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Le Chœur des justiciables : contrôles, libertés et usages
judiciaires de la poésie à la Renaissance (France,
1500-1560)
Andre Bayrou
To cite this version:
Andre Bayrou. Le Chœur des justiciables : contrôles, libertés et usages judiciaires de la poésie à la Renaissance (France, 1500-1560). Littératures. Université Sorbonne Paris Cité, 2018. Français. �NNT : 2018USPCA014�. �tel-02446571�
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ED 120 – Littérature française et comparée
Centre d’Étude de la Renaissance
EA 174 – Formes et Idées de la Renaissance aux Lumières
Thèse de doctorat en littérature et civilisation françaises
André B
AYROU
Le Chœur des justiciables
Contrôles, libertés et usages judiciaires de la
poésie à la Renaissance (France, 1500‐1560)
Thèse dirigée par
Michel M
AGNIENSoutenue le 20 janvier 2018
Jury :
Mme Géraldine C
AZALS, Professeur à l’université de Rouen
Mme Michèle C
LÉMENT, Professeur à l’université Lumière, Lyon II
Mme Nathalie D
AUVOIS, Professeur à l’université Sorbonne Nouvelle, Paris III
M. Michel M
AGNIEN, Professeur à l’université Sorbonne Nouvelle, Paris III
M. Loris P
ETRIS,
Professeur à l’université de Neuchâtel
Résumé
Dans la France du XVIe siècle, la justice traque l’hérésie chez les auteurs et les im‐
primeurs attirés par la Réforme : on connaît les poursuites à répétition contre Clément Marot et l’exécution d’Étienne Dolet sur le bûcher en 1546. Mais cette politique répres‐ sive ne se limite pas à ces condamnations tristement célèbres, ni aux seuls sujets touchant la foi. Plusieurs autres poètes, connus et méconnus, sont mis en cause pour leurs compositions religieuses, mais aussi satiriques, voire, dans quelques cas isolés, obscènes. Les contentieux portant sur la propriété littéraire mettent également aux prises les différents acteurs de la fabrication du livre. Il s’agit alors de comprendre comment de telles contraintes judiciaires ont pu déterminer l’écriture de la poésie à la Renaissance. Il faut d’abord reconstituer les opérations de censure des textes poétiques, depuis le repérage du texte suspect jusqu’à l’interrogatoire du poète, en passant par l’octroi de l’autorisation d’imprimer ou l’enquête sur les vers satiriques placardés aux carrefours de la ville. On prend ainsi la mesure du régime de contrôle auquel les poètes font face en tentant de défendre leur liberté d’écrire – droit à la satire, droit de chanter leur foi, liberté de jouer avec les codes de la poésie érotique. Aussi l’idée de liberté d’expression ne leur est‐elle pas si étrangère qu’on pourrait le croire, car ils peuvent donner un sens politique à la notion de « licence », qui, d’ordinaire, justifie les excentri‐ cités du langage poétique. Grâce à l’écriture, les poètes essaient de faire avancer leurs procès et se réapproprient leur expérience de la justice : ces usages spécifiques font de la poésie judiciaire l’équivalent d’un genre à la fois en prise avec le réel et ouvert aux échappées irréelles de la récriture des événements.
Mots clés : droit et littérature, censure, liberté d’expression, poésie de circons‐
Abstract
In XVIth century France the legal system hunts down heresy among the writers and
printers attracted by the Reformation. Some well‐known examples are the repetitive legal actions against Clément Marot and the execution of Étienne Dolet, burned at the stake in 1546. But this repressive policy was not limited to only these sadly famous cases, nor to matters of religious faith. Many other poets, famous and unknown, are put on trial because of their religious, satirical, and, in a pair of isolated cases, even obscene writings. Moreover the various actors implicated in the making of the book confront each other in some cases concerning literary ownership. This study aims to understand how such legal constraints influenced the writing of poetry in the Renaissance. The first steps are to reconstruct the process in which poetic texts were censored, from the identification of the suspicious text to the interrogation of the poet, including the licensing of the book and the investigation of satirical verses posted at town intersections. This is the system of control which poets stand up against, attempting to defend their freedom of speech, – the right to write satire and to sing their religious beliefs, the freedom to play with the codes of erotic poetry. In fact, the idea of freedom of speech is not so foreign to them as we could think, as they give political meaning to the notion of « license », which ordinarily justifies the excentricities of poetic language. Through their writing, poets try to advance their cause and to reappropriate their experience of the law : these specific goals make legal poetry a genre of its own, both in dealing with the reality and in recreating the events in an unrealistic manner.
Keywords : law and literature, censorship, freedom of speech, occasional poetry, self writing.
A tots los de qui cau
Remerciements Quand le temps aura passé et que je commencerai à oublier la chronique de mes années de thèse, je sais que je garderai encore un souvenir plein de gratitude pour les personnes compétentes et compréhensives qui m’ont épaulé dans cette recherche. Qu’elles soient intervenues dans la sphère professionnelle ou dans la sphère privée, elles ont toutes en commun de m’avoir fait confiance, d’avoir cru à l’aboutissement de ce travail, y compris dans les moments où je n’y croyais plus moi‐même.
À toutes, je veux dire ma reconnaissance.
À Michel Magnien, qui m’a dirigé avec une patience et une précision à nulle autre pa‐ reilles. Ce fut un bonheur de profiter de sa science et de son ouverture au dialogue intellec‐ tuel. À Bruno Méniel, qui m’a aidé dans les démarches pour obtenir un contrat doctoral. À Michel Jourde, qui m’a donné les bases et le goût de la recherche seiziémiste, en diri‐ geant mon premier mémoire dans ce domaine. À Nathalie Dauvois, pour la grande générosité avec laquelle elle anime, avec Michel Ma‐ gnien, le séminaire doctoral du Centre d’Études sur la Renaissance. À Jean‐Pierre De Giorgio, qui a veillé sur ma fin de thèse au Collège Sévigné. À tous les docteurs et doctorants qui m’ont accueilli à Paris III et m’ont donné l’exemple, en particulier Pauline Dorio, Mathilde Faugère, Lise Forment, Marion de Lencquesaing, Raoul Delemazure, Louise Millon, Tiphaine Pocquet, Mathias Siefert, Léo Stambul, Alicia Viaud.
J’ai une pensée spéciale pour les amis qui ont relu ces pages, Jocelyne Auclair, Eva Avian, Jérémie Bichüe, Frédéric Duplessis, Élisabeth Perlant, Mathilde Vidal : ils sont mes cama‐ rades de cordée, j’ai hâte de leur rendre le même service.
Pour Hélène Merlin‐Kajman et tous les membres de Transitions, en particulier Noémie Bys, Virginie Huguenin, David Kajman, Brice Tabeling, Boris Verberk, qui m’ont offert un lieu d’épanouissement.
Pour mes premiers mentors, Hélène et Agnès, littéraire et philosophe inspirées.
