La réaction offensée du poète du roi est semblable à celle de tout créateur de notre époque qui exige un droit de regard sur les conditions dans lesquelles son œuvre est présentée au public, conscient que sa réputation « professionnelle » se joue dans le soin apporté aux moindres détails qui pourraient donner prise à la critique. Que la réputation de l’écrivain dépende de la qualité de l’impression de ses textes, les poètes de la génération de Salel en sont fermement persuadés, à commencer par Clément Marot, qui en fait explicitement une question d’« honneur » dans les premières lignes des lettres‐préfaces qui ouvrent ses deux publications majeures, L’Adolescence clémentine parue chez Pierre Roffet en 1532 et les Œuvres de 1538 confiées aux presses d’Étienne Dolet32. Impliqué dans le procès fondateur de 1504 contre le libraire Antoine Vérard et pourvu quarante ans plus tard de ce qui peut être considéré comme le premier privilège général d’auteur33, Jean Bouchet emploie lui aussi le vocabulaire de l’honneur pour raconter ses rapports tumultueux avec l’industrie du livre dans son recueil de lettres en vers qui paraît la même année que l’Iliade de Salel, en 1545. Son « Epistre aux Imprimeurs
30 Ibid., p. 157.
31 Le poème suivant, donné en version française, grecque et latine par Barthélemy Aneau, pousse l’éloge jusqu’au bout en affirmant que la traduction rajoute de la valeur à l’original : « Car plus grande que soy or se faict l’Iliade – Major enim fit nunc Ilias Iliade » (ibid., p. 159). Aneau reprend les termes de l’hommage de Properce à Virgile préparant l’Énéide : « cedite Romani scriptores, cedite Grai ! / nescio quid maius nascitur Iliade. – Reculez, écrivains romains, reculez écrivains grecs ! Je ne sais quoi de plus grand que l’Iliade est en train de naître » (Properce, Élégies, II, 34, v. 65‐66). 32 Au seuil de L’Adolescence, Marot constate que son œuvre se vend « toute incorrecte, mal imprimée, et plus au proffit du Libraire, qu’à l’honneur de l’Autheur » (Marot, Œuvres poétiques complètes, op.
cit., t. I, p. 17). Mais le ton est encore plus indigné six ans plus tard : « Le tort, que m’ont faict ceulx qui
par cy devant ont imprimé mes Œuvres, est si grand et si oultrageux, cher Amy Dolet, qu’il a touché mon honneur et mis en danger ma personne […]. » (Ibid., p. 9.)
33 Voir M. Clément, « Les poètes et leurs libraires… », art. cité, p. 24, et Privilèges d’auteurs et
et Libraires34 » est un texte important qui présente le bilan, en forme poétique, d’une longue carrière de poète imprimé : le terme d’« injure » y figure deux fois pour qualifier les conséquences des corruptions du texte poétique par les imprimeurs35, mot qui peut signifier à la fois de façon générale le préjudice subi, l’injustice, et, de façon plus res‐ treinte, l’atteinte à la dignité de la personne, comme dans le cas de propos « injurieux ». Ainsi, le risque de se déshonorer inscrit dans tout geste de publication paraît encore plus sensible pour les poètes, comme si, dans cet art de la « diction » minutieuse qu’est la poésie, il suffisait d’un léger défaut d’expression pour susciter le mépris, et pour convertir l’« injure » du texte corrompu par l’imprimeur en « injure » sortie de la bouche d’un lecteur agacé.
