Mais au‐delà des accusations portées contre certains textes poétiques, la poésie joue‐t‐elle aussi un rôle dans les litiges touchant d’autres sujets que la liberté d’expression ? N’est‐elle pas forcément disqualifiée ou déplacée dès qu’il s’agit de plaider l’attribution d’une terre, d’un héritage, ou d’une dette ? Bref, que reste‐t‐il de poétique dans un procès où les parties se disputent des biens matériels (et l’honorabilité qui leur est associée) ? On pouvait s’attendre à ce que la poésie demeurât un moyen pour les auteurs de communiquer pendant leur procès et d’en modeler le souvenir dans leurs publications ultérieures. Mais la fréquence du recours à la poésie et surtout la forte connexion entre les poèmes et les démarches des plaideurs s’avèrent étonnantes. Pour rendre compte de cet étonnement, la troisième partie s’attache à penser les caractéris‐ tiques d’une poésie judiciaire, qui se présente comme l’extension et la diversification de ce qu’on désigne habituellement comme de la poésie carcérale, et qui se substitue de manière paradoxale à la rhétorique judiciaire attendue. Nous proposons d’envisager ce type d’écriture comme un genre poétique reconnaissable à ses thèmes (le procès, du crime au jugement – avec ses conséquences –, en passant par les phases laborieuses de l’attente ou de la « sollicitation ») et à ses fonctions simples (exprimer le vécu du justiciable pour lui donner sens, échanger avec les acteurs ou les « spectateurs » impli‐ qués dans la procédure). Il est devenu courant d’introduire une nouvelle étiquette de genre pour légitimer un corpus particulier, ou tout simplement le mettre en lumière. Ici, nous avons voulu avant tout nous servir de la notion de genre comme d’un instrument pour reconstituer l’assemblage singulier de contraintes et de solutions poétiques variables qui procède de l’expérience du procès.
La notion d’expérience a également le vent en poupe en littérature et dans les sciences humaines96. Son attrait tient sans doute à ce qu’elle permet d’insister sur l’ancrage d’une activité langagière dans la réalité, tout en évitant d’employer le terme de
praxis, qui n’appartient pas au langage courant, ou celui d’action, qui suppose un idéal de
l’action politique s’arrachant à l’inertie des égoïsmes et des injustices – activisme du militant ou, sur un plan plus philosophique, cette action qui, dans la pensée d’Arendt,
96
Voir notamment L’Expérience, dir. L. de Nervaux‐Gavoty, Paris, M. Houdiard, 2013, t. II ; P. Bergounioux, Le Style comme expérience, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013 ; Tracés, n°30, 2016,
fait exister un monde commun97. Le terme d’expérience atténue la différence entre l’activité du sujet acteur et la passivité du sujet assujetti, entre l’initiative humaine et la reproduction contrainte des habitudes. Par exemple, elle permet d’envisager l’employé qui subit l’ennui d’un travail répétitif moins comme la victime d’une aliénation « en pure perte » que comme le dépositaire d’un savoir empirique sur cette situation difficile, qui lui donne la possibilité de comprendre le monde et d’entrer en relation avec les autres. Dans les études littéraires, la notion d’expérience évoque surtout la richesse humaine des histoires que l’on se raconte, ce trésor de « choses vues » ou vécues que recèle l’art du « conteur » ou du « narrateur » héritier des artisans et des marins, tel que l’a conçu Walter Benjamin98. Selon Benjamin, la modernité définie par le régime de l’information rendrait les hommes pauvres en expérience, car les histoires, réduites à des faits d’actualité, ne seraient plus des réservoirs de sagesse. Hélène Merlin‐Kajman a fait de ce constat un pivot important de sa théorie de la littérature comme une des formes qui assurent la médiation symbolique nécessaire au développement des sociétés humaines, médiation pouvant être amoindrie et même déchirée par les effets traumatiques de l’Histoire99. En tout cas, la multiplication actuelle des usages scientifiques du terme témoigne d’un même désir d’humaniser la vie moderne en concevant la possibilité d’un langage façonné par le maniement des choses.
Notre troisième partie tente donc de restituer cette expérience de la justice qui est le point commun de nos différents poètes et qui prend forme et sens dans leur poésie judiciaire. Le premier chapitre analyse les contraintes de ce genre singulier qui appré‐ hende les choses et les mots du droit, autrement dit un matériau a‐poétique. La concep‐ tion éditoriale de L’Enfer et du Second Enfer par Dolet sert alors à dégager un modèle de la poésie judiciaire, une poésie où la continuité thématique implique une variété formelle importante qui laisse apparaître les différentes situations rencontrées par le justiciable. Le commentaire de poèmes de Boyssoné ou de Charles Fontaine permet alors de mesurer la tension inhérente à l’échange avec les magistrats, vis‐à‐vis desquels le poète peut se
97
Voir H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann‐Lévy, « Pocket Agora », 1983, en particulier p. 41‐46.
