I.
diffamation
1. Retour sur un cas d’école : l’annulation du privilège accordé
au Sénèque de Muret (Paris 1586)
Les historiens de la propriété littéraire et du statut d’auteur commentent réguliè‐ rement le cas emblématique du procès de février‐mars 1586 concernant l’édition pari‐ sienne des œuvres de Sénèque annotées par Marc‐Antoine Muret9. Les libraires de l’université de Paris s’étaient alors affrontés devant le Parlement pour savoir si la réimpression française de cet ouvrage publié pour la première fois à Rome en 1585 peu après le décès du commentateur pouvait faire l’objet d’un droit d’exclusivité : Jacques Dupuys et Gilles Beys adressent en effet une requête au Parlement le 26 février pour contester le privilège royal accordé par lettres patentes à Nicolas Nivelle et entériné par la cour le 11 février, une façon de réclamer pour eux‐mêmes la liberté commune d’imprimer l’ouvrage à leur tour. Le jugement est resté célèbre en grande partie à cause de la plaidoirie vibrante et virtuose du célèbre Simon Marion10, avocat des demandeurs Dupuys et Beys, qui exalte la paternité de l’auteur sur son œuvre et s’indigne qu’on restreigne par un monopole commercial l’échange de dons originel amorcé par la première publication « libre de droits » (pour le dire avec une formule anachronique). Les commentateurs de ce texte ne relèvent pas le défaut étrange de l’argument, qui est que l’édition romaine de 1585 porte en page de titre la mention « Cum privilegio11 »… Mais
9 Voir notamment F. Rideau, « Commentary on Simon Marion’s plea before the Parlement of Paris (1586) », Primary Sources on Copyright (1450‐1900), éd. L. Bently et M. Kretschmer, mis en ligne en 2008 sur copyrighthistory.org, consulté le 10 juin 2016, et les travaux de Laurent Pfister, en particulier « Author and work… », art. cité, p. 124‐126. Voir déjà A. Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la
littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1985, p. 97.
10 Voir le plaidoyer édité sous le titre « Simon Marion’s plea on privileges (1586) » dans Primary
Sources on Copyright (1450‐1900), répertoire cité, sur copyrighthistory.org, consulté le 10 juin 2016. On
peut également lire le texte accompagné de l’extrait des registres du Parlement qui contient la décision des juges dans le factum Permission de la cour de parlement. (Arrêt rendu à la requête de
Jacques Dupuys et Gilles Beys, libraires à Paris, portant révocation du privilège accordé au sieur Nivelle pour l'impression du Sénèque de Muret [15 mars 1586]), B.N.F. FOL‐FM‐5484. Pour une vue d’ensemble
de l’éloquence de Marion, voir Plaidoyers et avis sur plusieurs grands et importans affaires, de Messire
Simon Marion. Ensemble l’inventaire pour le connétable de Montmorency, en la cause de Chas‐ teaubriant, fait par ledit sieur Marion, Paris, Bouillerot, 1625.
11 Cf. L. Annaeus Seneca, a M.A. Mureto correctus, et notis illustratus, Ad Matthaeum Contarellum / TT. [Titularium] S[ancti] Stephani in monte Caelio / S[anctae] R[omanae] E[cclesiae] Presb[yterum] Cardinalem / Cum Privilegio / Superiorum Permissu, Romae, Apud Bartholomaeum Grassium, 1585. Le privilège n’est toutefois pas cité à l’intérieur de l’ouvrage.
ce détail ironique compte moins que la pensée déployée par Marion, qui présente la publication comme un circuit de gratitude mutuelle entre un auteur offrant son travail au public, qui lui offre en retour sa reconnaissance12 en le lisant et en faisant vivre son œuvre par de multiples éditions, plus soignées et plus accessibles l’une que l’autre par les vertus de la libre concurrence entre imprimeurs. Partant, la restriction de ce circuit par le privilège imposé par le pouvoir apparaît comme un geste d’« ingratitude », le mot est répété plus de trois fois dans la péroraison13.
La cour donne raison aux clients de Marion en leur donnant permission d’imprimer le commentaire sénéquien de Muret, ce qui rend caduc le privilège obtenu pour ce titre. L’arrêt n’est pas motivé, mais on peut penser que le critère de nouveauté14 a pesé dans la balance : le libraire Nivelle s’étant contenté de copier un texte déjà fourni par d’autres, on pouvait considérer que sa maigre contribution ne méritait pas d’être récompensée par un droit d’exclusivité. Quoi qu’il en soit, le paradoxe de cette affaire, que ne manque pas de souligner L. Pfister15, est que la défense des prérogatives de l’auteur va ici à l’encontre de l’instrument juridique qui définit la propriété littéraire : même si l’avocat Marion accorde de l’importance à la décision initiale de Muret ou de ses exécuteurs posthumes, affirmant que le choix d’un type de diffusion du livre – qui sera plus ou moins protégé, plus ou moins retenu entre les mains de son auteur, pour reprendre l’image employée – oriente définitivement son avenir dans le monde de la librairie16, la remise en cause du privilège accordé montre bien que la liberté d’imprimer se fonde sur un droit naturel plus puissant que le copyright.
12 Cette conception rappelle fortement celle que met en relief H. Merlin‐Kajman dans Public et
littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, alors qu’elle ne commente pas ce
texte, à notre connaissance.
