b) Le privilège obtenu peut‐il exposer un recueil à des poursuites ?
3. La satire entre légitimation et dissimulation : les manœuvres défensives de Du Bellay autour des Regrets
Un nouveau point de vue sur le degré de contrôle exercé au moment de l’octroi du privilège nous est offert par certaines lectures scandalisées qui sont faites du recueil des Regrets de Du Bellay, publié à Paris avec privilège royal en 1558‐1559. Cette réception agitée de l’œuvre relance la question de l’autorisation des poèmes provocateurs. L’auteur a obtenu de la chancellerie du roi un privilège général en mars 1558 dont il s’est servi pour protéger l’impression dans l’atelier de Fédéric Morel de trois de ses quatre recueils composés à Rome, Les Regrets, Les Antiquités de Rome et les Divers jeux rustiques, mais qui n’a pas suffi à lui éviter de faire face aux accusations159. Le contexte nous est connu par une lettre que le poète adresse en juillet 1559 à son oncle, le cardinal Jean Du Bellay, dont il était le secrétaire à Rome. Il s’y défend d’avoir attenté à l’honneur de son destina‐ taire et d’un autre ecclésiastique important dans la diplomatie vaticane des années 1550, le cardinal Caraffa, puis repousse de façon plus désinvolte la menace d’un procès inquisitorial : diffamation et hérésie se croisent donc dans le débat sur les limites de la satire contre les dignitaires de l’Église160.
Les arguments que Du Bellay invoque pour démontrer son innocence méritent l’attention, puisqu’ils semblent destiner à compléter la légitimation fournie par le privilège. Le poète commence par affirmer qu’il a été contraint de publier sa poésie, qu’il destinait au départ à un usage privé, pour faire cesser les éditions contrefaites qui paraissaient à son insu durant son séjour romain :
Or, estant de retour en France, je fus tout esbahy que j’en trouvé une infinité de cop‐ pies imprimées tant à Lyon que Paris, dont je mys de ce temps là quelques impri‐ meurs en procès, qui furent condamnés en amendes et réparations comme je puys monstrer par sentences et jugement donnez contre eulx. Voyant donc qu’il n’y avoit aulcun remède et qu’il m’estoit impossible de supprimer tant de coppies publiées par tout, joinct que le feu Roy (que Dieu absolve) qui en avait leu la plus grand part, 159 Voir Privilèges d’auteurs et d’autrices, op. cit., p. 191‐195. 160 Pour une analyse complète des enjeux de cette lettre et un éclairage sur les réalités judiciaires qui la sous‐tendent, voir M. Bizer, Les Lettres romaines de Du Bellay. Les Regrets et la tradition épistolaire, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, « Espace littéraire », 2001, p. 77‐83 et notes p. 231‐234.
m’avoit commendé de sa propre bouche d’en faire ung recueil et de les faire bien et correctement imprimer, je les baillé à un imprimeur sans aultrement les revoir, ne pensant qu’il y eust chose qui deust offencer personne, et aussi que les affaires, où de ce temps là j’estoie ordinairement empesché pour vostredict service, ne me don‐ noient beaucoupt de loisir de songer en telles resveries, lesquelles toutefois je n’ay encore entendu avoir esté icy prinses en mauvoise part, ains y avoir esté bien receues des plus notables et signalez personnaiges de ce Royaulme, dont me suffira pour ceste heure alléguer le tesmoignaige de Monseigneur le chancelier Olyvier, person‐ naige tel que vous mesmes cognoissés. Car ayant receu par les mains de Monsieur de Morel un semblable livre que celuy qu’on vous a envoyé, ne se contenta de le louer de bouche, mais encores me feist ceste faveur de l’honorer par escript en une epistre latine qu’il en escrivit audict de Morel. L’extraict de ladicte epistre est imprimé au devant de quelques myennes euvres latines que vous pourrez veoir avec le temps161. Le passage étonne parce qu’il s’ouvre sur la référence à un procès dont on n’a pas trouvé trace et auquel ni les poèmes liminaires des Regrets ni l’énoncé des privilèges accordés au poète ne font allusion. On ne peut cependant avoir la ferme certitude que ce récit soit une invention. Les archives du Parlement de Paris – la juridiction la plus susceptible d’avoir traité cette plainte – présentent une lacune dans l’année 1557 (celle du retour en France du poète) qui pourrait expliquer que ce procès nous soit inconnu162. Mais si on laisse en suspens la véracité de ce récit, on voit qu’il dessine un parcours éditorial qui ressemblerait à celui de l’Iliade d’Hugues Salel, la condamnation des éditions non‐autorisées servant de prélude à la publication privilégiée. Ainsi, la question de la propriété littéraire s’entrelace avec celle du contrôle des discours : la démarche entreprise pour protéger la commercialisation du recueil aboutit à faire légitimer son contenu par une autorisation officielle.