Pour les tribus Lastécouères et Louis, Donato, Dauchat et Lefèvre, Bayrou de Bordères et Bayrou de Nandrin, qui réchauffent ma planète.
Pour les habitants du 32, qui sont beaux à voir mûrir, Benoît Autiquet, Adrien Chassain et Paulin‐e Clochec. Pour Hessam Noghrehchi, honnête homme moyen‐oriental à Paris. Pour les Lazzari Felici, qui m’ont appris à ne plus opposer la vie et la littérature.
Liste des abréviations
A. N. ou Arch. Nat.Archives nationales
A. M. Archives municipales
Arch. dép. Archives départementales
B.N.F. Bibliothèque Nationale de France
Bibl. Bibliothèque
B. M. Bibliothèque municipale
ms. fr. Manuscrits français
Introduction
Prologue
Plutôt que de suivre la Muse au prétoire, nous reformons le chœur des justiciables. L’allégorie solitaire fait place à un collectif en mouvement, une troupe de sujets disparates mais coordonnés. Inégaux d’un point de vue social, culturel et religieux, et ne courant donc pas les mêmes risques, ils sont malgré tout réunis par leur goût de la poésie et leur confrontation au monde de la justice. Tous pris dans le va‐et‐vient du pupitre au tribunal, ils donnent l’impression de suivre une chorégraphie. Comme les acteurs du théâtre antique, normes sociales obligent, ce sont quasiment tous des hommes. Il y a les chefs de chœur, que l’on voit et entend davantage. Mais leurs voix sont soutenues par celles des autres. Leur chant est endeuillé quand le bûcher s’allume, ou plus léger quand on ne joue que de l’argent. Ils font penser au peuple suppliant de la tragédie d’Œdipe roi, ou aux vieillards procéduriers de la comédie des Guêpes. Entre les farceurs délinquants et les hommes de loi éclairés : voici le chœur des justiciables, et la rumeur de leurs procès.
Droit et littérature
L’inscription dans un domaine de recherche est autant le résultat d’une série de choix contingents que la réponse à des questions impérieuses qui traversent la société et qu’approfondit la communauté savante par ses enquêtes spécialisées. Laissons à l’ombre des conversations amicales et des signes restreints de la page de remerciements l’histoire des rencontres et des motivations fortuites qui déterminent le lien entre un étudiant et son sujet d’étude. Tentons en revanche de ressaisir par l’analyse les raisons qui font de ce sujet un lieu d’échange entre curiosité personnelle et interrogations collectives. Notre souhait d’étudier la poésie française et néo‐latine du XVIe siècle sous l’angle des affairesjudiciaires qui en ont ponctué l’histoire s’intègre au développement des travaux sur les rapports entre droit et littérature – law and literature dans le monde anglophone. En identifiant quelques principes moteurs de cet ensemble de travaux, on voudrait faire entendre une légère différence, montrer le biais particulier suivant lequel les pages qui vont suivre prennent place dans cet ensemble. Une façon de nous situer dans un champ universitaire, si l’on veut le dire avec les termes de Bourdieu, mais à condition qu’on retienne le désir de Bourdieu de comprendre la « nécessité » propre à chaque « perspec‐
tive » dans le champ : le jeu inévitable de la concurrence professionnelle n’abolit pas le sens de l’implication subjective dans la discussion savante1. À première vue, les recherches croisées sur la littérature et le droit sont une pro‐ position innovante lancée dans les années 1970 par quelques professeurs à l’école de droit de l’université de Chicago, qui entendent décrire les problèmes juridiques à partir de leur représentation en littérature2. Leur postulat est que la narration romanesque ou l’écriture dramaturgique donnent une image vivante des cas soumis à l’arbitrage de la justice, et peuvent révéler en retour les techniques narratives ou les ressources imaginatives qui entrent dans la formulation des énoncés juridiques. Le commentaire littéraire est donc un moyen efficace de stimuler l’imagination des juristes, leur perception de l’épaisseur du langage et leur intuition morale, pour qu’ils ressentent la difficulté de faire corres‐ pondre le cadre des lois au foisonnement de la vie humaine3. Bref, pour devenir un bon magistrat, il faudrait avoir un peu l’âme d’un romancier ou le regard d’un metteur en scène – ce qui suppose en retour que les études de droit ne sont pas incompatibles avec le plaisir de lire des romans. Par corrélation, les commentateurs littéraires sont incités à identifier dans les œuvres la substance des conflits juridiques qui traversent la société, réactivant ainsi les liens entre la fiction et le réel que les analyses de la nouvelle critique avaient pu faire oublier. Une manière de rappeler que les études littéraires ne sont pas incompatibles avec une réflexion sérieuse sur les défis concrets du monde contemporain.
Aussi le domaine « droit et littérature » se révèle‐t‐il rapidement attractif pour les spécialistes des deux disciplines, car ils y trouvent non seulement une reconnaissance nouvelle de la pertinence sociale de leur savoir, mais aussi une occasion de diversifier leurs corpus respectifs en renouvelant leur vocabulaire d’analyse. Quand le développe‐
1 « Bien qu’elle permette de mimer la “neutralité axiologique” et l’objectivité, l’aptitude à adopter
toutes les perspectives pour les besoins pratiques de la polémique n’a rien de commun avec la connaissance des perspectives en tant que telles, qui implique la capacité de saisir chacune d’elles (et tout spécialement la sienne propre) dans son principe, c’est‐à‐dire sa nécessité. » (P. Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, Le champ
littéraire, p. 3‐46, note 15 p. 10.) 2 Voir la présentation de C. Baron, « Transgressions, littérature et droit : une affaire d’interprétation », La Licorne, n°106, 2013, Transgression, littérature et droit, dir. C. Baron, p. 7‐10, en particulier p. 8, qui mentionne comme point de départ possible la parution du livre de J. Boyd White, The Legal Imagina‐ tion, Chicago, University of Chicago Press, 1985 [1973]. Du même auteur, voir entre autres Heracles’s Bow : essays on the rhetoric and poetics of the law, Madison, University of Wisconsin Press, 1985. 3 Voir la reprise de cette démarche dans Imaginer la loi. Le droit dans la littérature, dir. A. Garapon et D. Salas, Paris, Michalon, « Le bien commun », 2008.
ment de ces études croisées gagne les universités françaises à partir des années 19904, on redécouvre l’intérêt pour des juristes de lire des pages de Montaigne ou de Balzac, et pour des littéraires, des pages de Jean Bodin ou des paragraphes du Code civil5. Chacune des deux spécialités trouverait dans les lectures de l’autre le ferment des qualités qui pourraient lui faire défaut : les textes littéraires affineraient la sensibilité éthique et langagière, attirant l’attention sur les drames humains et la variation des cas particuliers, tandis que les textes juridiques renforceraient le sens des normes sociales et la structure du raisonnement. Nouvelle alliance de l’« esprit de finesse » et de l’« esprit de géomé‐ trie », comme dirait un lecteur de Pascal, mariés à l’autel interdisciplinaire.
