Le piteux effet des traductions de Bèze comparées à celles de Clément Marot est la matière des moqueries qui introduisent l’édition Du Bosc‐Guéroult. Le dizain marqua certains lecteurs qui le firent circuler par copies manuscrites, associé à la réponse que lui donna Théodore de Bèze, si bien qu’Antoine Du Verdier se plaît à l’insérer au milieu de la liste des œuvres de Bèze dans sa Bibliothèque48. On peut le citer pour donner une idée de son ton railleur : Qui de Marot et de Beze les vers Voudra choisir pour les meilleurs eslire, Tout bien choisi de long et de travers Dire il pourra en les escoutant lire : Ceux de Marot, c’est d’Amphion la lyre Ou du Dieu Pan le flageol gracieux : Mais ceux de Beze un françois vicieux, Rude, facheux et contraint à merveilles. Donne à Marot le laurier glorieux : A Beze quoy ? De Midas les oreilles. 45 Pour le détail de ces traductions, voir E. Balmas, « G. Guéroult traducteur… », art. cité, p. 708‐709, D. Boccassini, La Parola riscritta, op. cit., p. 14‐25, et J. Goeury, La Muse du consistoire, op. cit., p. 93. 46 Voir ibid., p. 75‐77 et 95‐99. 47 Il semble que Bèze ait fait imprimer une première version séparée de ses traductions, qui n’a pas été retrouvée : Trente quatre Pseaumes de David, nouvellement mis en rime françoise, au plus près de
l’hebreu, par Theodore de Beze, de Vezelay en Bourgongne, Genève, Jean Crespin, 1551, puis un recueil
de sa contribution et de celle de Marot, Pseaumes octantetrois de David mis en rime françoise. A savoir
quaranteneuf par Clement Marot, avec le Cantique de Simeon et les dix commandemens, et trentequatre par Theodore de Besze, de Vezelay en Bourgongne, Genève, Jean Crespin, 1551. Voir P. Pidoux, Le Psautier huguenot…, op. cit., t. II, p. 53.
La raillerie se concentre sur le style, entendu comme un certain traitement de la langue nationale. La douceur de Marot ferait ressortir la rudesse de son épigone, traduction laborieuse qui ne fait pas oublier l’effort du traducteur. Cette lecture à charge pourrait refléter la tendance de Bèze à rechercher la concision ou un vocabulaire usuel49. Mais elle revient surtout à fonder la rivalité poétique sur la question d’un usage harmo‐ nieux du français, que soulevait aussi l’ambition de produire une Iliade française. Sauf que les éditeurs lyonnais de l’Iliade de 1542 exprimaient leur admiration pour le travail du traducteur.
Il est évident que le ton des poèmes liminaires d’Aneau et de Guéroult dans les deux éditions controversées qui nous occupent est parfaitement opposé. (Alors que le premier ajuste la hauteur de son éloge à celle du chef‐d’œuvre épique qu’il introduit, le second crée un écart en tirant partie de la polyvalence du genre lyrique et de la figure du chanteur, faisant ainsi précéder les chants du poète biblique inspiré par des vers de chansonnier brocardant un nom célèbre.) Mais la comparaison entre les deux montre qu’ils remplissent une même fonction, qui est de mesurer l’ouvrage qu’ils introduisent à l’offre éditoriale existante sur le sujet. Dès lors, l’opposition de ton montre que s’exerce dans chacun des deux cas un type de concurrence différent. Dans le cas de l’Iliade lyonnaise, les producteurs du livre cherchent à tirer profit de la nouveauté du texte qu’ils reproduisent à moindre frais : en saluant la réussite de Salel (sans contester la hiérarchie entre son travail de départ et celui de l’éditeur qui révise son texte), ils rendent hommage à ce qui est une première entreprise de traduction du chef‐d’œuvre, soulignant du même coup la valeur de l’ouvrage qu’ils commercialisent. Si on devait qualifier cette attitude dans le vocabulaire du droit de la concurrence actuel, on pourrait dire qu’elle est suspecte de parasitisme – mais un parasitisme bien particulier puisqu’il signale ouverte‐ ment l’identité de l’auteur dont il s’approprie le travail. Dans le cas du psautier genevois, Guéroult et Du Bosc mettent en œuvre une concurrence plus frontale, qui dénigre la nouveauté de la version récente à laquelle ils se mesurent : en moquant le style de Bèze, ils contestent l’originalité et le primat hiérarchique de sa traduction, dès lors réduite à l’état d’une pâle continuation. Cela revient à réclamer pour les propres traductions de Guéroult une place dans le paysage des Psaumes français.
