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É TENDUE DE LA COMPETENCE DES MAGISTRATS

Dans le document La fonction de juger (Page 80-85)

L’application de la loi, objet de l’activité du juge

A. É TENDUE DE LA COMPETENCE DES MAGISTRATS

« La iurisdiction (…) prise généralement se peut definir une puissance publique de rendre droict, & administrer iustice. »

Louys Charondas le Caron, Somme rural, ou Grand

coustumier général de practique civil et canon, composée par

Jean Boutillier, revue par Louys Charondas le Caron, Paris, 1603, p. 18.

144. Confiée à des sujets dotés d’un pouvoir de jurisdictio, l’administration de la justice est pensée à travers cette notion issue du droit romain. Mais malgré les efforts développés par les savants pour en déterminer précisément les multiples facettes, cette catégorie juridique ne permet pas de rendre compte matériellement de la compétence des magistrats (1). La variété de leurs attributions, tant de justice que de police, fait obstacle, il est vrai, à une définition synthétique de l’activité des juges par les jurisconsultes (2).

1–CONTENU DE LA JURISDICTIO

145. Usant de l’art de la distinction, les docteurs de l’ancien droit fragmentent à l’extrême la jurisdictio pour mieux rendre compte des multiples facettes du pouvoir des magistrats (a). Menaçant la cohésion de cette notion, ce fractionnement conduit à en rechercher l’unité, non dans sa finalité pacificatrice, mais dans sa qualité de pouvoir juridique formel donnant compétence aux magistrats (b).

a – La jurisdictio fragmentée

146. Réintroduite par les juristes médiévaux dans les représentations du pouvoir, la notion de jurisdictio demeure tout au long de l’Ancien Régime l’outil polysémique grâce auquel les jurisconsultes désignent la puissance du justicier légitime. Cette « dignité, par laquelle les seigneurs ont pouvoir de faire iustice des méfaits & plaintes qui sont faictes en leur terre »1, telle que la définit Boutillier au

XIVe siècle, renvoie à la fois à une puissance et à une activité. Quatre siècles plus tard et quelques années avant la Révolution, Ferrière s’en tient toujours à ces deux principes essentiels, qui voit dans la jurisdiction « l’autorité publique, accordée à celui qui en est pourvu, pour connoitre & juger des différends des Particuliers »2.

147. Une telle permanence ne doit cependant pas faire croire à l’existence d’un concept homogène articulant deux éléments simples rigoureusement circonscrits. D’une part, les docteurs établissent des distinctions théoriques permettant de différencier plusieurs degrés de pouvoir rangés sous cette notion générale3. D’autre

part, ils la déclinent selon diverses modalités pour identifier les multiples formes

1

Somme rural, ou Grand coustumier général de practique civil et canon, composée par Boutillier (J.),1e

éd. 1387, revue par Louys Charondas le Caron, Paris, 1603, p. 8.

2

Ferrière (C.-J. de), Dictionnaire de droit et de pratique, Paris, 1771, Tome 2, V° Jurisdiction, p. 97.

3

d’exercice de la justice, et par extension les nombreux organes en charge de la rendre. L’Encyclopédie offre un éclatant témoignage de cette fragmentation conceptuelle : ses auteurs présentent la « Jurisdiction » en quelques lignes1 avant

d’enrichir cette définition de plus de cinquante catégories, chacune soumettant la notion à un prédicat particulier2.

148. Le morcellement de cette notion est opéré avec une rigueur particulière dans le Traité de l'administration de la Justice publié en 1771. Jousse y reprend la distinction romaine classique opposant la « Jurisdiction proprement dite » à la « puissance publique, appelée imperium »3. Mais il propose également à titre

accessoire une série de critères pour analyser de manière plus fine le pouvoir des magistrats4. Considérant successivement la Jurisdiction « par son objet », « par

rapport à son étendue » et en fonction de ses fondements juridiques, le jurisconsulte dresse une typologie complexe. Il énonce une série de doublets conceptuels permettant de quadriller la « Jurisdiction en général » et d'en révéler les aspects particuliers. Il oppose ainsi terme à terme « Jurisdiction civile » et « Jurisdiction criminelle », « Jurisdiction pleine et entière » et « Jurisdiction imparfaite ou limitée », « Jurisdiction volontaire » et « Jurisdiction contentieuse », « Jurisdiction ordinaire » et « Jurisdiction extraordinaire ». Il divise enfin la « Jurisdiction, en Jurisdiction propre, en Jurisdiction prorogée, & en Jurisdiction déléguée ». Dans ce tableau, l’émiettement de la notion générique n’exclut cependant pas sa cohésion.

b – La jurisdictio unifiée

149. En dressant la carte de la jurisdiction et en éclairant les lignes de fracture qui la parcourent, Jousse cherche à cerner au mieux la complexité de l’appareil judiciaire de la fin de l’Ancien Régime. Mais la variété des points de vue adoptés, l'absence de hiérarchisation entre les critères de distinction proposés et le recours à une casuistique complexe pour en éclairer le sens ne permettent pas de préciser aisément la nature de la matière juridictionnelle. Pourtant, en deçà des multiples distinctions qu’il établit, le jurisconsulte offre la clé autorisant à penser cette notion dans son unité.