Ordre social ou subversion ?
Mais dès qu’on cherche à comprendre les sources d’inspiration de cette « philoso‐ phie » du décloisonnement, elle apparaît plus équivoque qu’elle n’en a l’air, et pas seulement parce qu’elle est la synthèse de deux disciplines établies. D’abord, on sent bien que le charme novateur, voire l’effet de mode qu’elle suscite n’est pas si éloigné de la nostalgie d’un modèle ancien de formation généraliste des professions intellectuelles, qu’il s’agirait alors de remettre à l’ordre du jour. En France, dans la première moitié du
XXe siècle, une bonne partie des élites républicaines était issue d’un parcours en deux
étapes, où l’étude des lettres précédait celle du droit : c’était le temps de la « République des professeurs » – selon le titre de Thibaudet6 –, où le maniement des affaires publiques 4 On pourrait prendre pour point de repère la traduction du Law and Litterature de R. Posner (Droit et
littérature, trad. Ch. Hivet et Ph. Jouary, Paris, Presses Universitaires de France, 1996). Parmi les
premières parutions dans ce domaine, on peut citer A. Teissier‐Ensminger, La Beauté du Droit, Paris, Descartes et Compagnie, 1999, et C. Biet, Droit et littérature sous l’Ancien Régime. Le Jeu de la valeur et
de la loi, Paris, Honoré Champion, 2002.
5 En témoigne le développement du projet ANR Juslittera qui a entraîné la création récente de
plusieurs collections bidisciplinaires chez les éditeurs scientifiques, « Jus et Litterae » chez Klincksieck (dir. B. Méniel et B. Ribémont), « Esprit des lois, esprit des lettres » chez Classiques Garnier (dir. B. Méniel), ainsi qu’aux éditions L.G.D.J., la Revue Droit et littérature, dir. E. Filiberti, créée en 2017. Voir notamment pour la période qui nous intéresse, « Des arrests parlans ». Les arrêts notables à
la Renaissance entre droit et littérature, dir. G. Cazals et S. Geonget, Genève, Droz, 2014, et Littérature et droit, du Moyen Âge à la période baroque : le procès exemplaire, dir. S. Geonget et B. Méniel, Paris,
Honoré Champion, 2008, ainsi que Des plaidoyers à la Renaissance, dir. G. Cazals et S. Geonget, à paraître. Rares sont, cependant, parmi les chercheurs qui contribuent à ce domaine d’études, les profils qualifiés dans les deux disciplines. A. Teissier‐Ensminger laisse volontiers entendre qu’elle fait exception à cette règle (Id., Le Droit incarné. Huit parcours en jurislittérature, Paris, Classiques Garnier, « Esprit des lois, esprit des lettres », 2013, introduction p. 9).
6 Voir A. Thibaudet, La République des professeurs (1927). Suivi de Les Princes lorrains,
réclamait l’alliance d’une culture rhétorique et littéraire et d’une méthode juridique, selon une éducation humaniste qui faisait de la maîtrise du verbe et de la connaissance des lois ses vertus cardinales. Aujourd’hui encore, ce modèle oriente certaines trajec‐ toires d’étudiants qui bifurquent de la faculté de lettres ou des classes préparatoires littéraires vers le droit ou les sciences politiques ; une partie de la classe dirigeante est le produit de tels parcours. Mais le modèle a perdu son influence majoritaire, car l’idée que l’étude des lettres puisse constituer la base d’une progression pyramidale dans les études supérieures ne va plus du tout de soi. C’est un des visages de la crise des humanités, autrement dit de l’affaiblissement de l’intérêt collectif pour la culture transmise par les œuvres des siècles passés – et la généralité de cette périphrase vise à traduire le caractère désuet de la périodisation historique, dès lors que le sentiment de la distance avec le présent semble envelopper d’un même voile les époques qui nous ont précédés. À cet égard, l’Ancien Régime paraît presque aussi éloigné de nous que l’Antiquité ; la plupart des Modernes se retrouvent assimilés aux Anciens par l’ironie du temps qui passe. Mais si l’on ne veut pas se contenter de la mention du temps ou de l’air du temps, on peut substituer à cette notion de crise l’énoncé de quelques modifications structurelles, spécialisation des disciplines, professionnalisation précoce des études supérieures, avènement de la technocratie et de la parole des « experts ».
On peut considérer que le mouvement « droit et littérature » se nourrit, dans une certaine mesure, de l’inquiétude suscitée par ces évolutions, de même que les travaux sur littérature et médecine traduisent un sentiment de perplexité vis‐à‐vis de la récente hégémonie des sciences dures dans la formation des métiers de la santé : c’était bien le sens du « Plaidoyer pour des “Humanités médicales” » de Starobinski7. Ainsi, la nouveau‐ té de ce type de recherches interdisciplinaires est peut‐être à comprendre comme la quête d’un équilibre traditionnel perdu, un désir de retrouver les affinités de la culture humaniste et des métiers intellectuels.
Mais, si l’on envisage ce courant du point de vue d’une histoire de la critique, on se dit alors que l’habitude de croiser les deux disciplines vient d’abord de la French
theory avant de passer par les law schools américaines, et qu’elle est le produit d’un anti‐
humanisme philosophique avant d’être l’expression d’une sensibilité humaniste. Le rôle de précurseur revient ici au génie polymathe de Foucault, qui avait pratiqué dès les
7 Voir J. Starobinski, « Plaidoyer pour des “Humanités médicales” », dans Littérature et médecine, ou
années 1960 une analyse transversale des savoirs ou des régimes de vérité, circulant des traités juridiques aux œuvres littéraires. Dès l’ouvrage issu de sa thèse de doctorat,
Histoire de la folie à l’âge classique, Foucault proposait une théorie de l’exclusion des
marginaux lors du « grand enfermement » du XVIIe siècle qui associait une pensée
critique du droit et une passion pour la figure du fou en littérature, telle que la Renais‐ sance l’avait mise en lumière8. On se souvient qu’il place son analyse historique sous le signe de la Stultifera nauis, la « nef des fous » sur laquelle les satiriques de la Renais‐ sance, imitant le chef d’œuvre de Sébastien Brant, embarquent les différents états et métiers qui composent la société, pour montrer leurs travers. Cette série d’œuvres littéraires devient pour Foucault l’emblème d’une exclusion à ciel ouvert, qui, à la Renaissance, rend visible la folie, plutôt que de la cacher entre les murs des hôpitaux, comme ce sera le cas à l’âge classique9. Aussi le philosophe poursuivit‐il son entreprise théorique tant par l’analyse des lois et règlements organisant la discipline des corps ou le « biopouvoir », que par une définition de la littérature centrée sur l’écoute du cri déchirant de la folie10. D’autres innovations foucaldiennes procèdent d’un transfert des catégories du droit vers la littérature, et inversement. Dans « Qu’est‐ce qu’un auteur ? » (1969), texte fondateur pour la théorie littéraire contemporaine, Foucault redéfinit l’auctorialité par la responsabilité juridique à l’égard du texte ; en retour, dans Surveiller
et punir, il décrit les exécutions d’Ancien Régime comme une mise en scène théâtrale11. Surtout, dans ses cours au Collège de France, de L’Ordre du discours à ses recherches sur l’aveu, Foucault envisage comme un même objet le « discours » des lois et celui des lettres (ou plutôt, dans cette leçon inaugurale, les commentaires juridiques et littéraires), puis l’aveu du supplicié et celui de l’autobiographe, autant de manifestations d’une injonction à dire et à se dire qui serait le fardeau de l’Occident12.