L’intensité de la production littéraire consacrée au psautier de langue française dans les années 1550, à Genève et dans les grands centres d’imprimerie du royaume de France50, pousse les éditeurs à durcir leurs pratiques pour obtenir des avantages sur leurs homologues. On sait ainsi que la parution des premiers psaumes traduits par Bèze en 1551 a été hâtée par Calvin. Inquiet de la multiplication des traductions de ce type sur le marché, le meneur de la Réforme française encourageait le poète – par l’entremise du grand théologien Pierre Viret, qui enseignait à ses côtés à l’académie de Lausanne – à ne pas attendre d’avoir avancé sa traduction pour en faire paraître les résultats51, optant ainsi pour un rythme contraire à l’attitude de maturation qui gouvernait la traduction de l’Iliade par Salel. Pour la première publication de ses psaumes, Bèze demande et obtient un privilège d’imprimerie auprès du Conseil de Genève. Mais l’octroi ne semble pas rassurer durablement les promoteurs de ce livre. Le morcellement du travail de traduc‐ tion, qui donnait au psautier la forme d’un recueil collectif des versions de Marot et de ses émules, faisait que l’ajout de quelques psaumes nouvellement traduits justifiait qu’un imprimeur reproduise les traductions déjà publiées par d’autres, en obtenant l’autorisation du pouvoir. C’est peut‐être pour cette raison qu’en septembre 1554, Calvin s’emploie à faire interpréter le privilège accordé à Bèze comme un droit d’exclusivité qui ne protégerait pas seulement son édition du psautier, mais qui pourrait disqualifier d’autres projets de traduction similaires, à commencer par celui de Guéroult :
Monsieur Calvin a exposé… touchant à Guillaume de Bosco qui faict translatter à Guillaume Guerod les pseaulmes, lequel n’a poynct bonne langue françoyse ne aussi n’a pas langue latine, pour quoy ne se doibt permectre, mais à Monsieur de Beze, qui merite cella fere, qui est homme de lectres tant en lattin que en françoys. Et <apres> avoir entendu a esté ordonné et resoluz que l’on se tient au privillege qu’a esté con‐ cedé52.
50 Émulation que Bèze lui‐même appelait de ses vœux dans la préface‐manifeste de sa tragédie
Abraham sacrifiant (1550). Sur l’extension de l’offre des Psaumes, voir I. Jostock, La Censure négociée : le contrôle du livre à Genève (1560‐1625), Genève, Droz, 2007, en particulier « Un marché rentable :
concurrence autour de la Bible et du psautier », p. 51‐76, et l’étude de L. Guillo, « Le Psautier de Paris et le Psautier de Lyon : à propos de deux corpus contemporains du Psautier de Genève (1549‐1561) », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, n°136, 1990, p. 363‐419. 51 Voir O. Douen, Clément Marot et le Psautier huguenot, Paris, Imprimerie nationale, 1878‐1879, t. I, p. 552. L’extrait de la lettre de Calvin à Viret du 24 janvier 1551 est reproduit en latin par P. Pidoux, Le Psautier huguenot…, op. cit., t. II, p. 49 : « Si <qui> [non quid] parati erunt psalmi non est quod socios exspectent. Rogabis ergo ut primo nuncio aliquos saltem mittat. – Si quelques psaumes sont prêts, il n’y a pas de raison qu’ils attendent des renforts. Tu lui demanderas donc qu’il nous en envoie au moins quelques‐uns par le premier courrier. » 52 R. C., 48, f. 116ter, Genève 10 septembre 1554, extrait reproduit par P. Pidoux, Le Psautier huguenot…, op. cit., t. II, p. 68, et commenté par J. Goeury, La Muse du consistoire, op. cit., p. 94.