13 « Et c’est ingratitude de contrevenir à la loy du bienfaict, et le vouloir ravir du sein du public, auquel il appartient par la munificence de ceux qui l’ont produict, pour se l’arroger en particulier. C’est ingratitude envers celuy, qui par ieusnes et veilles s’est avancé la mort pour revivre en son livre d’une vie immortelle, de vouloir esteindre par un privilege l’honneste emulation entre les Imprimeurs, à qui l’embellira à l’envy l’un de l’autre. Finalement c’est ingratitude d’envier au livre sa celebrité, de vouloir retrancher la multiplication de ses exemplaires, et le rencherir aux hommes studieux, ainsi qu’il adviendroit, parce que l’affluence est notoirement mere de vilité, et la cherté fille du monopole. » (« Simon Marion’s plea on privileges (1586) », doc. cité.)
14
Sur ce point, voir E. Armstrong, Before Copyright, op. cit., p. 93.
15 « Author and work… », art. cité, p. 125.
16 « [L]’autheur d’un livre est du tout maistre, et comme tel en peut librement disposer : mesme le posseder tousjours sous sa main privee, ainsi qu’un esclave, ou l’emanciper, en luy concedant la liberté commune : et la luy accorder, ou pure et simple, sans y rien retenir, ou bien à la reservation, par une espece de droict de patronage, qu’autre que luy ne pourra l’imprimer qu’apres quelque temps. »
Mais il est tout aussi frappant de voir l’usage qui est fait de l’idéologie du travail humaniste, telle qu’elle s’exprime depuis les années 1540, début de la période du « privi‐ lège humaniste », selon la définition de Michèle Clément, dans les privilèges royaux où le roi s’engage à protéger les efforts des érudits pour le bien commun du royaume17. Centrée sur la gloire plutôt que sur l’intérêt économique, cette idéologie assigne aux efforts d’érudition la puissance et la mission de toucher un lectorat illimité, à travers les âges et les nations, par le prestige du savoir universel contenu chez les auteurs anciens. Le privilège est justement censé aider les humanistes à œuvrer en paix pour l’intérêt général à long terme en leur permettant de s’élever au‐dessus du jeu concurrentiel qui agite le commerce de l’imprimerie. Sauf que la plaidoirie sur le commentaire de Muret articule différemment la notion de bien commun ou de travail pour le public, en la poussant jusqu’à son terme : le savoir universel, la « doctrine » contenue dans la littéra‐ ture ancienne ne saurait souffrir aucune privatisation ; la forme la plus adaptée à un vaste échange de connaissances utiles est donc la libre circulation du livre sur le marché qui, au lieu d’avilir la qualité des textes, comme le répètent les « privilèges humanistes », favorisera leur amélioration. Et pour exhorter à cette confiance dans l’universalité des lettres, l’avocat commence par un singulier éloge de Rome, qui apparaît généralement comme un exorde ornemental sans rapport avec la question de droit :
Et tel est ce livre, autre fois né à Rome, et depuis peu de jours restitué à Rome, la‐ quelle toutesfois ne se peut glorifier d’avoir esté mere, ains seulement hostesse de l’autheur, et du restituteur : d’autant que Senecque, qui l’a premier produit estoit Es‐ pagnol ; et Muret, qui l’a dernierement reveu et illustré, estoit François : tous deux conduits à Rome sous deux Empires aussi differens, qu’a esté divers le succez de leurs vies.
Le prestige culturel de la Rome antique et renaissante n’est pas tant de posséder de grands auteurs, mais de les accueillir, d’être un carrefour dans la carrière itinérante des écrivains européens, Sénèque l’Espagnol et Muret le Français. On pense à Montaigne, et à son certificat de citoyenneté romaine, placé à la fin de son grand chapitre sur l’itinérance18, chapitre qui débute par un constat amer sur l’inutilité des écrits que le marché du livre et le désordre des guerres de religion fait proliférer19. Dans le parcours du chapitre « De la vanité », l’orgueil très humaniste d’afficher une appartenance romaine est tempéré par une distance ironique – ce bout de papier, cette « bulle de
17 Voir Privilèges d’auteurs et d’autrices, op. cit., p. 43. 18 « De la vanité », Les Essais, op. cit., III, ix, p. 1045‐1046. 19 « L’escrivaillerie semble estre quelque simptome d’un siecle desbordé », ibid., p. 990.
bourgeoisie », est aussi une marque de vanité, comme le goût de la fuite en avant et du voyage. Il n’empêche qu’il en émane un réconfort, celui de se rattacher à une universalité dépassant les haines partisanes, universalité dont Rome est le symbole, et l’écrit, à travers sa vanité même, l’attestation. Dans la plaidoirie qui nous occupe, le rappel du voyage des auteurs anticipe la demande présentée à la cour de laisser ce livre « né à Rome » poursuivre son trajet en Europe.
Dans ce contexte, on comprend que la perception du privilège d’imprimer est profondément ambivalente, comme sont ambivalents les lieux communs humanistes qui s’expriment dans les conflits judiciaires de l’imprimerie, pour justifier aussi bien le privilège que sa révocation. Les effets contradictoires de l’octroi d’un privilège sur l’autorité de l’auteur, marginalisée ou renforcée selon les cas, nous avertissent de ne pas nous en tenir à la représentation univoque que pourraient susciter les allusions aux poètes « privilégiés » et à leurs premières conquêtes juridiques sous le règne de Louis XII. Comme tout ressort gouvernemental, la régulation de la concurrence entre les acteurs de l’imprimerie se révèle elle‐même objet de concurrence : le régime du privilège constitue au XVIe siècle un régime ouvert, qui ne profite pas toujours aux mêmes acteurs. L’appréciation du « tort » causé aux « studieux », aux commentateurs qui transmettent les textes anciens, varie ainsi d’un procès à l’autre, changeant la manière de penser l’autorité et la concurrence à l’œuvre dans la fabrication des livres : les conflits entre imprimeurs des traductions de l’Iliade et des Psaumes en seront l’illustration.