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L ’ ESPRIT DES LOIS

Dans le document La fonction de juger (Page 60-63)

Le pouvoir de juger dans l’État souverain

L ’ ESPRIT DES LOIS

102. La portée du type idéal constitutionnel élaboré à partir de l’expérience anglaise est minimisée par Montesquieu qui affirme la prépondérance des structures traditionnelles de l'État sur la règle de non-confusion des pouvoirs. La primauté des formes institutionnelles léguées par l’histoire sur les principes théoriques abstraits se vérifie dans les exceptions qui grèvent ces derniers au sein même de la Constitution

1

Seurin (J.-L.), « Les origines historiques de la séparation des pouvoirs », in Études offertes à Jean-Marie

Auby, Paris, Dalloz, 1992, not. p. 652 et s.

2

Montesquieu, op. cit., Part. 2, Liv. XI, Chap. V, p. 294.

3

Sur l’ensemble de la théorie constitutionnelle élaborée par Montesquieu, v. Eisenmann (C.), « La pensée constitutionnelle de Montesquieu », in La pensée politique et constitutionnelle de Montesquieu.

Bicentenaire de l’esprit des lois, préc., p. 133. Du même auteur, v. également « "L'esprit des lois" et la

séparation des pouvoirs », in Mélanges R. Carré de Malberg (1e

éd. 1933), Vadus : Topos, Paris : E. Duchemin, 1977. Pour une lecture critique des thèses d'Eisenmann, v. Bacot (G.), « L'esprit des lois, la séparation des pouvoirs et Charles Eisenmann », RDP, 1992, p. 617.

4

Montesquieu, op. cit., Part. 2, Liv. XI, Chap. VI, p. 294.

5

Montesquieu, op. cit., pp. 295-296.

6

Montesquieu, op. cit., p. 296.

7

Sur le caractère inséparable de ces trois dimensions, v. Timsit (G.), op. cit.

8

d’Angleterre ; elle témoigne de l’épaisseur sociale des institutions juridiques (a). Quant à l'accent mis sur la relativité de la finalité libérale du système anglais, il atteste a contrario de la variété des constitutions légitimes susceptibles d’organiser les États modérés (b).

a – Epaisseur des institutions juridiques

103. L’examen de la Constitution d’Angleterre menée dans l'esprit des lois ne se limite pas à la mise au point d’un idéal type établissant la non-confusion des prérogatives juridiques étatiques. Elle est complétée par une analyse qui justifie l’agencement des pouvoirs au regard de la structure de la société1

. Le baron de la Brède part d’une monarchie, une société d’ordres2, et se donne pour objectif

d’équilibrer les trois puissances sociales que sont le roi, l’aristocratie de la chambre haute et les citoyens de la chambre basse. Fruit d’une volonté constante de prévenir l’abus du pouvoir, cette approche implique non seulement la « non-confusion des trois pouvoirs, ou non identité de leurs trois organes » mais également la « co- souveraineté de plusieurs forces sociales et politiques »3.

104. De ces deux logiques – respectivement juridique et sociale - Montesquieu accorde la priorité à la seconde4

. Dans le modèle anglais, le principe de la séparation du pouvoir judiciaire qui ressort de la logique de non-confusion des prérogatives étatiques cède le pas devant la nécessaire co-souveraineté des forces politiques. En effet, pour parfaire l’équilibre entre ces dernières, et « quoiqu’en général la puissance de juger ne doive être unie à aucune partie de la législative »5

, Montesquieu identifie plusieurs situations dans lesquelles le pouvoir législatif empiète sur le judiciaire et s’érige en tribunal. Parmi ces hypothèses, retenons le privilège réservé aux aristocrates d’être jugé « non pas devant les tribunaux ordinaires de la nation, mais devant cette partie du corps législatif qui est composé de nobles »6, et le principe voulant que la justice politique soit poursuivie « par la

partie législative du peuple » devant « la partie législative des nobles »7.

105. Autant que l’idéal de séparation du pouvoir judiciaire, ces propositions sont au cœur de la conception de la puissance de juger que Montesquieu déduit du système anglais. Rapprochées de l’exclusion formelle de toute intervention royale

1

Pour Montesquieu, l’analyse du cadre juridique formel organisant l’exercice des trois pouvoirs ne présente d’intérêt que si on la relie aux fondations sociales qui le soutiennent. Ainsi remarque-t-il qu’à Venise « le grand conseil a la législation ; le prégady, l’exécution ; les quaranties, le pouvoir de juger ». Mais cette distinction des organes est sans valeur du fait « que ces tribunaux différents sont formés par des magistrats du même corps ; ce qui ne fait guère qu’une même puissance », op. cit., Part. I, Liv. XI, Chap. VI, p. 295.

2

Eisenmann (C.), « La pensée constitutionnelle de Montesquieu », préc., p. 156.