8 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, « Tel », 2014 [1961].
9 Voir J. Kurscheidt, « Le Narrenschiff de Sébastien Brant à l’épreuve du filtre foucaldien », Babel [En
ligne], n°25, 2012, mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 07 octobre 2017, et Ch. Bénévent, « Folie et société(s) au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance », ibid.
10 Voir J.‐F. Favreau, Vertige de l’écriture. Michel Foucault et la littérature (1954‐1970), Lyon, ENS
Éditions, 2012.
11 Voir M. Foucault, « Qu’est‐ce qu’un auteur ? », dans Id., Dits et écrits. 1954‐1988, Paris, Gallimard,
1994, t. I, p. 789‐821, et Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1990.
12
Voir Id., Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2012 ; Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France (1979‐ 1980), Paris, Gallimard ; Seuil ; EHESS, « Hautes Études », 2012 ; L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
La vigueur actuelle des études mêlant littérature et droit procède donc d’une am‐ bivalence idéologique féconde. Et si l’on prête attention à l’imaginaire socio‐politique qui émerge de ces travaux, on passe sans crier gare de la valorisation d’une littérature assurant la stabilité et la cohésion de la société à celle d’une littérature plus subversive, apte à desserrer le carcan des lois13. C’est particulièrement sensible dans le traitement d’une figure centrale pour un tel corpus de recherche, celle de l’écrivain juriste ou du juriste écrivain : celle‐ci a fait récemment l’objet d’un répertoire – dirigé par un spécia‐ liste de littérature du XVIe siècle, Bruno Méniel – qui vient compléter les deux diction‐
naires historiques traditionnels, dictionnaire des auteurs et dictionnaires des juristes14. Par son caractère hybride, l’écrivain‐juriste peut représenter tour à tour le garant d’un ordre juste, équilibré, à la manière du roi‐philosophe de la République de Platon, et l’agent d’une dissidence ou d’un dérèglement libérateur, court‐circuitant l’autorité du droit, comme le feraient les poètes que le même Platon chasse de sa cité idéale15. Bien sûr, cette ambivalence n’est pas qu’un effet de la dispersion des commentaires. Elle procède des contradictions inhérentes à la vie et l’œuvre de ces auteurs du passé qui
13 Formidable est à cet égard le décalage entre la préface et la conclusion des actes du colloque
Littérature et droit […] : le procès exemplaire, op. cit. Citons d’abord la préface de S. Geonget : « En
effet, dans une société qui hésite sur ses repères axiologiques et religieux (c’est notamment le cas pour la France en crise de la seconde moitié de la Renaissance), le procès exemplaire fournit un socle moral et juridique sur lequel tout le monde est d’accord. Il devient le “lieu commun” où la société “commu‐ nie”. […] Le texte exemplaire est le cadre préexistant qui conduit et structure le jugement exem‐ plaire. » (« Le besoin d’exemplarité, construction littéraire des procès exemplaires », ibid., p. 9‐16, citations p. 12 et 14.) La conclusion de B. Méniel nous transporte dans un autre univers : « La littéra‐ ture dit les autres de la loi. Il pourrait paraître vain d’opposer au droit, qui bénéficie à la Renaissance d’une telle autorité, la littérature, qui n’a pas encore conquis son autonomie. Et pourtant, le discours de la littérature, même lorsqu’il mime le discours du droit, ne peut faire qu’il ne le mine, car sa fonction ne consiste pas à remémorer les règles existantes, mais à montrer que l’ingéniosité mise par les hommes à agir en dépit des normes aboutit à en produire d’inouïes. » (B. Méniel, « Notes sur droit et littérature à la Renaissance », ibid., p. 259‐265, citation p. 265.)
14 Voir Écrivains juristes et juristes écrivains du Moyen Âge au siècle des Lumières, dir. B. Méniel, Paris,
Classiques Garnier, « Esprit des lois, esprit des lettres », 2015 ; Dictionnaire historique des juristes
français, XIIe‐XXe siècle, dir. P. Arabeyre, J.‐L. Halpérin et J. Krynen, avec G. Cazals, Paris, Presses
Universitaires de France, 2007. Outre les recueils des poètes juristes qui font partie de notre corpus primaire ou secondaire, comme ceux de L’Hospital, Boyssoné et Jean Bouchet, on peut relever, parmi les œuvres les plus créatives élaborées par des juristes français du XVIe siècle, celles de Guillaume de La Perrière et d’Étienne Forcadel : voir La Perrière, Le Théâtre des bons engins. La Morosophie, éd. A. Saunders, Mentson, Scolar Press, 1993, et G. Cazals, Une civile société. La République selon
Guillaume de la Perrière (1499–1554), Toulouse, Presses de l’université du Mirail, 2008 ; Forcadel, L’Amour juriste – Cupido jurisperitus, éd. et trad. A. Tessier‐Ensminger, Paris, Classiques Garnier, à
paraître ; Id., La Sphère du Droit – Sphaera legalis, éd. et trad. A. Tessier‐Ensminger, Paris, Classiques Garnier, 2011 ; Id., Poesies, Lyon, Jean de Tournes, 1551.
15
Voir Platon, La République, trad. G. Leroux, Paris, GF Flammarion, 2004, l. V, 473c‐d, p. 300‐301 sur la nécessité des rois philosophes, et l. III, 398a‐b, p. 183 et X, 607e‐608b, p. 502 sur la mise à l’écart des poètes imitateurs.
alternent la fréquentation des tribunaux et des librairies, l’écriture contrainte des arrêts et l’écriture créative des formes littéraires. Du reste, la variété des lectures est le principe même de la réception des grands penseurs qui ont réfléchi sur le droit et la justice : rien n’empêche d’interpréter l’œuvre de Montaigne, Pascal et Montesquieu dans un sens conservateur ou réformiste, selon les convictions de l’interprète. On peut simplement remarquer que, le plus souvent, les spécialistes de ces auteurs ne font pas mystère de leur désaccord. Dans le domaine plus récent et moins délimité des études juridico‐littéraires, la divergence idéologique passe davantage inaperçue.