98
Voir W. Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov » (1936), dans
Id., Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 205‐229.
99 Voir H. Merlin‐Kajman, Lire dans la gueule du loup, op. cit., et L’Animal ensorcelé. Traumatismes,
sentir en connivence ou en décalage, mis en valeur ou pris à défaut, selon la façon dont il conçoit les rapports entre lettres et droit.
Le chapitre suivant propose une analyse plus pragmatique des différentes fonc‐ tions de la poésie judiciaire selon les formes poétiques employées, de la sollicitation des juges à la consolation du prévenu, en passant par la narration du cas et la représentation de l’adversaire. Il développe l’hypothèse formulée en début de partie, selon laquelle le recours à cette poésie dans le cours de la procédure vise à atteindre par des voies plus ou moins détournées l’efficacité d’une rhétorique judiciaire, autrement dit, vise à persuader le destinataire par un certain refus de la persuasion, sensible en particulier dans l’esthétique naïve des formes brèves ou l’évidement de la narration. On insiste cependant sur la pluralité des solutions adoptées par les poètes, dont certaines sont plus proches du modèle oratoire du plaidoyer. Les exemples commentés sont tirés d’une variété d’œuvres, y compris des poèmes de soutien composés par des confrères de l’auteur en procès, mais le recueil manuscrit de Boyssoné demeure la source d’inspiration principale. Par souci d’interroger l’apport de ces analyses, le chapitre se termine par une interprétation des
Regrets qui mobilise la catégorie de poésie judiciaire pour tenter de renouveler la
compréhension du sonnet 130 (« Et je pensais aussi ce que pensait Ulysse… »), en lien avec les procès de la famille Du Bellay.
Mais cette lecture de la poésie judiciaire « en situation », au plus près des circons‐ tances de la procédure, pourrait faire oublier que l’écriture s’inscrit dans une temporalité plus longue, ne serait‐ce que parce qu’elle a (le plus souvent, du moins) vocation à être publiée après la fin du procès. Cette prolongation dans le temps et cette ouverture à un lectorat accentuent l’importance de la représentation des événements judiciaires par le poète, avec les aménagements possibles qu’elle suppose. Mais comment s’opèrent ces aménagements ? Suivant quels procédés et quels archétypes littéraires ? Bref, quelles sont les appuis ou les limites de l’inscription du vécu du justiciable au cœur de l’œuvre ? Les troisième et quatrième chapitres sont donc consacrés à l’étude de l’écriture du procès dans deux ouvrages néo‐latins publiés peu après que leurs auteurs ont obtenu la grâce royale pour un crime grave.
Le premier est le recueil de Carmina (1538) que Dolet fait paraître plus d’un an après avoir risqué la peine capitale à Lyon, pour avoir tué un peintre dans une rixe à la Saint‐Sylvestre. Le livre attire l’attention par la façon singulière dont il poétise ce hasard sanglant, instaurant un rapport tacite avec des poèmes plus anciens repris dans le
recueil, qui évoquent les démêlés du poète avec la justice toulousaine. Notre interpréta‐ tion de la composition de cet ouvrage marqué par l’influence de la lyrique d’Horace vise à montrer comment Dolet met les deux drames en lumière pour en faire les étapes d’un retournement spectaculaire, sa consécration en tant qu’écrivain, avortée d’abord à Toulouse, puis aboutie lorsqu’il obtient, grâce au soutien des humanistes du royaume, le pardon du roi pour son meurtre commis à Lyon. Le concept d’identité narrative forgé par Paul Ricœur (et devenu une référence privilégiée dans la théorie littéraire actuelle100) nous aide à penser cette « refiguration » de l’événement, qui fait de la crise judiciaire le moment fondateur d’une identité personnelle et poétique, sans effacer toute trace de l’angoisse provoquée par le risque de condamnation à mort.
