme commun aux manuels et traités généraux qui formulent en termes didactiques les éléments fondamentaux de l’univers juridique4. Cette base théorique

qui se transmet d’une génération d’ouvrages à l’autre s’inscrit dans une tradition jusnaturaliste dont Domat à opéré la synthèse dans son livre préliminaire des Loix civiles5

. Exposé en introduction aux épais commentaires du Code civil publiés au XIXe siècle avant de devenir objet d’ouvrages autonomes, ce discours théorique s’est enrichi avec le temps. Il a cependant conservé sa structure axiomatique qui articule une série d’oppositions conceptuelles autour de la figure auréolée de la loi6 :

expression privilégiée du droit, celle-ci relègue le juge au second plan.

1

Dans la littérature processualiste de cette époque, les incursions des auteurs au delà du texte du Code de procédure se limitent à une présentation historique des institutions judiciaires. En ce sens v. Boitard,

Leçons sur toutes les parties du Code de procédure civile, 6e

éd., Paris, Cotillon, 1854, 2 vol. ; voir également Rodière (A.), Traité de compétence et de procédure en matière civile, 5e

éd., Paris, Durand / Pedone-Lauriel, 1878, 2 vol.

2

Voir Glasson (E.) et Tissier (A.), Traité théorique et pratique d'organisation judiciaire, de compétence

et de procédure civile, 3e

éd., Paris, Sirey, 1925, Tome 1, p. 2. Plus récemment et à titre d'exemples, voir Giudicelli-Delage (G.), Institutions juridictionnelles, 2e

éd., Paris, PUF, 1993, p. 11 ; Kernaleguen (F.),

Institutions judiciaires, 2e

éd., Paris, Litec, 1994, p. 1 ; et Perrot (R.), Institutions judiciaires, 9e

éd., Paris, Montchrestien, 2000, p. 3.

3

Sur la diversité de la doctrine privatiste post-révolutionnaire, on peut se reporter à l’Histoire du droit

privé français d’Halpérin (J.-L.) qui contient de riches indications en la matière (Paris, PUF, 1996).

Rappr. Arnaud (A.-J.), Les juristes face à la société du XIXe

à nos jours, Paris, PUF, 1975. Voir

également, en 2 vol., l’ouvrage plus ancien de Bonnecase (J.), La pensée juridique française de 1804 à

l’heure présente, Bordeaux, Delmas, 1933.

4

Arnaud (A.-J.), « La tradition française dans la théorie du droit des civilistes », APD, 1988, Tome 33, pp. 261-281. Sur les introductions au droit, rappr. Mouly (C.), « Crise des introductions au droit », Droits, 1986, n° 4, p. 109.

5

Arnaud (A.-J.), op. cit., not. pp. 262-264.

6

68. En décrivant le cadre étatique - notamment judiciaire1 - au sein duquel se

déploient les dispositions légales, les professeurs du Code officiant au XIXe siècle évoquent certes le pouvoir de juger2. Mais leurs discours visent à exposer le « Droit

civil théorique » qui règle l'état et la capacité des personnes et détermine leurs droits3, non le « Droit civil pratique » qui « traite de la poursuite de ces droits »4. Dès

lors, c’est seulement de manière incidente et au détour de développements relatifs à la question « des lois et du droit en général »5, qu’ils envisagent parfois la source du

pouvoir de la loi et des magistrats6 et la nature du « mandat » donné aux juges par la

société7.

69. L’effervescence intellectuelle qui caractérise la doctrine privatiste au début du XXe siècle8 ne modifie pas sensiblement cet état de fait. En dépit de références

jusnaturalistes persistantes et de problématiques sociologiques nouvelles, l’architecture des manuels d’introduction au droit demeure invariable, tout comme leur désintérêt pour la question du fondement du pouvoir de juger. Par la suite, le renforcement d’un positivisme juridique revendiquant que le juriste puisse négliger « la raison profonde (…) de la soumission au droit » pour « se contenter de dire que la loi est obligatoire »9 permet de disqualifier de manière définitive cette

interrogation. Malgré la variété des sensibilités philosophiques caractérisant les introductions au droit écrites par les civilistes du XXe siècle10, toutes dissolvent le

problème de la légitimité institutionnelle du juge dans un ordre légal dont les soubassements relèvent du droit public.

1

Comme l’a remarqué Carbonnier (J.), « interrogés sur ce qu’est pour eux l’État », les civilistes citent la justice : « cette partie de l'État qui est judiciaire », « L’État dans une vision civiliste », Droits, 1992, n° 15, p. 34.

2

Dans leurs introductions au droit, les civilistes envisagent principalement la question du pouvoir de juger sous l'angle de la séparation des pouvoirs (infra n° 127).

3

Aubry (C.) et Rau (C.), Cours de droit civil français, 4e

éd., Paris, Cosse, Marchal & Cie, 1869, Tome 1, p. 44.

4

Ibidem. V. également p. vi.

5

C’est le plus souvent sous cet intitulé, ou sous un titre approchant, que les juristes du XIXe

siècle développent une introduction au droit qui précède l’analyse proprement dite du Code civil.

6

Encore faut-il remarquer que les auteurs s’efforçant de fonder le pouvoir souverain font rarement référence aux catégories de peuple et de nation (v. cependant Toullier (C.B.M.), Le droit civil français,

suivant l’ordre du Code Napoléon, Rennes, Vatar, 1811, Tome 1, not. p. 15 ; rappr. Huc (T.), Commentaire théorique & pratique du Code civil, Paris, Pichon, 1892, Tome 1, pp. 15-17). Ils préfèrent

le plus souvent asseoir l’autorité de la loi positive sur « les règles immuables de la justice éternelle » (v. par exemple Demante (A.M.), Programme du cours de droit civil français, 2e

éd., Paris, Alex–Gobelet, 1835, Tome 1, pp. 3-5 ; Marcadé (V.), Explication théorique et pratique du Code Napoléon, 5e

éd., Paris, Cotillon, 1855, Tome 1, p. 15 ; Baudry-Lacantinerie (G.), Précis de droit civil, 2e éd., Paris, Larose et Forcel, 1885, Tome 1, p. 1). Cf. Arnaud (A.-J.) sur le processus de dissociation du droit et de la politique dans le discours des civilistes du XIXe

(Les juristes face à la société…, préc., p. 60).

7

Mourlon (F.), Répétitions écrites sur le Code civil, 12e

éd., Paris, Garnier, 1884, Tome 1, p. 62.

8

Atias (C.), « Premières réflexions sur la doctrine française de droit privé (1900-1920) », RRJ, 1981, p. 189.

9

Ripert (G.) et Boulanger (J.), Traité élémentaire de droit civil de Marcel Planiol, Paris, LGDJ, 1946, Tome 1, p. 7.

10

Wiederkehr (G.), « Éléments de philosophie du droit dans les manuels contemporains de droit civil »,

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