Sans doute est‐ce révélateur de la place nouvelle assignée à l’institution judiciaire dans les démocraties européennes. Peut‐être la figure du magistrat réconcilie‐t‐elle les défenseurs de l’autorité et ceux de l’insoumission parce que le juge, après avoir été perçu comme un allié objectif du pouvoir, est davantage perçu désormais comme un opposant objectif du pouvoir. Disons tout de suite qu’on ne peut décrire un tel changement des mentalités au tournant des XXe et XXIe siècles que par des généralités approximatives :
aussi peu satisfaisantes soient‐elles, elles nous permettront néanmoins d’expliquer la manière dont nous percevons les moteurs historiques de notre champ d’études.
Juges, intellectuels, écrivains : un nouvel alignement
Au XXe siècle, comme l’acte fondateur de l’engagement intellectuel restait la dé‐
nonciation du procès inique instruit contre un innocent, la figure du juge pouvait être aisément associée à l’idée d’un pouvoir défaillant, à surveiller, à critiquer ou à combattre. La renommée glaçante des procès politiques des régimes totalitaires avait ancré dans les esprits l’image d’une justice complice de l’oppression, que n’avait pas vraiment compen‐ sée la justice boiteuse de sortie de guerre, chargée de mettre en œuvre l’épuration. Des années 1970 au début des années 1990, les procès des groupes révolutionnaires de lutte armée, en Allemagne et en Italie, continuent d’entretenir le différend entre une partie des intellectuels de gauche et la justice : on pense à l’essai de Carlo Ginzburg intitulé Le
Juge et l’historien, commentant le procès, commencé en 1988, de l’ancien leader de Lotta continua Adriano Sofri, accusé d’avoir ordonné un assassinat politique en 197216. Néan‐ moins, depuis le tournant des années 1980‐1990, on peut dire que la justice a redoré son
16 Voir C. Ginzburg, Le Juge et l’historien : considérations en marge du procès Sofri, trad. M. Bouzaher,
blason à l’occasion d’affaires retentissantes où elle a pleinement joué le rôle de contre‐ pouvoir. En Italie justement, les procès instruits par Falcone et Borsellino mettent en lumière le rôle héroïque du juge anti‐mafia, dénonçant la collusion entre l’État et le crime organisé, jusqu’à le payer de sa vie. Dans un ordre de gravité bien différent, les deux décennies du régime berlusconien installent le sentiment que le bureau d’un procureur sérieux reste un des rares lieux de régulation de forces politico‐industrielles qui peuvent tout acheter pour asseoir leur influence, de la propagande télévisuelle aux votes des parlementaires. La baisse d’indépendance du pouvoir législatif et du quatrième pouvoir médiatique accentue donc l’importance du contre‐pouvoir judiciaire. Bien sûr, une partie des intellectuels italiens soutient l’action proprement politique de Berlusconi et adhère au soupçon anti‐communiste qu’il entretient contre les juges. Il semble malgré tout qu’en Italie, en France et dans l’opinion européenne en général, la lutte contre l’abus de pouvoir et la corruption jusqu’au sommet de l’État tende de plus en plus à être vue comme le poumon de la démocratie. Pour revenir à l’Italie, la filiation entre l’œuvre politique des procureurs anti‐mafia et celle d’un écrivain comme Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, à son tour menacé de mort (on pourrait même dire « condamné à mort ») par les organisations criminelles, montre à quel point l’engagement de l’écrivain peut désormais s’inscrire dans la continuité d’une action judiciaire indépendante, au sens où elle s’expose à des tentatives de pression au sein même de l’institution17. Dans cette évolution des représentations sociales, on assiste en France à un déve‐ loppement des plus inattendus, puisque les discours relatifs à la censure dans la société contemporaine semblent en train d’inverser la répartition traditionnelle des rôles entre juges et artistes. L’événement marquant est à cet égard la loi votée le 7 juillet 2016 sur la « liberté de création », qui montre la volonté étatique de protéger les artistes contre les menaces et les pressions que leurs œuvres pourraient susciter18. Pour ce faire, elle isole un domaine juridique spécifique au sein de la liberté d’expression, telle que la définissent les lois sur la liberté de la presse de 1881, domaine réservé de l’expression artistique, ou de la « création », avec ses valeurs particulières. Le projet préparatoire de la loi et les
17 Voir R. Saviano, Le Combat continue : résister à la mafia et à la corruption, trad. M. Pozzoli, Paris,
Robert Laffont, 2012 – on notera l’adaptation du slogan révolutionnaire viser à identifier le nouveau combat idéologique de notre temps. Voir Id., La Beauté et l’enfer : écrits 2004‐2009, trad. M. Pozzoli, Paris, Robert Laffont, 2010, et Gomorra. Dans l’empire de la Camorra, trad. V. Raynaud, Paris, Le Grand Livre du mois, 2008.
débats médiatiques qui l’accompagnaient ont fait état du sentiment d’un retour de la censure. Sauf que cette censure ne serait plus exercée par les autorités, mais par la société civile ! Ou plus précisément, des observateurs comme la Ligue des droits de l’homme s’inquiétaient de la collusion de plusieurs phénomènes de censure19. Phéno‐ mène le plus basique, les gestes d’hostilité de badauds qui dégradent une œuvre installée dans l’espace public. À un niveau plus structuré, les manifestations et les actions en justice de certaines associations conservatrices qui veulent faire interdire des œuvres qu’elles considèrent comme sacrilèges ou pornographiques. Enfin, les initiatives de quelques décideurs politiques locaux, qui interdisent une exposition, un spectacle ou une projection cinématographique sous prétexte d’un risque de trouble à l’ordre public. Dans cette configuration, le pouvoir législatif s’est posé en garant de l’indépendance des artistes contre une censure venue essentiellement de l’opinion, voire de la rue. Entre‐ temps, les fusillades de janvier et novembre 2015 dans la rédaction d’un journal satirique et dans une salle de concert rock avaient gravé au fer rouge le sentiment d’une menace anti‐démocratique « venue d’en bas ». Dans le paysage médiatique de « l’après‐ attentat », les représentants du gouvernement et les artistes, le procureur anti‐terroriste et le dessinateur satirique incarnaient conjointement la défense de l’État de droit et de la liberté d’expression. Ce n’est donc pas un hasard si, dans l’imaginaire collectif, le juge et l’écrivain semblent de moins en moins antagonistes.
Des poètes et des juges
Si l’on se demande comment notre sujet s’invite à ces noces universitaires de la littérature et du droit, et dans quel costume idéologique, on conviendra, pour commen‐ cer, qu’en étudiant le rapport des poètes de la Renaissance aux institutions judiciaires à travers les démêlés de leur carrière et les poèmes qui s’y rapportent, on s’éloigne de l’hybridité propre à l’écrivain juriste pour retrouver une figure sans doute moins origi‐ nale, plus attachée aux souvenirs d’une histoire littéraire d’inspiration romantique, celle du poète en procès. On pense immédiatement à Baudelaire devant le tribunal de la Seine, à Théophile de Viau ou à François Villon devant le Parlement de Paris. Le charme sombre et familier du poète maudit nous ramène en terrain connu, et la dualité mobile 19 Voir le livre de l’avocate porte‐parole de la Ligue des droits de l’homme, A. Tricoire, Petit traité de la liberté de création, Paris, La Découverte, 2011.
du couple « droit et littérature » semble se figer en antithèse : on projette forcément sur la rencontre entre poètes et magistrats l’attente d’un dialogue compliqué entre l’audace des premiers et la prudence des seconds, les plaisirs de la fantaisie et les règles de la raison, l’excentricité avec ce qu’elle peut avoir de fragile et la confiance produite par une position sociale assurée20. Il est certain que ces antinomies relèvent des idées reçues à la Flaubert, mais elles ne manquent pas d’informer la représentation de ces affaires judiciaires durant tout l’Ancien Régime.
