Les audiences de la fin d’année 1554 permettent de suivre l’évolution du procès même si de nombreux détails restent équivoques ou obscurs. Sans se prononcer sur la gravité de l’offense, les juges interpellent les prévenus sur l’obligation de soumettre toutes les pages qu’ils impriment à autorisation préalable, ce qui ne semble pas avoir été le cas pour le poème liminaire. L’argumentaire des deux parties évolue d’une séance à l’autre. Après avoir minimisé la portée de son poème liminaire, le présentant comme un paratexte détaché du reste du psautier pour lui retirer tout aspect sacrilège60, l’imprimeur Du Bosc change de ligne en accusant Bèze d’avoir été le premier à manier l’injure dans un livre imprimé par Conrad Badius61. Quant à l’avocat de Bèze, après s’être concentré sur la diffamation, allant jusqu’à demander que le Conseil délivre un certificat d’honorabilité à son client – sans doute sur le modèle des Lettres de rémission octroyées par le roi de France qui proclamaient le bénéficiaire rétabli en son honneur –, il complète son réquisitoire par un point de propriété littéraire en réclamant que les psaumes traduits par Guéroult et ceux traduits par Bèze ne soient plus « entremêlés62 ». On peut hésiter sur l’explication de cette demande. Soit le « mélange » en question signifie l’assemblage des traductions des deux poètes dans un même recueil : c’est ainsi que l’interprètent généralement les commentateurs63. Il faudrait alors comprendre que l’édition Guéroult‐Du Bosc du psautier a reproduit la version bézienne tout en la dénigrant – raffinement supplémentaire de concurrence inamicale, ou reconnaissance bon gré mal gré de la légitimité du rival, selon le point de vue. Ou bien le mélange est à entendre comme une mauvaise répartition du travail des traducteurs : c’est
60 « Icy est esté aoys Guillaume du Bosc sus l’impression de l’epistre et pseaulmes qu’il a imprimés sans licence contre Theodore Beze, disant ne l’avoir point faict par blasme ny couthele, et qu’il ne l’a faict pour chanter avecque les aultres et ne les a point mys en table, et que Beze le blasme à tort » (R. Part. 8, f. 157, 11 octobre 1554, reproduit par P. Pidoux, Le Psautier huguenot…, op. cit., t. II, p. 69). Dans cette réponse, l’absence d’indexation des poèmes dans le sommaire semble surtout concerner les psaumes traduits par Guéroult, mais elle vaut aussi nous semble‐t‐il pour l’épigramme invective. 61 « …ledit Guillaume du Bosc repliquant audict dire dudit Colladon, disant que ledit sieur de Beze l’a premierement tanxé et mesdict de luy, sur quoy a esté contraint de respondre pour le soubtenement de son honneur » (R. Part., 8, f. 166, 23 octobre 1554, ibid., p. 70). Les impressions de Conrad Badius sont saisies dans la suite de la procédure. 62 « [À] cause de… certaine espitre injurieuse contre luy par ledit Guillaume faicte, et aussi de ce qu’il a entremeslez avec les siens, ce de quoy il se sent grevé, requerant iceulx estre separés des siens, aussi de luy donner lettres de actestacions comme il az esté arresté, et qu’il az esté tenuz et reputé pour homme de biens… » (R. Part. 8, f. 205 v°, 18 décembre 1554, ibid., p. 71‐72).
l’interprétation d’E. Balmas, suivie par J. Goeury64. On comprendrait alors que l’avocat dénonce le fait que Guéroult a donné sa propre version des psaumes déjà traduits par Bèze, au lieu de se limiter au reste des poèmes encore à traduire.
Mais la reconstitution du détail de l’affaire est d’autant plus incertaine qu’on ne peut savoir, parmi les éditions du psautier que nous connaissons, laquelle correspond au livre en débat dans le procès. La seule certitude est qu’aucune des éditions Du Bosc parvenues jusqu’à nous ne contient le fameux dizain injurieux ; quant à l’édition de Badius mise en cause, qu’il se soit agi d’une réimpression des Poemata de Bèze ou d’une autre édition des Psaumes, ni l’une ni l’autre n’ont laissé de trace. Sans doute faut‐il y voir la preuve de l’efficacité de la saisie ordonnée par le Conseil dans les deux ateliers pour mettre un terme à l’affaire et imposer l’amnistie entre poètes concurrents65. Dans ces conditions, les éditeurs de la correspondance de Bèze jugent que l’édition mise en cause n’a pas été conservée66. Il n’en va pas de même d’Enea Balmas, qui considère que le
casus belli vient du fait que trois pièces (les psaumes 52, 57 et 111) ont été traduites à la
fois par Bèze et Guéroult et publiées dans leurs recueils de 1554, à savoir les Octante trois
Pseaumes de David […] Avec six Pseaumes traduictz de nouveau par ledict de Beze67 d’un côté, et de l’autre, le Premier livre des Pseaumes, Cantiques et Chansons spirituelles
traduictz et composees [sic], bonne partie par G. Gueroult, et autres nommez en leur lieu
qui paraît la même année68. Balmas en conclut que le recueil de Bèze est paru en premier, bientôt concurrencé par celui de Guéroult sur lequel devait porter la plainte de septembre 1554 devant le Conseil69. L’analyse de Pierre Pidoux attire l’attention sur les
64 Voir E. Balmas, « G. Guéroult traducteur… », art. cité, p. 713‐714, et J. Goeury, La Muse du consistoire, op. cit., p. 94. 65 « … que ledit de Baise doibje faire apporter tous les livres out est escripte l’espistre parlant contre ledit Guillaume du Bosc entre les mains de Messieurs que sont esté imprimés par Gonrard Badius et non point en vendre de heure en avant, et pareillement que ledit du Bosc doibje apporté tous les livres qui parlent contre ledit de Bezes et out est ladite espistre et que il n’en doibje plus vendre, et que d’heure en avant il ne soit plus memoyre desdictes parolles, et que tous despens soyent compensez, et que par tel moyen il doibje vivre en bonne paix les ungs avec les aultres sans plus riens leurs repro‐ cher » (R. C., 48, f. 163 v°, 14 décembre 1554, ibid., p. 71).