150. Selon la définition la plus générale qu’il en propose5, la jurisdiction désigne

un ensemble de pouvoirs dont la finalité est d'assurer la résolution des causes civiles

1

« jurisdictio, quasi potestas jus dicendi, est le droit de rendre la justice à quelqu’un. Quelquefois le terme de jurisdiction est pris pour le tribunal où se rend la justice, ou pour les officiers qui la composent. Quelquefois aussi ce terme signifie le territoire qui dépend du tribunal, ou bien l’étendue de sa compétence », V° Jurisdiction (Jurisprud.), Encyclopédie…, préc., Tome 9, p. 72.

2

Outre les multiples juridictions de corps particuliers, sont envisagées successivement les jurisdictions civile, coactive, commise, contentieuse, correctionnelle, criminelle, déléguée, ecclésiastique, entière, extérieure, extraordinaire, extravagante, féodale, gracieuse, intérieure, oeconomique, ordinaire, pénitentielle, personnelle, privée, propre, prorogée, réelle, royale, séculière, simple, spirituelle, subalterne, supérieure, temporelle, volontaire…, Encyclopédie…, préc., Tome 9, pp. 72-81.

3

Jousse (D.), Traité de l'administration de la Justice, préc., vol. 1, p.12.

4

Jousse (D.), op. cit., p. 12 et s.

5

« La jurisdiction considérée en général, comprend toute connoissance, prononciation, réglement ou décision, en quelque cause que ce soit, Civile ou Criminelle », Jousse (D.), op. cit., p. 1.

ou criminelles. Conforme à la tradition théorique précédemment évoquée, cette formule vise une somme de prérogatives juridiques identifiables grâce à un critère téléologique. Mais en dépit de son caractère opératoire, ce cadre s’avère trop étroit pour rendre compte de la variété des droits attachés à la « Jurisdiction des Magistrats ». La mission pacificatrice des juges s’avère en effet insuffisante pour rendre compte de l’intégralité de leur puissance institutionnelle et l’éminent processualiste doit reconnaître que celle-ci renferme certains actes sans rapport « à la jurisdiction proprement dite »1.

151. Revenant sur les fonctions essentielles de la « Jurisdiction des Juges » quelques pages plus loin2, Jousse reconnaît implicitement que le critère finaliste,

antérieurement mis en exergue pour la définir, ne permet de l'identifier qu'imparfaitement. Le flou de la notion joue en faveur d’une interprétation organique la confondant avec la compétence générale des magistrats. Elle inclut, en effet, l'ensemble des prérogatives leur étant conférées quelle que soit leur nature. Parmi elles, le pouvoir de « connoître des causes et différents des Particuliers » est expressément cité, mais il n'épuise pas l'ensemble des pouvoirs de jurisdiction susceptibles de leur être attribués « par des concessions particulières »3. Signe avant-

coureur d’une forme de positivisme juridique qui s’épanouira après la Révolution, l’unification conceptuelle de la juridiction par sa réduction à la compétence laisse entière la question des attributions réelles conférées aux magistrats.

2–ATTRIBUTIONS DES JUGES

152. Constatant la variété des fonctions exercées par les parlementaires des Cours souveraines, Bernard de la Roche-Flavin en rend compte en ces termes : « la Magistrature estre composée de plusieurs & diverses charges distinctes, & différentes ; & la fin d’icelles n’estre que paix, union, bien & utilité publique »4. La

formule est ample et recouvre les deux tâches principales des juges d’Ancien Régime : l’exercice de la justice (a) et l’administration de la police qui en découle (b).

a – La justice

153. Vertu, institutions et pratiques peuvent incarner tour à tour la notion de Justice, mais dans sa dimension la plus concrète, celle-ci désigne l’activité du magistrat tranchant les litiges. Pour les anciens auteurs, la fonction judiciaire consiste d’abord à « faire droict entre les parties »5 et c’est à cette fin que les juges

sont institués. Les ouvrages de Pratique Judiciaire rappellent dans leurs propos introductifs cette qualité première du magistrat qui « benignement preste audience »

1

Ibid.

2

Jousse (D.), op. cit., p. 16.

3

Ibid.

4

La Roche-Flavin (B. de), op. cit., Liv. VIII, Chap. 65, p. 535.

5

aux « deux litigans » et « en administrant droicte iustice, pronunce la sentence contre l’un des deus, condamnant l’un, & donnant sentence au profit de l’autre »1.

154. Rempli selon Loyseau par « les principaux de chacun Village » à qui le peuple « se rapportoit de ses différends, & même de la punition des coupables » avant « que la Monarchie françoise commença »2, l’exercice de la justice n’a jamais

été exclusivement réservé aux magistrats. Dans le discours des jurisconsultes, les figures de la conciliation infra-judiciaire3 côtoient souvent les voies de la justice

institutionnelle4. Au point d’ailleurs que les frontières conceptuelles s’en trouvent

brouillées comme en témoigne Domat : « quoique les arbitres ne soient pas juges par un titre qui leur donne absolument cette qualité (…), ils exercent les mêmes fonctions que feraient les juges »5.