En narrant l’intervention du roi – sa lecture des poèmes et son ordre de les faire imprimer en recueil –, Du Bellay semble se référer au privilège royal accordé, dont il fait ressortir la valeur de commande publique. Mais peut‐être le fait qu’il n’utilise pas clairement le mot de « privilège » est‐il révélateur d’une forme de prudence par rapport à
161 Lettre au cardinal Du Bellay, datée de Paris, dernier jour de juillet 1559, dans Du Bellay, Lettres, éd. P. de Nolhac, Genève, Slatkine Reprints, 1974 [Paris, 1883], p. 41‐52, citation p. 44‐46.
162 On ne peut décider avec certitude si le contentieux aurait été jugé par la chambre civile ou criminelle. Même si la chambre civile semble la plus indiquée, les attributions varient dans la pratique : le procès sur les droits d’impression du Mystère des Actes des Apôtres est bien jugé par le Parlement civil, mais celui sur l’Iliade de Salel, par le Parlement criminel. Nous n’avons pas trouvé le nom de Du Bellay dans les registres du Parlement civil au tournant des années 1557‐1558. Quant au Parlement criminel, son registre d’arrêts transcrits pour la période juillet 1557‐décembre 1557 s’est perdu, comme l’indique le fossé chronologique dans les cotes suivantes : X2A 119 (janvier 1557‐juin 1557) ; X2A 120 (juillet 1556‐décembre 1556) ; X2A 121 (juillet 1558‐décembre 1558). Nos recherches dans les minutes d’arrêts, à la cote X2B 18 (juin 1557‐décembre 1557), n’ont pas donné plus de résultats, mais celles‐ci sont d’utilisation difficile et demandent encore à être classées.
cette autorisation. Les autres affaires de poèmes diffamatoires que nous avons traitées ont montré que les artistes poursuivis sont pris entre le risque de paraître mettre en cause l’institution qui les a autorisés à publier et le soupçon d’avoir dissimulé une partie de leurs textes au moment de l’autorisation. Ici, le poète précise en passant qu’une petite partie du recueil n’a pas été soumise au roi (« qui en avait lu la plus grande part »), ce qui est naturel et peut découler de multiples raisons – écriture en cours, limite de temps disponible pour la lecture, choix des meilleures pièces à présenter au souverain… Mais il est également possible que le poète se sente obligé de reconnaître discrètement que certaines de ses pièces n’ont pas été formellement autorisées. Or, dans le cas des Regrets, nous savons qu’une section du texte a bien été dissimulée pour être diffusée à des lecteurs choisis : l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale contient en effet un carton non‐paginé, imprimé à part puis inséré au milieu du recueil, contenant huit sonnets de raillerie contre les vices de la cour papale de Jules III et Paul IV, flanqué de son neveu Caraffa163. Il est clair que la publication discrète de ces sonnets dans cette émission rare est destinée à faire le plaisir de certains lecteurs intéressés par la satire politique sans attirer l’attention des juges. Comme l’imprimeur des Regrets, Fédéric Morel, vient de s’établir à son compte et que les recueils romains que lui remet Du Bellay sont pour son imprimerie un apport fondamental164, on le voit mal fabriquer cette édition enrichie de pièces transgressives sans en informer le poète, si bien qu’on peut penser qu’il s’agit d’une audace commise avec le consentement de l’auteur. Ayant été impliqué dans ce type de dissimulation, on comprend que Du Bellay ne brandisse pas son privilège royal comme une preuve d’approbation totale.