On comprend alors que le reproche d’incompétence linguistique n’est pas une in‐ vention de Guéroult, mais qu’il est un outil de déstabilisation typique des rapports concurrentiels dans la librairie réformée. Sauf que dans la plainte de Calvin, la pratique du français suppose une pratique du latin. Tous trois instruits dans les collèges huma‐ nistes français, Calvin, Bèze et Viret sont réunis autour d’un projet d’édition modelé par la culture lettrée renaissante, qui maintient les liens entre le français de la dévotion populaire et le latin de la philologie – même si en pratique Bèze semble écrire sa traduc‐ tion en vers à partir d’une version française en prose53. Les travaux de Michel Jourde montrent bien que la question de la langue employée dans la diffusion des savoirs, et donc des limites à donner à l’entreprise de traduction des textes antiques, cristallise les tensions entre les humanistes et les travailleurs de l’imprimerie dépourvus de formation scolaire54. L’expression du mépris intellectuel sert ici à réclamer qu’une sélection soit faite entre des concurrents. En tentant d’empêcher Du Bosc et Guéroult d’obtenir leur permis d’imprimer, Calvin montre son désir d’institutionnaliser la traduction de Bèze, autrement dit de lui obtenir un statut de version officielle55. On pourrait dire qu’il tente de conférer au privilège du Conseil un degré d’autorité comparable à ces privilèges royaux dotés d’une signification particulière parce qu’ils impliquent une forme de commande étatique, comme dans le cas de la traduction de l’Iliade.
Dans ces conditions, la décision des magistrats du Conseil est ambiguë : « a esté ordonné et resoluz que l’on se tient au privillege qu’a esté concedé. » Mais de quel privilège s’agit‐il exactement ? De celui qui a été accordé à Bèze ? Ou d’une autorisation donnée à Du Bosc en réponse à une requête présentée au Conseil56 ? A priori le mot de
53 Voir les remarques introductives de P. Pidoux dans T. de Bèze, Psaumes mis en vers…, op. cit., p. 4‐5.
54 Voir M. Jourde et A. Bayle, « Imprimeurs et chirurgiens : le savoir, la main et le bien faire (1530‐ 1580) », dans Nouveaux aspects de la culture de l’imprimé, op. cit., p. 319‐343 ; M. Jourde, « Étienne Dolet et Jean de Tournes », dans Étienne Dolet 1509‐2009, dir. M. Clément, Genève, Droz, 2012, p. 289‐ 307. 55 Cette attitude fait partie des pressions que J.‐F. Gilmont, et I. Jostock après lui, décrivent comme le lobbying du réformateur auprès du Conseil sur toutes les questions juridiques touchant à l’imprimerie (Jean Calvin et le livre imprimé, Genève, Droz, 1997, p. 329‐334 ; La Censure négociée, op. cit., p. 67‐73). Voir encore J. Goeury, La Muse du consistoire, op. cit., p. 86‐95.
