L’élaboration de la preuve littérale
2. De l’extraction à la qualification : annotations et commentaires des examinateurs
La délimitation des phrases condamnables se faisait matériellement soit par la ci‐ tation ou la paraphrase du propos criminel, souvent distribué en une liste de « proposi‐
77 « Poursuyvant donc contre les Theologiens et Moines, sur tout contre Beda, il impetra [= obtint] lettres du Roi François, adressantes à la faculté de Sorbonne, à ce que douze articles par lui extraits des escrits de Beda, qui contenoyent impieté manifeste et blaspheme, ou fussent par icelle faculté condamnez, ou prouvez par tesmoignages de la saincte Escriture » (J. Crespin, Histoire des martyrs
persecutez et mis à mort pour la verité de l’Evangile depuis le temps des apostres iusques à present,
Genève, P. Aubert, 1619 [1597], l. II, f. 103 v°). C’est un véritable conflit de commentaires qui se déroule dans le champ du livre religieux imprimé, au point de produire l’image d’un empilement de gloses accusatoires : Berquin commente en effet le commentaire à charge de Béda sur les commentaires d’Érasme et de Lefèvre d’Étaples sur la Bible. Cf. [Berquin,] Duodecim articuli infidelitatis magistri
Natalis Bedae ex libro suarum Annotationum excerpti, reprobantur et confutantur (Douze articles de
l’infidélité de maître Noël Béda extraits du livre de ses Annotations, condamnés et réfutés), s. l., s. d. [Paris, Josse Bade, c. 1527] ; Annotationum Natalis Bedae Doctoris Theologi Parisiensis, in Jacobum
Fabrum Stapulensem libri duo : Et in Desiderium Erasmum Roterodamum liber unus […], s. l., s. d.
[Paris, Josse Bade, 1526]. Voir aussi dans le Registre des procès‐verbaux…, op. cit., p. 177, § 209 A, la séance de la faculté de théologie où est accusée réception du libelle de Berquin, envoyé par le roi, et où débute l’examen des Annotations de Béda par ses collègues théologiens ; cf. N. Balley, « Para‐
phrastes peruersus deprauator : les censures de Noël Béda contre les paraphrases d’Érasme sur les
quatre Évangiles », dans Les Paraphrases bibliques aux XVIe et XVIIe siècles, dir. V. Ferrer et A. Mantero,
Genève, Droz, 2006, p. 93‐112. 78 Voir R. Estienne, Les Censures des Theologiens, op. cit. ; Érasme, Declarationes ad Censuras, op. cit. À noter que Béda encourageait la Sorbonne à mener la bataille de l’imprimé en publiant les jugements de la faculté (et non plus seulement d’un de ses membres) sur les livres de Berquin, Érasme et Lefèvre, ainsi que sur les prêches de Maigret et Caroli – programme qui ne fut réalisé qu’en partie –, ceci afin d’édifier le peuple et de convaincre la famille royale des dangers de l’hérésie, voir Registre des procès‐
verbaux de la faculté…, op. cit., p. 92, § 87 C et p. 165, § 188 B, et N. Balley, « Paraphrastes peruersus deprauator », art. cité, p. 94.
79 En effet, la technique du commentaire reprise par Berquin n’est qu’une étape préalable qui doit engager les docteurs de la Sorbonne sur le terrain de la dispute théologique avançant par citations de la Bible (« prouvez par tesmoignages de la saincte Escriture » précise Crespin dans le passage cité à la note précédente). Cette dispute désirée apparaît comme un autre mode de commentaire, le mode ultime et authentique, le plus à même de produire des vérités par l’intelligence des textes sacrés. L’extraction est synonyme de citation, et la citation peut être le vecteur d’un rapport existentiel à la Parole divine, comme le soulignent ces vers sur la réaction de Berquin à la nouvelle de sa condamna‐ tion à mort, que G. Defaux attribue à Marot : « Et là dessus prononças maint beau traict / Consolatif, de l’Evangile extraict » (« L’Epistre de Barquin », Œuvre poétiques complètes, op. cit., t. II, v. 29‐30, p. 72). La citation peut consoler autant que condamner.