Lorsqu’il veut mettre en avant un examen favorable de son texte, Du Bellay pré‐ fère se rattacher à la lecture du chancelier François Olivier qui, par sa dignité d’ancien garde des sceaux de retour au pouvoir, apparaît comme une figure incarnée de la justice. Le poète utilise clairement la lettre de ce dernier comme l’équivalent d’une autorisation,
163 Dans l’édition des Regrets que nous utilisons parce qu’elle présente les sonnets dans leur disposition originale, regroupés par groupe de quatre sur une double‐page (éd. F. Roudaut, Paris, Le livre de Poche, « Les Classiques de Poche », 2002), il s’agit des sonnets marqués d’une astérisque et numérotés 105‐112, p. 109‐112. Voir l’exemplaire BNF Ye‐410 et la plaquette Huit sonnets de Joachim Du Bellay,
gentilhomme angevin, éd. A. de Montaiglon, Paris, Guiraudet et Jouaust, 1849, qui rend compte de la
circulation manuscrite de ces poèmes. Au sujet de la réflexion de Du Bellay sur la liberté d’écrire du poète face aux dangers de la satire, voir infra, p. 498 et suiv.
164
Voir F. Bonifay, « Du Bellay et la publication de ses œuvres », dans Les Arrière‐boutiques de la
littérature : auteurs et libraires‐imprimeurs aux XVIe‐XVIIe siècles, dir. E. Keller‐Rahbé, P.U. du Mirail,
dont il fait imprimer un extrait en préface de son recueil néo‐latin, juste après la « Priuilegii sententia165 ». Or, cet extrait témoigne certes d’une lecture répétée, assidue, qui produit une admiration quant au savoir, au style, à la grâce de la langue maniée par Du Bellay, mais il ne dit finalement rien du contenu moral des poèmes : Olivier confesse d’ailleurs une certaine difficulté à comprendre les allusions concrètes qui se multiplient dans les Regrets, ce qui montre qu’il ne peut rendre raison de toutes les pointes du discours satirique166. Enfin, au moment où il formule ce jugement, Olivier est encore en retrait de la politique, depuis sa disgrâce en 1551 – il ne redevient chancelier qu’à la mort d’Henri II, dans le mois où le poète écrit sa lettre‐plaidoyer à son oncle. En somme, les marques d’autorisation que Du Bellay fait parler en faveur des Regrets ne découlent que d’une lecture partielle du recueil : alors que sa défense fait valoir différentes opérations de contrôle attestant les vertus de sa poésie, elle donne l’impression qu’un reste de discours satirique demeure inaperçu de ce contrôle, logé dans les angles morts de son dispositif.
Avant que son écriture ne soit mise en cause, le poète semble avoir accordé un soin particulier aux démarches d’autorisation de ses recueils. Il obtient en effet deux privilèges successifs à deux mois d’écart, un premier privilège octroyé en janvier pour les Regrets, consolidé par un privilège général en mars 1558167 (n. st.). Michael Screech avait fait remarquer que chacun des trois représentants du pouvoir nommés dans la signature 165 Voir Du Bellay, Œuvres poétiques, VII : Œuvres latines : Poemata, éd. G. Demerson, préf. A. Michel, Paris, Nizet, 1984, « Extrait d’une lettre de François Olivier Garde des sceaux de la France à Jean Morel d’Embrun – Ex quadam epistola Francisci Oliuarii Gall[iae] Nomophylacis Ad I. Morellum Ebrodu‐
nens[em] », p. 31.
166 « Bellaii poemata, mihi post tuum discessum, ter, quater relecta, semper magis ac magis allubescunt.
Quanquam sunt in iis nonnula quae me fugiunt, quod scilicet res ipsas non capio. Nescio quid ille Graece uel Latine praestare queat : hoc unum scio, qualia scribit, nisi ab eo praestare non posse, qui sit uaria ac multiplici eruditione, iudicio autem perlegante perpolitus. Nam selectissimum illum Gallicae dictionis nitorem, ac perpetuam quandam in illa lingua gratiam, qui talem uel polliceatur, uel iam iam reipsa praestet, nondum mihi quemquam hactenus legere contigit […]. – Les poèmes de Du Bellay, que j’ai
relus après ton départ trois ou quatre fois, me plaisent toujours de plus en plus. Cependant, il y a en eux quelques allusions qui m’échappent, parce qu’à l’évidence je ne saisis pas les faits eux‐mêmes. Je ne sais ce que ce poète est capable de faire en grec ou en latin : mais ce que je sais, c’est que des vers tels qu’il en écrit, il n’y a que lui qui soit capable de les faire, vu la culture variée et multiple, ainsi que le goût très élégant qui forment son esprit. De fait, cette splendeur du vocabulaire français choisi avec soin, et cette forme de grâce éternelle inscrite dans cette langue, il ne m’est arrivé jusqu’ici de lire personne chez qui on puisse en trouver la promesse à un tel niveau, ou qui les ait déjà mises à exécution en pratique. » (Ibid.)