56 Voir les registres du Conseil des particuliers, à la date du 9 octobre 1553 : « maistre Guillaume du Bostz librayre ou imprimeur, a presenté certaines copies et composition tant en rime que en maniere de chantrerie de quoy il a faict requeste luy permectre imprimer, et dempuis ayant esté baillié pour voir si celle ce peult et doibt faire, asavoir a monsieur Loys Beljaquet et monsieur Trolliet, lesquieulx hont refferu qui n’y hont trouvé chose que de bon, parquoy leur semble qui se peult imprimer. Arresté que luy soit permys iceulx imprimer » (R. Part., 7, f. 157, reproduit par P. Pidoux, Le Psautier hugue‐
privilège s’applique aux droits reconnus à Bèze. Mais qu’entendent les magistrats en disant « que l’on se tient » à ce document ? Est‐ce une parole destinée à rassurer Calvin et Bèze en leur signifiant que les traductions alternatives n’obtiendront pas le soutien des autorités, ou bien est‐ce une manière de leur refuser un avantage supplémentaire au‐delà de la simple protection de leur ouvrage ? En tout cas, cette réponse ne suffit pas à éteindre le contentieux. On ne saura pas si la réclamation de Calvin a suscité l’écriture du dizain méprisant à l’encontre des talents de traducteur de son poète protégé ; toujours est‐il que ce poème permet de déplacer le conflit pour le monopole commercial vers une plainte en diffamation57. C’est cette fois Pierre Viret qui monte au créneau en dénonçant au Conseil le scandale de cet affront inséré dans un livre pieux, affirmant qu’à travers l’autorité de Bèze, l’autorité de l’Église elle‐même est attaquée. La qualification du crime suggérée par les mots de Viret tend à confondre l’offense individuelle et l’offense à Dieu : « une espitre blasphematoire et contre l’honneur de Theod[ore] de Bezes58 ». Le principal intéressé adresse plus tard une lettre au Conseil qui reprend la même ligne d’accusation : …qu’en premier lieu vostre bon plaisir soit de pourveoir au scandale public de l’Eglise, lequel n’est desja que trop grand, et sera beaucoup davantage, s’il est ainsy permis pour un faict particulier (encors qu’il fust tel que ma partie pretend, ce que j’espere qu’il ne se trouvera) blasonner l’honneur d’aultruy nommément et par tout le monde59. Les trois grands lettrés semblent ainsi joindre leurs efforts pour faire condamner les éditeurs qui leur résistent. not…, op. cit., t. II, p. 59). Le flou qui entoure le titre de l’ouvrage fait qu’on ne peut pas l’identifier avec certitude. 57 À comparer avec la plainte déposée par les évêques de Sens et de Paris au sujet du privilège octroyé aux Interpretationes in VII Psalmos penitentiales de Geoffroy Bouchard imprimées par Jean Olivier en 1522 : ce commentaire des psaumes pénitentiels était précédé d’un préambule critiquant le cumul des bénéfices ; les deux puissants ecclésiastiques s’étaient sentis visés, et obtinrent du Parlement la condamnation du livre pour diffamation. Voir les précisions sur l’affaire et les références des archives chez E. Armstrong, Before Copyright, op. cit., p. 110. Dans ce cas, la plainte en diffamation reformule un conflit politique plus que commercial.
58
« Icy est esté aoys Maistre Pierre Viret, relevant qu’il est le bruyt, et que aussy cela se porra bien veriffié s’il est nyé, à sçavoir que en ceste cité quelcung aye faict une espitre blasphematoire et contre l’honneur de Theod. de Bezes, des principaulx lecteurs de grec à Lausanne, au college des S[eigneurs] de Berne, de laquelle porroit bien sortyr esclandre en l’esglise […]. Arresté que apres disné l’on enquire pour scavoir que c’est et que Guillaume du Boscoz ou Guyrod en soyent dedens (?) » (R. C., 48, f. 124, 27 septembre 1554, reproduit par P. Pidoux, Le Psautier huguenot…, op. cit., t. II, p. 68).
59 « A Magnificques, et treshonorez Seigneurs Messeigneurs les Syndicques et Conseil de Geneve », Lausanne, 19 octobre 1554, dans Correspondance de Théodore de Bèze, op. cit., t. I, p. 140‐141.