tions » numérotées, soit par l’annotation directe sur le texte saisi. L’extraction ainsi pratiquée s’accompagne d’une qualification pénale, précisant la portée condamnable du propos, et expliquant, éventuellement, comment le corriger : les formules récurrentes dont usent les juges dans ces documents, à commencer par les théologiens de la Sor‐ bonne, sont déjà tournées en dérision par Rabelais dans Gargantua80. Tout en négligeant et le sens global de l’œuvre censurée et le cotexte des phrases citées, ce type de lecture et commentaire a cette caractéristique de se tenir « au plus près » du texte, au point d’en répéter81, avec une fidélité parfois déconcertante, les énoncés coupables. On pourra s’en 80 Voir Gargantua, chap. 7, l’allusion au conflit des théologiens sur l’allaitement conseillé à la mère du héros géant : « Et a esté la proposition declairée mammallement scandaleuse, des pitoyables aureilles offensive : et sentent de loing heresie » (Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., p. 23). Tout le burlesque du passage est contenu dans l’adverbe « mammallement » ; le reste de la déclaration correspond au formulaire des qualifications de l’époque. Certains membres de la faculté étaient spécialement choisis, en raison de leur maîtrise de la rédaction, pour soigner le style des annotations de censure des livres – « forma qualificationis » –, cf. Registre des procès‐verbaux de la faculté…, éd. A. Clerval, op. cit., p. 365, § 4 : « …et pro forma qualificationis et reuocationis dati sunt deputati et eis injuctum quod post
prandium conuenirent et formam componerent, que die Lune proxima sequenti in Facultate legeretur. –
…et pour la forme de la qualification et de la rétractation ont été désignés des délégués et il leur a été ordonné de se réunir après le déjeuner pour mettre au point le formulaire, qui serait lu le lundi suivant à la Faculté. » Voir aussi dans le volume édité par J. Farge, Registre des procès‐verbaux de la faculté…, p. 82‐83, § 76 C : « fuit dictum […] quod placebat facultati quoad substantiam judicium uel censura
sermonis et epistole doctoris Megret, ordinis fratrum Predicatorum, que scripto redigerant deputati, sed pro stilo seu forma adhuc per tres magistros ad hoc deputatos uideretur et imponeretur manus extrema… – il a été dit […] que la faculté était satisfaite, quant au contenu, du jugement et de la
censure du sermon et de la lettre du docteur Maigret, de l’ordre des frères Prêcheurs, que des délégués avaient rédigés par écrit, mais que, pour ce qui est du style ou de la forme, trois maîtres délégués pour cette tâche la reliraient et y mettraient la dernière main… »
81 Lors de l’amende honorable ou rétractation, c’est le condamné lui‐même qui doit répéter de sa propre bouche les propos erronés qu’il a tenus et la qualification qui en a été donnée par les examina‐ teurs, voir cet aveu public rédigé par les théologiens de la Sorbonne pour la correction d’un prêcheur en 1497 : « Je Frere Jehan Morcelle Prestre Jacopin […] confesse avoir presché le jour de l’Assomption de la tres pure et tres glorieuse Vierge Marie, dernier passé, en l’Eglise de ceans, S. Benoist le Bien‐ tourné, les trois propositions qui s’ensuivent. La premiere, il est problesme, si Eve a esté plus belle corporellement que la Vierge Marie. […] Les quelles trois propositions la dicte tres sacrée Faculté de Theologie ma mere a qualifiées et mon dict Seigneur l’Evesque de Paris a confermé et a eu agreable icelle qualification qui s’ensuit. La premiere Proposition : Il est problesme, si Eve a esté plus belle corporellement que la Vierge Marie. Ceste proposition est temeraire, detractive de la louange et dignité de la Vierge Marie Mere du plus beau qui oncques fut, ne sera : fausse, dissonante aux dicts des Saincts Docteurs, vraisemblablement contraire à la saincte Escripture et suspecte de heresie » (« Qualification propositionum Fratris Johannis Morcelle Praedicatoris, Parisius Facta – Qualification des propositions de Frère Jean Morcelle Prêcheur, faite à Paris », édité par C. Duplessis d’Argentré,