Dans la lettre‐préface de l’Iliade, « Epistre de Dame Poesie, Au Treschrestien Roy François […] », Salel, faisant parler l’allégorie de son art, présente longuement la figure d’Homère comme l’autorité absolue, puits de savoir et de vertus reconnues jusqu’au sommet du pouvoir depuis l’Antiquité. Au moment d’introduire sa contribution de traducteur, il ne manque pas de rappeler la vulnérabilité de celui qui s’expose au jugement du public : On trouvera une grand compaignie D’aultres espritz, promptz à la Calumnie : “Qui retiendroyent dedans leur bouche fole “Ung charbon vif, plutost qu’une parole Iniurieuse : et en lisant ces vers, Soubdainement donneront à travers En les blasmant36…
En s’approchant de la traduction d’Homère, les commentateurs malveillants « donn[ent] à travers » : ils la heurtent, la bousculent, s’empalent dessus comme un navire sur un écueil. Or, le déroulement de l’épître donne à penser que le risque d’être blâmé est d’autant plus fort que l’œuvre à traduire est précieuse et célébrée. Difficile de 34 Voir J. Bouchet, Epistres morales et familieres du Traverseur, Jacques Bouchet, Jean et Enguilbert de Marnef, Poitiers, 1545, « Epistre aux Imprimeurs et Libraires » (II, xi), f. 47 v°‐48 r° (fac‐similé French Renaissance Classics, dir. M. A. Screech, intro. J. Beard, New York, S. R. Publishers Ltd., Johnson Reprint Corporation and Mouton, 1969).
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« …marri ie fuz, dont ce Verard / Y adiousta des choses d’un aultre art, / Et qu’il laissa tresgrant part de ma prose, / Qui m’est iniure… » (f. 47 v°) ; « Et qui pis est corrompant la sentence / De l’escripvant, c’est injure et offense » (f. 48 r°). Dans le procès de 1504 portant sur l’édition des Regnars traversant par Antoine Vérard, Bouchet reproche moins au libraire parisien d’avoir détourné son texte en le publiant sous le nom, plus prestigieux, de Sebastian Brandt (qui en était manifestement l’inspirateur), que de l’avoir altéré en procédant à des ajouts et des suppressions. Voir C. Brown, Poets, Patrons and
Printers, op. cit., p. 26.
préserver, tout en l’adaptant, la virtuosité du chef‐d’œuvre. Cherchant à répondre par avance à ses détracteurs, Salel précise qu’en matière de réputation, le rapport entre les risques de profit et de perte n’est pas le même pour les traducteurs et pour les autres poètes : Secondement, puis que c’est une peine Qui grand travail, et peu d’honneur ameine, (Car quoy que face ung parfaict traducteur, Tousiours l’honeur retourne à l’inventeur) Devroit on pas leur vouloir accepter En bonne part, sans point les molester37 ? Peu à gagner, mais tout à perdre, voilà comment Salel se représente la communi‐ cation au public de sa traduction, en conformité avec les lieux communs du genre38. Cette mise en scène pessimiste redouble l’évocation de la « déréputation » dans le privilège qui figure en tête du livre, montrant ainsi que la protection royale est nécessaire au traducteur, mais qu’elle ne suffit peut‐être pas à régler tous les enjeux de son exposi‐ tion à des lecteurs multiples aux dispositions contradictoires, comme il est de règle pour la diffusion imprimée. Le traducteur a d’autant plus de chance de sentir son travail « mal reconnu » qu’il évolue nécessairement dans l’ombre de l’auteur qu’il traduit. Que cette ombre lui procure la faveur du roi et une vaste reconnaissance ne suffit pas forcément à dissiper son sentiment d’avoir consacré des années à un travail ingrat. D’où la véhémence avec laquelle il défend son statut de propriétaire de son œuvre : quitte à assumer la totalité du « labeur », autant exercer totalement la responsabilité de la publication et se réserver le monopole des gratifications, d’argent ou d’estime, qui pourraient en découler. Mais les attaques contre l’honneur du traducteur vont prendre un tour bien plus concret dans l’affaire de la traduction des Psaumes qui déclenche un procès à Genève au milieu des années 1550. 37 Ibid., p. XVI. 38
Voir L. Guillerm, Sujet de l'écriture et traduction autour de 1540. La traduction française des quatre
premiers livres de l’Amadis de Gaule : le discours sur la traduction en vulgaire, thèse de doctorat,