155. Les magistrats ne sont donc pas les seuls dotés de « la faculté de décider les différens des particuliers » 6

. Mais, au contraire des médiateurs ne relevant pas de l’ordre judiciaire, ils exercent « une puissance légitime » dont la fonction est de faire à la fois « accomplir le devoir » et « cesser le désordre » 7. De cette qualité

particulière découlent leurs attributions en matière de juridiction volontaire et de pouvoir réglementaire. Le Roi a en effet délégué aux officiers « sa justice et ce qui en procède de façon connexe, à savoir la Police »8

.

b – La police

156. A l’image des conceptions médiévales, qui font du juge le garant de l’ordre social autant que l’arbitre des différends privés, les magistrats connaissent longtemps sans distinction « de l’administration de la Justice et de l’administration de la Police »9. Cette confusion persiste jusqu’au XVIe siècle, époque à laquelle

Bacquet élabore pour la première fois10

une différenciation fonctionnelle entre ces deux prérogatives. Dans son Traicté des droicts de iustice, il pose que les « droict de Iustice, & de Police, n’ont rien de commun l’un avec l’autre »11 et établit ainsi une

distinction reprise et approfondie par la plupart des publicistes du XVIIe siècle.

1

Josse de Damhoudere, Practique iudiciaire es causes civiles, Anvers, 1572, p. 1.

2

Loyseau (Ch.), « Discours de l’abus des justices de village », préc., p. 1.

3

Sur L’infra-judiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine, v. les actes du colloque de Dijon (5-6 octobre 1995), Garnot (B.), dir., Dijon, Presses universitaires de Dijon, 1996.

4

Sur ce point, v. les premières pages de l’article de Clère (J.-J.), « Recherches sur l’histoire de la conciliation en France aux XVIIIe

et XIXe

siècles », MSHDI, n° 46, 1989, p. 191.

5

Domat (J.), « Le droit public », préc., Livre II, Titre VII, sect. 1, p. 151.

6

Ferrière (C.-J. de), Dictionnaire de droit et de pratique, préc., Tome 2, V° Juge, p. 78.

7

Ibid.

8

Payen (P.), Les arrêts de règlement du Parlement de Paris au XVIIIe

siècle. Dimension et doctrine,

Paris, PUF, 1997, p. 174.

9

Sicard (G.), « Administration et justice dans l’histoire des institutions françaises », préc., p. 77.

10

Boulet-Sautel (M.), « Police et administration en France à la fin de l’Ancien Régime », préc., p. 50.

11

157. Véritable « innovation épistémologique et technique » permettant au savoir gouvernemental de s’appliquer aux hommes1, le droit de police consiste

essentiellement à « faire des reglemens particuliers pour tous les citoyens »2.

Théoriquement, cette attribution « excede la puissance d’un simple juge qui n’a pouvoir que de prononcer entre le demandeur & le defendeur »3 mais, en pratique,

les magistrats exercent fréquemment les deux activités : s’il y a des « charges dont les fonctions sont mêlées de justice et de police, d’autres qui n’ont que des fonctions de justice sans police ; (…) il n’y en a point qui aient la direction de la police sans quelque administration de justice, car les réglemens de la police ne peuvent s’observer sans le ministère de l’autorité propre à la justice »4.

158. S’exprimant sous la forme majestueuse d’arrêts de règlement émis par les cours souveraines ou sous la forme mineure d’ordonnances rendues par les juges inférieurs, le pouvoir de police s’exerce dans les domaines les plus variés5. Les

anciens auteurs ne sont pas unanimes sur l’étendue de la compétence des diverses juridictions. Pour autant, dans les représentations juridiques du XVIIIe siècle, la police générale demeure « indissociable de la fonction judiciaire »6 et ressortit de

manière privilégiée au Parlement « à cause précisément de sa mission de juger sans appel »7. Expression par délégation du pouvoir royal, l’arrêt de règlement est au

« service de la loi et du roi » mais confine en pratique à l’exercice d’une fonction législative autonome. Il est l’une des faces « de la liberté plénière que les jugements en équité illustrent en matière de procès »8.

1

Napoli (P.), « "Police" : la conceptualisation d'un modèle juridico-politique sous l'Ancien Régime »,

Droits, 1994, n° 20, p. 194.

2

Loyseau (C.), « Traicté des seigneuries », préc., Chap. IX, § 3, p. 47.

3

Ibid.

4

Domat (J.), « Le droit public », préc., Livre II, Titre I, sect. 1, p. 124.

5

Pour une vue d’ensemble, v. Mestre (J.-L.), Introduction historique au droit administratif français, préc., p. 160 et s. ; rappr. Payen (P.), op. cit., pp. 164-170 ; pour un exemple particulier, v. Hildesheimer (F.), « Les Parlements et la protection sanitaire du Royaume », in Poumarède (J.) et Thomas (J.), dir., Les

Parlements de province…, préc., p. 483 et s.

6

Payen (P.), op. cit., p. 501.

7

Ibid.

8

Dans le document La fonction de juger (Page 80-85)