66 Correspondance de T. de Bèze, op. cit., p. 216.
67 Octante trois Pseaumes de David […] Avec six Pseaumes traduictz de nouveau par ledict de Beze, Genève, Jean Crespin, 1554. Voir P. Pidoux, Le Psautier huguenot…, op. cit., t. II, p. 72.
68 Voir la description du contenu de l’ouvrage chez D. Boccassini, La Parola riscritta, op. cit., p. 380‐ 381, et P. Pidoux, Le Psautier huguenot…, op. cit., t. II, p. 74‐75.
69 Sur ce point, l’exposé le plus détaillé se trouve dans un autre article d’E. Balmas, « Guillaume Guéroult et Théodore de Bèze : un curioso esempio di concorrenza letteraria nel XVI secolo », dans
Octante trois Pseaumes de David mis en ryme françoise […] Avec previlege, sortis des
presses de Du Bosc et Guéroult après le procès, en 1555, dont l’exemplaire connu, jadis conservé à la Bibliothèque de Dresde, est aujourd’hui détruit, mais sur lequel nous possédons une ancienne notice détaillée70. D’après cette notice, le contenu de l’ouvrage était identique à la première édition du psautier Marot‐Bèze imprimée par Crespin en 1551, à cette différence qu’il ajoutait « Six pseaulmes mis en ryme françoise par Guillaume Gueroult », que le titre n’annonce pas, mais qui correspondent à la même sélection de psaumes nouvellement traduits par Bèze l’année du procès. Dans cet enchevêtrement de titres similaires qui se suivent à quelques mois d’intervalles, il est difficile de dire si les recueils en question ont paru avant ou pendant le procès, et partant, s’ils constituent la matière du contentieux ou un instrument de relance d’une dynamique éditoriale en attente de l’arbitrage du Conseil. Bref, difficile de savoir qui est le copieur et le copié, qui agit et qui réagit ; après tout, Bèze aurait aussi bien pu tenter de reprendre la main en traduisant les mêmes psaumes que Guéroult, pour ensuite se présenter comme le seul traducteur respectable auprès des juges. Néanmoins le dernier exemplaire cité, les
Octante trois Pseaumes de David, illustre à la fois les pratiques de concurrence des
imprimeurs qui reproduisent le même texte en se contentant d’un léger ajout, et de concurrence des traducteurs qui se mesurent aux mêmes psaumes au lieu de se répartir la tâche. Nous aurions tendance à suivre l’hypothèse de Pidoux selon laquelle cet exemplaire est la réimpression du livre polémique de 1554, dont seuls les premiers feuillets contenant le corps du délit auraient été modifiés71.
Ainsi, même si les vers de Guéroult continuent à paraître, le manque de publicité autour d’eux indique que le poète a perdu ses soutiens au sein du pouvoir municipal, qui le traite de plus en plus comme un étranger suspect : en juillet 1555, en effet, en réponse à une nouvelle plainte concernant le privilège accordé aux Psaumes de Du Bosc et Gué‐ roult, le Conseil avertit l’imprimeur de retirer le nom du poète de la page de titre de son édition72 – ce qui semble avoir été fait, puisque les six psaumes du Rouennais ne sont
Id., Saggi e studi sul Rinascimento francese, Padova, Liviana Editrice, 1982, p. 183‐218, en particulier
p. 192‐193.
70 Notice reproduite par P. Pidoux, Le Psautier huguenot…, op. cit., t. II, p. 81‐82, n°55/I.
71 Ibid., p. 82.
72 R. C., 49, f. 136 v°, 19 juillet 1555, ibid., p. 78 : « Icy l’on a mis en avant que Guillaume Guyerod faict imprimé certain Seaulmes en petit vollumes sout le nom dudit Guillaume Guerod ; aussi qui est escript au dessoubtz : avec previlliege, combien que ne demeure point icy ains dehors de la ville,
plus annoncés en tête de l’ouvrage. Dans le point d’honneur qui oppose les traducteurs, Guéroult est finalement celui dont le nom est déshonoré. Il n’a plus le droit de revendi‐ quer sa part de la traduction des chants sacrés (bien qu’il continue de figurer en page de titre en tant qu’imprimeur de l’ouvrage). Devenu indésirable, il reprend le chemin de l’exil et retourne à Lyon, où, quatre ans plus tard, il donnera libre court à son écriture diffamatoire, en composant une satire virulente non plus contre un poète rival mais contre le Conseil de Genève lui‐même73. Une forme de revanche politique de la part d’un opposant visé par de multiples poursuites et rappels à l’ordre.