Le procès de la poésie à la Renaissance
Il faut dire que dès qu’il est question de procès intentés à des poètes, la méta‐ phore précède le sens littéral et le lieu commun l’emporte sur le fait particulier. Car dans la culture humaniste, le savoir poétique peut à tout moment se cristalliser en apologie ; toujours déjà en butte à la critique, la poésie ne semble pouvoir se transmettre sans discours d’escorte. De fait, « accusation, condamnation, crime, procès, jugement, défense, plaidoyer » – le lexique judiciaire innerve la réflexion méta‐poétique alimentée par la controverse. Les premiers grands textes critiques des littératures européennes à la Renaissance se présentent ainsi comme des défenses de la poésie : c’est particulièrement visible en Angleterre, avec la Défense de la poésie de Sidney21, mais c’est aussi vrai de l’Italie du trecento, avec les deux derniers livres de la Généalogie des dieux païens, où, pour faire échec aux préjugés les plus hostiles, dont le rappel rythme la démonstration (« Lire les livres des poètes n’est pas un crime mortel22 »), Boccace théorise le pouvoir des fictions poétiques d’exprimer des vérités profondes. En France aussi, le deuxième livre de la Défense et illustration de la langue française se présente comme l’apologie d’une
20 Cette série d’oppositions se décline aussi à l’intérieur d’un questionnement politique – plus
spéculatif – sur le langage. J. Petterson relit ainsi les grands procès de l’histoire de la poésie française (Théophile de Viau, Chénier, Baudelaire, Breton, Aragon) pour suivre les manifestations de la « mésentente » qui définit selon lui la poésie : en reprenant le concept forgé par Jacques Rancière, le critique américain souligne la diction oblique qui ne cesse de miner la communication poétique, et la rapporte à une exigence politique de reconnaissance et de mise en relation, qui refuse de se satisfaire des limites de l’échange verbal ordinaire, quitte à précipiter sa mise en accusation (Poésie proscrite :
pour une poétique de la mésentente, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2013 ;
voir J. Rancière, La Mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995).
21 Sir Philipp Sidney, An Apology for Poetry or The Defence of Poesy (1578), éd. G. Shepherd et
R. Maslen, Manchester, Manchester University Press, 2002.
22
Boccace, La Généalogie des dieux païens (Genealogia Deorum gentilium), livres XIV et XV. Un
manifeste pour la poésie, éd. Y. Delègue, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, l. XIV,
révolution poétique (« Je sçay que beaucoup me reprendront, qui ay osé le premier des François introduyre quasi comme une nouvelle Poësie23 »). Même la Poétique d’Aristote, pour reprendre cette tradition à la source, peut être lue comme une réponse à la con‐ damnation platonicienne de l’imitation pratiquée par les poètes.
Mais une autre source d’inspiration, plus familière qu’Aristote pour la majorité des poéticiens de la Renaissance, est le plaidoyer de Cicéron en faveur du poète grec Archias, accusé d’avoir usurpé la citoyenneté romaine. Faute de pourvoir fournir aux juges des preuves matérielles de l’inscription du poète sur les listes civiques, l’avocat Cicéron décide d’élargir le débat judiciaire, pour insister sur l’essentiel et sur le positif. Son discours culmine ainsi sur un vibrant éloge des lettres et de la poésie, qui fait du poète le transformateur et même le générateur de l’action humaine, pour ainsi dire, celui qui fait passer à la postérité, par son écriture, les exploits militaires et politiques de la cité, et qui suscite dès lors chez les individus le désir de gloire qui les pousse à se dépasser. L’influence de ce texte est telle à la Renaissance, qu’on ne s’étonne pas que les esprits formés à l’école humaniste conçoivent l’éloge de la poésie comme une sorte de plaidoyer24. À travers le Pro Archia, le procès devient la scène originaire où le poète, menacé d’exclusion, retrouve son rôle central dans la communauté politique.
23 Du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue françoise. L’Olive, éd. J.‐C. Monferran, Genève,
Droz, « Textes littéraires français », 2007, II, 1, p. 120.
24 Sur le retentissement du Pro Archia à la Renaissance et les commentaires rhétoriques dont il fit
l’objet, voir S. Verhulst, « Le Pro Archia comme paradigme d’amplification : réflexions sur le discours épidictique, de Pétrarque à la Raccolta Aragonese », Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le
monde franco‐bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle, dir. P. Galand‐Hallyn et F. Hallyn,
préf. T. Cave, Genève, Droz, 2001, p. 346‐360 ; F. Goyet, Le Sublime du « lieu commun », l’invention
rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Champion, 1996, en particulier p. 272‐275 ;
K. Meerhoff, « Logique et création selon Melanchthon. À la recherche du lieu commun », dans Entre
logique et littérature, autour de Philippe Melanchthon, Orléans, Paradigme, 2001, p. 66‐81. Le plus
célèbre commentaire de ce discours au XVIe siècle est celui du réformateur Melanchthon, qui met en
lumière l’amplification oratoire conduisant à l’éloge des lettres : « Quia causa per se tenuis et exigua
est, reddit eam splendidiorem et illustriorem addito loco communi de laude literarum. Et cum supra argumenta a re seu causa traxerit, hic a persona ducit argumentum : Archias est homo literatus et poeta, ergo est dignus quem in ciuitate retineamus. Transfert igitur orationem ab hypothesi ad thesin, id est, ad locum communem, scilicet : Omnes studiosi sunt colendi. – Comme l’affaire est en soi mince et
limitée, il la rend plus éclatante et plus illustre en introduisant le lieu commun de l’éloge des lettres. Et alors que précédemment il avait tiré ses arguments de l’objet, c’est‐à‐dire de l’affaire, voici qu’il prend argument de la personne : Archias est un lettré et un poète, il est donc digne que nous le retenions dans notre cité. Il transfère ainsi le discours de l’hypothèse à la thèse, c’est‐à‐dire à un lieu commun : Il faut prendre soin de tous les hommes de culture. » (Corpus Reformatorum, vol. XVI :
Philippi Melanthonis Opera quae supersunt omnia, éd. K. Bretschneider et H. Bindseil, Halle,
Mais comme toute scène originaire, celle‐ci ne détermine les discours que de fa‐ çon latente, car la dimension judiciaire peut passer inaperçue dans l’exaltation de l’éloge des lettres. Rien n’empêche les lecteurs de ne retenir que le renversement heureux opéré par la virtuosité oratoire de Cicéron, sans réagir à la situation périlleuse du poète inculpé. Ou bien de mentionner une hostilité diffuse à l’égard des poètes, sans donner un visage précis à l’accusation. Ainsi, ce jeune professeur et poète rochelais, Jean de La Haize (Laezius, de son nom d’auteur latinisé), qui publie un commentaire du Pro Archia à Anvers en 1560, avec une mise en scène oratoire où il rejoue le procès de la poésie, pour mieux s’en faire l’avocat, comme on le voit dès les premières phrases de la lettre‐préface :
Des critiques et des condamnations, voilà ce qu’expriment en général à l’encontre des études poétiques la plupart des gens, et non seulement ces gens du peuple sans instruction, mais aussi, à ce que je vois, un certain nombre d’hommes profonds et d’une grande compétence ; quelques‐uns d’entre eux toutefois, plus ouverts et plus tolérants, admettent qu’il est certes nécessaire de pratiquer et de cultiver ce genre d’études, mais comme une activité de détente et de délassement intellectuel, non dans le but d’en extraire un commencement d’érudition vraie et solide25.