Tout autre est la facture de la Paraphrasis in psalmum septimum et psal‐
mum XXXIII (1543) que Charles de Sainte‐Marthe publie au sortir du long procès en
hérésie qui lui est intenté à Grenoble ; détenu en prison pendant tout le temps de la procédure, soit vingt‐sept mois au total, l’auteur y rédige la première partie du texte, qu’il achève après son acquittement101. Pour se soutenir dans l’épreuve et méditer sur son sort, Sainte‐Marthe paraphrase librement, dans une prose logorrhéique, deux cantiques de David : ainsi, tout en prenant la poésie sacrée pour modèle, il abandonne de fait l’écriture poétique. En resituant ce choix dans la lignée des paraphrases et des exégèses du psautier, on voit comment il inverse la configuration énonciative et symbolique des paraphrases en vers d’un Marot ou d’un Buchanan. Chez ces derniers, le travail sur le lyrisme biblique en contexte de répression permet d’affirmer l’indépendance majestueuse de l’écriture poétique, tout en diluant la biographie du paraphraste dans un « je » chrétien universel. Au contraire, dans la Paraphrasis de 1543, le vécu de Sainte‐Marthe est mis en avant, opérant à la fois l’actualisation explicite des motifs judiciaires présents dans les Psaumes, et la disparition de l’identité poétique construite par la Poesie fran‐
çoise de 1540. La pauvreté littéraire du texte est à la mesure de l’énergie avec laquelle il exprime la situation d’un auteur inculpé, à travers un discours religieux qu’on peut dire engagé. 100 Voir P. Ricœur, Soi‐même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 137‐198, et A. Gefen, « “Retours au récit” : Paul Ricœur et la théorie littéraire contemporaine », Fabula. Les colloques [En ligne], mai 2013, L’Héritage littéraire de Paul Ricœur, consulté le 23 octobre 2017. 101
Sainte‐Marthe, In Psalmum septimum et Psalmum XXXIII Paraphrasis, Lyon, Le Prince, 1543. Voir C. Ruutz‐Rees, Charles de Sainte‐Marthe (1512‐1555), étude sur les premières années de la Renaissance
L’analyse de ces déplacements entre la création poétique et l’écriture de soi, entre le « je » lyrique et le « je » prosaïque du justiciable, se conclut par un épilogue où l’on revient sur le cas à part du Recueil des inscriptions que Jodelle fait paraître en 1558, après l’échec cuisant du spectacle théâtral (deux « mascarades ») organisé à l’Hôtel de Ville de Paris en l’honneur d’Henri II, pour célébrer la reprise victorieuse de Calais par les troupes françaises102. L’ouvrage, le seul publié du vivant de l’auteur, ne peut pas être mis sur le même plan que ceux de Dolet et Sainte‐Marthe, car Jodelle n’a pas subi les foudres de la justice pour son fiasco. Pourtant, il semble qu’il ait eu pour conséquence lointaine et indirecte la condamnation à mort par contumace du poète ; comme pour Muret, Bèze et Marot, la sentence sera levée plus tard. Le Recueil, alternance d’apologie personnelle en prose et de restitution du texte poétique de ses « mascarades » et des « inscriptions » composées pour la décoration de la salle, rejoue donc la fête à l’irréel du passé, telle qu’il aurait voulu qu’elle se déroulât. Mais cette justification immédiate, visant à retourner l’échec en démonstration de grandeur, comme le fait Dolet, nous apparaît aussi, connais‐ sant la suite de l’affaire, comme l’anticipation du procès à venir. La lecture du Recueil nous installe donc dans une sorte d’« uchronie » où le drame judiciaire est déjà en cours sans avoir commencé. On y voit Jodelle incarner et mettre en mots ce qui nous semble être l’ambivalence même de la condition poétique (ou littéraire), ce mélange de ridicule et d’indignation grandiloquente, d’infirmité saturnienne et d’héroïsation de soi, de maîtrise des formes et d’impuissance face aux événements.
Ce programme dessine donc une avancée en spirale. Le souci constant de compa‐ raison entre plusieurs affaires implique de ne pouvoir explorer en une fois tous les aspects d’un procès ou d’un recueil, comme on l’aurait fait dans une monographie. Ainsi, d’une partie à une autre, nous reprenons l’analyse d’un cas important sous un éclairage différent, de façon à en tirer des remarques utiles pour une histoire de la justice, pour une histoire des idées ou pour une histoire des formes poétiques. Espérons que le lecteur ne sera pas gêné par cette allure sinueuse.
102 Jodelle, Le Recueil des inscriptions, figures, devises, et masquarades, ordonnées en l’hostel de ville à
Paris, le Jeudi 17 de Fevrier 1558. Autres Inscriptions en vers Heroïques Latins, pour les images des Princes de la Chrestienté, Paris, André Wechel, 1558 ; édition moderne Le Recueil des inscriptions (1558). A Literary and Iconographical Exegesis, éd. V. Graham et W. McAllister Johnson, Toronto,