de ce privilège général reçoit la dédicace d’un des recueils168 : le roi, figure tutélaire suprême et « source de justice », reçoit l’offrande des Antiquités ; son maître des re‐ quêtes, d’Avanson, en présence duquel est signé le privilège général, preuve qu’il a relayé la demande du poète, est le dédicataire des Regrets (et figure en bonne place dans les
Poemata169) ; même le secrétaire qui rédige le document, Duthier, reçoit la dédicace des
Divers jeux rustiques – ces trois noms sont par ailleurs salués ponctuellement par des
poèmes des Regrets. Ces données laissent penser que Du Bellay a fait en sorte que la procédure juridique d’autorisation de son œuvre, à commencer par les Regrets, se déroule sous la forme d’un échange avec des hommes personnellement impliqués dans la promotion de sa poésie. Peut‐être faut‐il voir un rapport entre cet effort de maîtrise et le fait que le texte du privilège général octroyé à Du Bellay est à quelques détails près identique à celui que Ronsard avait reçu en 1554 – déjà sous l’égide du seigneur d’Avanson – et qui figure en tête de son Bocage. Il est possible que les documents aient été confectionnés au même moment pour être accordés d’un même geste aux deux confrères, si bien que l’octroi à Du Bellay serait l’aboutissement d’une démarche retardée pendant quatre ans par son séjour à Rome, un acte de réparation qui placerait enfin l’Angevin et le Vendômois sur un pied d’égalité, selon la conclusion de Michèle Clément170. Mais on peut aussi imaginer que Du Bellay et ses interlocuteurs à la chancellerie ont choisi de reproduire le texte du privilège ronsardien pour faciliter la procédure (sans pour autant supprimer le prestige que confèrent la longueur et l’argumentation élogieuse des grands privilèges huma‐ nistes). Issu d’un tel recopiage qui transformait la rédaction en simple formalité, le document juridique, contrairement à l’usage, ne fait pas mention des raisons particu‐ lières que Du Bellay aurait dû avancer dans sa requête. On se demande même si le poète a pris la peine de justifier sa demande d’un privilège général autrement que par l’offrande de son œuvre, tant l’affaire semble s’être réglée entre gens acquis à sa cause, ou à la cause de son entreprise poétique. Le choix d’un imprimeur à ses débuts comme l’était Fédéric
168 Voir Du Bellay, Les Regrets et autres œuvres poëtiques, éd. J. Jolliffe et M. Screech, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 1979, note 1, p. 325, sous le texte du privilège.
169 Voir l’ampleur de la prosopopée du Tibre en vers élégiaques que Du Bellay compose pour saluer l’arrivée d’Avanson en ambassade à Rome, en mars 1555, et qui constitue la troisième pièce du premier livre des Poemata de 1558 (éd. Demerson, op. cit., Elegiarum Liber, 3, « Ad Ianum Avansonium apud
summum Pont[ificem] oratorem regium, Tyberis – À Jean d’Avanson, orateur du roi auprès du
souverain Pontife, le Tibre », p. 44‐53, 152 vers).
Morel pour recueillir la permission contenue dans ce privilège (au lieu d’un imprimeur confirmé, habitué à traiter avec plusieurs auteurs de renom et à défendre ses propres intérêts) finissait d’assurer au poète la maîtrise de l’opération.
Cette démarche très concertée nous paraît témoigner de l’espoir que Du Bellay plaçait dans la publication de ses recueils romains, espoir de retrouver sa place et d’être reconnu comme un des premiers sinon comme le premier poète français, et par corréla‐ tion, de l’angoisse qu’un scandale vienne gâcher son avènement. La possibilité d’être perçu comme un diffamateur devait être dans son esprit un des paramètres qui faisait de la procédure d’autorisation un passage non dépourvu de risques : même si les Regrets ne subissaient pas de censure, leur autorisation aurait pu faire débat. C’est pour réduire au maximum cette part d’imprévu que le poète a concentré ses démarches juridiques dans un temps et un réseau de relations restreints, et qu’il a probablement dissimulé certains de ses poèmes. Cette attitude confirme que la procédure d’octroi du privilège d’auteur ne constitue certes pas un appareil de censure rigoureuse puisqu’elle peut bien être aména‐ gée en faveur d’un poète, mais n’en reste pas moins appréhendée comme une étape où le texte s’expose à l’imprévu d’une lecture accusatoire. Quoiqu’elle ne soit pas formalisée et organisée, la fonction de censure demeure inscrite dans le régime du privilège.