Qui sont ces détracteurs des « études poétiques » ? Et leurs « condamnations » ont‐elles à voir avec les arrêts d’une cour de justice ? On sent bien que, du procès de la poésie comme discipline au procès des poètes comme justiciables, il y a un pas qui n’est pas évident à franchir. Le lieu commun n’a pas forcément vocation à se concrétiser en fait divers. Cependant, l’introduction de La Haize nous fait entrer dans l’argumentaire des discours anti‐poétiques, qui nous est surtout visible à travers les querelles et autres disputes idéologiques entre lettrés.
Les griefs, répétés d’un siècle à l’autre, sont de trois ordres : la poésie est soup‐ çonnée soit de pervertir ceux qui s’y adonnent, corrompant leur moralité ou leur piété, soit de leur faire perdre leur temps dans une occupation futile et sans profit, soit encore de produire un langage extravagant, obscur, inadapté à la communication. Chacun de ces trois soupçons peut être davantage accentué selon le contexte historique, les acteurs du débat, ou le type de poésie considéré, mais le foyer d’accusation le plus grave est évi‐
25 « Vituperant plaerique et damnant in uniuersum Poetica studia, neque solum plebei isti et imperiti
homines, sed etiam, ut uideo, graues aliquot et magnae auctoritatis uiri, quorum tamen alii faciliores et aequiores, hoc quidem genus studiorum esse attingendum et excolendum concedunt, sed uelut reficiendi relaxandique animi gratia, non ut inde aliquid uerae et solidae eruditionis eliciatur. » (La Haize, De poeticorum studiorum utilitate. In Orationem M. Tullii Ciceronis pro A. Licinio Archia Poeta. Ad clarissimum uirum Ioachimum Hopperum, Iurisconsultum, Anvers, Christophe Plantin, 1560, lettre‐
demment le premier26. Les réquisitoires des théologiens et des hommes d’Église – parmi les plus célèbres, eux‐mêmes familiers de la culture classique à rebours de la caricature de l’obscurantisme scolastique, le Florentin Giovanni Dominici au début du XVe siècle27,
l’évêque de Trévise puis de Vérone Ermolao Barbaro dans les années 145028 , l’universitaire allemand Jacques Wimpheling dans les années 150029, ou en France, le frère Gabriel Du Puy‐Herbault, souvent cité des commentateurs pour ses attaques contre Rabelais dans le Theotimus30 (1549), mais encore plus disert sur les vices de la poésie
versifiée –, ces réquisitoires insistent sur le risque d’idolâtrie lié à l’immersion des poètes dans la culture de l’Antiquité païenne ou à leur pratique de l’éloge, ainsi que sur l’incitation à la débauche inhérente à l’écriture amoureuse.
On retrouve l’écho de cette suspicion dans la lettre‐préface de la traduction fran‐ çaise d’un autre grand classique de la théorie poétique à la Renaissance, l’Ion de Platon. On se souvient que, dans ce dialogue, Socrate passe au crible de son interrogatoire un rhapsode talentueux, pour lui faire admettre que les poètes, à commencer par Homère, ne possèdent pas de véritable savoir, mais sont les relais d’une inspiration divine, d’un
enthousiasme qui leur fait chanter des vérités qui les dépassent. Jean Lecointe a suffi‐
samment démontré l’importance de cette référence dans la conception du furor poeticus élaborée par Marsile Ficin, qui marque de son empreinte la traduction et l’interprétation du français Richard Le Blanc en 1546, comme l’éloge de la poésie qui constitue le point de 26 Sur la condamnation religieuse de la poésie à la Renaissance, voir en particulier l’étude importante
de C. Greenfield, Humanist and Scholastic Poetics, 1200‐1500, Lewisburg, Bucknell University Press, 1981, et la synthèse précieuse de J. Vignes, « Poésie et religion au XVIe siècle en France », dans Poétiques de la Renaissance, op. cit., 2001, p. 257‐285, ainsi que les publications d’E. Rummel, « Et cum theologo bella poeta gerit: the conflict between Humanists and Scholastics revisited », The Sixteenth Century Journal, vol. 23, n°4, 1992, p. 713‐726 ; The Humanist‐Scholastic Debate in the Renaissance and Reformation, Cambridge, Harvard University Press, 1998. 27 Voir C. Mésoniat, Poetica, theologia : la « Lucula noctis » di Giovanni Dominici e le dispute letterarie tra ’300 e ’400, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1984. 28 E. Barbaro, Orationes contra poetas, éd. G. Ronconi, Florence, Sansoni, 1972. 29 Voir Y. Delègue, Théologie et poésie ou la parole de vérité : la querelle entre Jacques Locher et Jacques Wimpfeling (1500‐1510), Paris, Honoré Champion, 2008. 30 G. Du Puy‐Herbault, Theotimus, siue De tollendis et expungendis malis libris, iis praecipue, quos uix incolumi fide ac pietate plerique legere queant – Théotimus, ou La Destruction et la censure des livres mauvais, surtout de ceux que la majorité des lecteurs ne peuvent guère lire en gardant leur foi et leur piété intactes, Paris, Jean Roigny, 1549. Voir notamment M. de Grève, L’Interprétation de Rabelais au
XVIe siècle, Genève, Droz, 1961, p. 71‐74, et L. Febvre, Le Problème de l’incroyance : la religion de
départ des Arts poétiques français depuis celui de Sébillet en 154831. Voici comment Le Blanc introduit son projet de traduction :
Recordant en moymesme, que quelque iour, Monseigneur, comme i’estoye avec vous, ensemble plusieurs de vos amys, là se trouva (comme souvent il advient) un mesdisant de poesie, qui mesprisoit les carmes faictz aulcunesfoys par les poetes modernes à l’honneur, et celebration du nom de Dieu, et qu’il n’estoit licite d’alleguer lesdictz poetes, ny entremesler les compositions d’iceulx principalement es sainctes escriptures32…
Le reproche du « médisant de poésie » va plus loin que le réquisitoire habituel, puisqu’il ne se contente pas de décrier la poésie profane, mais aussi la lyrique sacrée, tout comme l’usage d’intégrer des citations poétiques à un discours religieux. La traduction du dialogue de Platon sert donc à réaffirmer la sacralité de l’art poétique, en donnant un sens chrétien à l’inspiration divine du chant, suivant la leçon de Ficin, non sans occulter la condescendance critique de Socrate à l’égard des poètes. Mais il est frappant de voir que cette pensée enthousiaste et optimiste se présente dès les premières lignes comme un plaidoyer dans le procès chrétien de la poésie.