Collectio judiciorum de nouis erroribus, t. I : 1100‐1542, Paris, Cailleau, 1723, p. 339‐340). On voit que les
« propositions » incriminées, qui peuvent nous paraître insolites (la beauté physique de la Vierge Marie en procès !), sont répétées deux fois, avant d’être conjurées par la qualification. Le condamné, quant à lui, pouvait tenter de « saboter » la lecture de sa rétractation, en ne répétant les mots de ses juges qu’à voix basse, ou en changeant certains passages, ce que fait en juillet 1523 Arnaud de Bronosse, un professeur de la faculté de théologie contraint par ses collègues à faire son mea culpa devant ses étudiants – mais Bronosse ignorait que le syndic de la faculté avait mandaté secrètement deux étudiants de la classe en leur confiant le texte du formulaire pour vérifier le bon déroulement de
convaincre en lisant les extraits de cette Qualificatio émise en 1516 par la Sorbonne pour la censure d’un prêche tenu à Beauvais par un dominicain à la verve anti‐cléricale :
Undecima Propositio. Et pour ce, bonnes gens, je vous conseille et prie, que ne leur
baillez plus rien pour les dicts Sacrements, afin qu’ils ne soyent plus curieux de vous confesser, par leur avarice. […]
Qualificatio. Istud consilium est iniquum, seditiosum, scandalosum, Presbyteris Pa‐ rochialibus injuriosum et publice reparandum.
[…] Tredecima Propositio. Item, qu’il avoit une teste de Champenois, qui valoit bien une teste ou teste et demie de Picardie.
Qualificatio. Istud dictum est hominis leuis et ceruicosi, injuriosum Patriae et Natio‐ ni de qua fit mentio, male aedificatiuum, ideo nullo modo praedicandum82.
La qualification sanctionne, en des termes qui sont certes d’une gravité différente mais qui suivent le même protocole, les injures contenues dans les deux propositions, traçant ainsi une continuité qui prête à sourire entre les arguments et les artifices du prêche, entre l’appel à la résistance passive contre le commerce sacramentel du clergé et les plaisanteries qui jouent sur la concurrence des identités provinciales. L’extraction se fait d’abord au style direct puis à l’indirect, mais dans les deux cas elle restitue la vigueur du discours prononcé, soit par des marques d’énonciation, soit par la transcription d’une plaisanterie de style plutôt familier. Telle est la pédagogie paradoxale de ce commentaire judiciaire. Malgré la rareté des exemplaires poétiques suspects annotés de la main d’un exa‐ minateur, les échanges entre juges nous permettent de nous représenter ces annotations. Les archives du procès ouvert à Dijon, à la fin du Moyen Âge, contre une farce au contenu politique déviant conservent ainsi la « légende » établie par le procureur de la ville pour rendre lisibles les notes qu’il adresse aux juristes de la municipalité afin de leur
la rétractation (voir Registre des procès‐verbaux de la faculté…, éd. A. Clerval, op. cit., p. 366‐367, § 7). Plus tard, la faculté précise que le formulaire de rétractation doit être lu à haute et intelligible voix (« alta et intelligibili uoce codicellum reuocaturum pronunciaret », ordre donné au carme Julien Guingant en juillet 1544, Registre des conclusions de la facultéde théologie…, op. cit., p. 272).