3

Ibid.

4

Ibid.

5

Montesquieu, op. cit., Part. 2, Liv. XI, Chap. VI, p. 301.

6

Ibid.

7

dans le domaine de la justice prononcée en un autre passage de l’esprit des lois1,

elles ont été interprétées comme le signe d’une volonté délibérée d’opérer un partage des pouvoirs juridiques au profit de la noblesse2. Elles témoignent en tout état de

cause de la priorité donnée aux forces traditionnelles réelles qui animent l’appareil institutionnel sur les principes constitutionnels abstraits. Confrontés aux équilibres sociaux qu’il convient de conserver, ces derniers doivent plier. Cela explique pourquoi il existe non pas un seul et unique plan pertinent d’aménagement des pouvoirs mais une variété de constitutions légitimes.

b – Variété des constitutions légitimes

106. L’épure de la Constitution d’Angleterre proposée par Montesquieu doit être envisagée à l’aune du statut théorique qui lui est attribué. A défaut, le risque est grand de se méprendre sur la valeur paradigmatique de ce qui peut être tout à la fois un modèle et un contre-modèle d’organisation des pouvoirs3. Or, il apparaît

clairement que si l'auteur de l'esprit des lois porte une évidente admiration aux institutions anglaises, il se garde bien de les élever au rang de modèle valable en tous temps et en tous lieux, et de faire l’apologie du libéralisme qui les caractérise.

107. Ennemi du despotisme, Montesquieu ne fait pas pour autant de la liberté politique un critère d’évaluation des modes de gouvernement. Il n’y voit que l’un des nombreux buts de valeur relative4 susceptibles d’être poursuivis par des Etats

dont la finalité première est de se maintenir5. Constatant qu’elle est fermement

établie par les lois anglaises, il ne prétend pas « ravaler les autres gouvernements, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une modérée »6. D’ailleurs dans les monarchies qui, au contraire de l’Angleterre, n’ont

pas « la liberté pour leur objet direct », il peut résulter indirectement « un esprit de liberté qui (...) peut faire d’aussi grandes choses, et peut-être contribuer autant au bonheur que la liberté même »7.

1

« Dans les Etats despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution serait détruite ; les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis… », Montesquieu, op. cit., Part. 1, Liv. VI, Chap. V, p. 205.

2

L’ancien parlementaire qu’est Montesquieu n’aurait pas oublié l’origine de sa condition quant il vante les mérites de la Constitution d’Angleterre. Pour Althusser (L.), le plan institutionnel proposé dans le chapitre VI du Livre XI de l’esprit des lois aboutit « au choix politique de Montesquieu », celui de la noblesse, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, Quadrige / PUF, 1985, not. pp. 97-108. Cette interprétation est corroborée par l’attitude de la noblesse de robe à l’égard de cet auteur : « L’esprit des

lois sera jusqu’en 1789 la véritable Bible des parlements, qui y puiseront tous les arguments dont ils

essaieront d’étayer leurs remontrances », Godechot (J.), Les institutions de la France…, préc., p. 9.

3

Binoche (B.), op. cit., p. 262.

4

Groethuysen (B.), Philosophie de la Révolution française…, préc., p. 131.

5

Sur « l’objet des Etats divers », v. De l’esprit des lois, Part. 2, Liv. XI, Chap. V, p. 293. Montesquieu y explique que « quoique tous les Etats aient, en général, un même objet qui est de se maintenir, chaque Etat en a pourtant un qui lui est particulier ». Parmi ces fins particulières, on trouve entre autres l’agrandissement, la tranquillité publique, la liberté naturelle - objet de la « police des sauvages » - ou encore la liberté politique.

6

Montesquieu, op. cit., Part. 2, Liv. XI, Chap. VI, p. 304.

7

108. Dans cette perspective, la constitution anglaise perd « le bénéfice d’une quelconque exclusivité de droit »1. Le tryptique, liant la séparation du pouvoir

judiciaire, l’élection des magistrats et la stricte soumission des jugements à la loi, qui caractérise la puissance de juger dans la Constitution d’Angleterre, ne peut se voir attribuer le statut d’unique mode d’administration légitime de la justice. Tant que le prince et ses ministres s’abstiennent de juger, condition fondamentale évitant à la monarchie de sombrer dans le despotisme, il n’est pas préjudiciable aux régimes continentaux que « les trois pouvoirs n’y (soient) point distribués et fondus sur le modèle » de la Constitution anglaise : en effet, « ils ont chacun une distribution particulière, selon laquelle ils approchent plus ou moins de la liberté politique »2.

Oubliant cette leçon de Montesquieu, ses héritiers ont en revanche retenu celle selon laquelle certains aménagements de la puissance de juger sont susceptibles de favoriser la liberté politique.

§

2.

L'

AUTORITE JUDICIAIRE ET LA SEPARATION RATIONNELLE

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