Or l’hostilité dévote traverse les frontières confessionnelles au temps de la Ré‐ forme. On voit bien dans le Ronsard and Du Bellay vs. Beze de Malcom Smith – ouvrage fondamental pour notre réflexion – combien les critiques portant sur l’idolâtrie et l’immoralité de la poésie profane de la Pléiade émanent aussi bien des réformés que des catholiques, et peuvent même prendre la forme d’un scrupule exprimé directement par les poètes concernés33. Il suffit de lire les Carmina de Michel de L’Hospital, figure éminente d’écrivain‐juriste élevée au rang de chancelier de France en 1560, pour voir ce besoin anxieux de recadrer l’action des poètes, contre les dérives d’une poésie épicu‐ rienne ou contre une lecture complaisante de l’éloge lyrique, comme le souligne Loris Petris34. L’Hospital sait bien que son protégé Ronsard donne prise aux trois types de
31 Voir J. Lecointe, L’Idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance,
Genève, Droz, 1993, en particulier p. 351‐359.
32 Le Dialogue de Plato, philosophe divin, intitulé Io : qui est de la fureur poetique, et des louanges de
poesie : translaté en françois par Richard Le Blanc, Paris, Chrétien Wechel, 1546, lettre‐préface « À
noble seigneur Monsieur Ambroys de Vieupont, Sieur et Baron de Theuray », f. A1 v°. 33 Voir M. Smith, Ronsard et Du Bellay versus Beze: Allusiveness in Renaissance Literary Texts, Genève, Droz, 1995. 34 Voir L’Hospital, Carmina, éd. P. Galand et L. Petris, Genève, Droz, 2014, t. I, et L. Petris, La Plume et
la tribune. Michel de L’Hospital et ses discours (1559‐1562), Genève, Droz, 2002, t. I, en particulier
l’édition et le commentaire du « De poesi christiana judicium et exemplum – Jugement et modèle de la poésie chrétienne » (1547) (p. 183‐188, et analyse p. 164‐180), et de la « Commendatrix epistula ad
reproches possibles contre la poésie, du plus grave au plus léger : son œuvre lyrique, peuplée de divinités descendues du panthéon gréco‐latin, exaltant l’amour et les plaisirs des sens, le plus souvent dans un style élevé plein de néologismes érudits, ne manque pas d’offusquer certains lecteurs qui y trouvent des relents de paganisme, de dépravation et d’affectation ridicule35. Trente ans après la mort de Ronsard, Marie de Gournay se fait l’avocate de son style passé de mode dans une « Deffence de la Poësie et du langage des Poëtes36 » : l’accusation est ici incarnée par les poètes et amateurs de poésie selon l’esthétique de la nouvelle école, qui donne le primat à la simplicité et aux règles d’usage37. C’est bien la preuve que le procès de la poésie, en tant que motif symbolique, ne peut se résumer à un conflit entre partisans et détracteurs de l’art poétique en soi. Il engage davantage un désaccord entre différentes conceptions de la poésie, de l’objectif qu’elle doit poursuivre et du langage qu’elle doit élire. Le procès n’est donc pas qu’une barrière à laquelle se heurtent les poètes ; il est aussi une faille qui s’immisce dans la conscience littéraire d’une époque. C’est encore plus flagrant de notre temps, où, comme le souligne Jean‐Michel Maulpoix, une partie de la poésie contemporaine se nourrit du soupçon anti‐poétique, jugement retourné par le poète contre soi‐même, ou contre son double insupportable38.
illustrissimum Principem Carolum Cardinalem Lotaringum – Lettre de recommandation à
l’illustrissime prince Charles, cardinal de Lorraine » (1558) (p. 207‐211, et analyse p. 152‐159).
35 Voir M. Smith, Ronsard et Du Bellay versus Beze, op. cit., notamment p. 33‐36 ; Id., « Ronsard et ses
critiques contemporains », dans Ronsard en son IVe centenaire, dir. Y. BellengeR, J. Céard, D. Ménager
et alii, Genève, Droz, 1988, t. I, p. 83‐90. Voir aussi L. Petris, La Plume et la tribune, op. cit., t. I, pour le
texte et le commentaire de l’« Elegia nomine P. Ronsardi aduersus eius obtrectatores et inuidos scripta a
Mich. Hospitalio, Franciae Cancellario – Élégie écrite au nom de Pierre Ronsard, contre ceux qui le
dénigrent et le jalousent, par Michel de L’Hospital, chancelier de France », p. 500‐517.
36 Voir M. de Gournay, Les Advis ou Les Presens de la Demoiselle de Gournay (1641), éd. J.‐P. Beaulieu et
H. Fournier, avec D. Russell et M.‐T. Noiset, Amsterdam, Rodopi, 2002, t. II, « Deffence de la Poësie et du langage des Poëtes » (composition 1615), p. 389‐483.
37 Voir R. Katz, Ronsard’s French Critics, 1585‐1828, Genève, Droz, 1966, p. 49‐73, sur les nombreuses
attaques et défenses de Ronsard contemporaines de celle de Marie de Gournay.
38 « [D]élire de culpabilité également, puisque le poète est toujours accusé des mêmes crimes contre
l’esprit, la morale et la langue : trop en faire, trop en dire, trop en rajouter, exagérer, perdre la mesure, parler de ce qu’il ne connaît pas, embellir, idéaliser et fausser la réalité des choses… Or voici que le criminel, le juge et le commissaire, à présent, ne font qu’un, ou que le poète se connaît à ce point coupable qu’il s’inflige à lui‐même la plus étroite des surveillances et la plus radicale des inculpations, n’ayant parfois pas de mots assez durs pour son propre travail et pour “l’inéluctable poussée lyrique” (Mallarmé) dont il procède. Tout son effort se retourne alors contre “le poétique”. Et l’on sait que certains ne s’accrochent aujourd’hui à cette identité qu’à proportion des outrages qu’ils font subir à la poésie. » (J.‐M. Maulpoix, Le Poète perplexe, Paris, José Corti, 2001, préface p. 13.)