82 Traduction des passages en latin : « Onzième proposition… Qualification : cet avis est injuste, séditieux, scandaleux, injurieux envers les prêtres de paroisse et mérite une réparation publique. Treizième proposition… Qualification. Ce propos est d’un homme léger et entêté, injurieux envers la patrie et la nation dont il est fait mention, de mauvaise influence, et pour cela ne doit nullement être prêché. » Extrait de la « Qualificatio propositionum publice praedicatarum Bellouaci per Fratrem
Claudium Cousin Ord. Praedic. in Clericos injuriosarum, et contra jurisdictionem Curionum et super
Sacramento Poenitentiae et Eucharistiae – Qualification des propositions prêchées en public à
Beauvais par Frère Claude Cousin de l’Ordre des Prêcheurs, injurieuses envers les clercs, et contraires au droit édicté par les membres de la Curie à la fois sur le Sacrement de la Pénitence et sur celui de l’Eucharistie », édité par C. Duplessis d’Argentré, Collectio judiciorum de nouis erroribus, t. I : 1100‐1542,
demander de statuer sur cette affaire délicate – en l’occurrence, ce sont des notes inscrites sur le texte de la farce que lui ont remis les acteurs :
Par inspection de laquelle farse m’a apparu les personages de deux, l’ung nommé Ro‐ bin, l’autre Jaquin. Lequel Robin commence a parler de ceste fole matiere en la IXe clause de ladite farse au darrenier du premier feuillet figure a ce seing83 † la ou il dit Ja vient de vers Montbeliart et se contenu la matiere entre iceulx Robin et Jaquin jusque a la XXVe clause signe a ce seing Æ la ou un aultre personnaige nommé Jeha‐ not commence a parler84.
Le juge délimite ainsi les répliques contenant la matière de l’infraction : « plu‐ sieurs motz et clauses en rimes touchans et sentans maniere de reproches, mocquerie ou raffarde contre honneur du Roy nostre seigneur de Monseigneur le Dauphin et de leurs gens », comme l’énonce le préambule du document85. Il s’agit de cerner les preuves possibles de la diffamation, pour laisser une autre instance se charger de les qualifier86.
Cette qualification peut se faire aussi sous forme de brèves annotations jalonnant le texte poétique. L’examinateur de l’Inquisition romaine qui se prononce sur la Lira de Marino en février 1615 annote les poèmes avec des qualifications simples – « contra
pietatem, contra honestatem, de amore masculino » – avant de dresser un index des
pièces identifiées par leur premier vers et réparties en deux catégories principales déjà utilisées dans les annotations : « Pietati aduersantur / Honestati aduersantur epigramma‐
83 « …au darrenier du premier feuillet figure a ce seing » : nous comprenons « au verso du premier feuillet marqué de ce signe. »
84 Archives départementales de la Côte d’Or, archives de la justice municipale de Dijon, BII/360, n°3, liasse 22, pièce 317, édité et commenté par M. Bouhaïk‐Gironès, « Le Procès des farceurs de Dijon (1447) », European Medieval Drama : 7, op. cit., p. 117‐134, citation p. 131. Les signes marquant le début et la fin du passage incriminé sont édités en fac‐similé dans cet article, nous avons choisi des symboles ressemblant pour citer le document. L’auteur de l’article évoque (p. 128) l’hypothèse selon laquelle les signes en question seraient de la main des acteurs et non de celle du juge, mais elle la considère moins probable, et nous sommes de son avis. Quand il s’apprête à passer en interrogatoire, le prévenu peut annoter son texte pour préparer les réponses qu’il présentera devant les examinateurs ; le greffier de la cour, ou l’officier subalterne qui occupe des fonctions du même ordre, appose alors ses propres signes sur ce texte déjà annoté pour permettre aux juges de « revisiter » le document au profit de la procédure, voir Registre des procès‐verbaux de la faculté…, op. cit., p. 86, § 79 A : « Et tunc post
deliberationem fuit conclusum quod extraherentur propositiones ex dictis propositionibus et simul ex codice in quo dudum manu propria dictus Megret ad articulos eosdem responssiones scripserat et legerat in facultate, et quem paraphis et signo suo bidellus notauerat. – Et alors après délibération il a été
conclu que l’on extrairait des propositions des dites propositions et aussi du texte dans lequel peu de temps auparavant ledit Maigret avait écrit de sa propre main des réponses aux articles en question pour les lire devant la faculté, et que le bedeau avait marqué de ses paraphes et de sa signature. » Dans cette procédure où la recherche des preuves littérales tourne sur elle‐même, les annotations enfantent d’autres annotations comme les propositions incriminées enfantent d’autres propositions.
85 « Le procès des farceurs… », art. cité, p. 131.
86 M. Bouhaïk‐Gironès remarque que Dijon est une ville sans évêché et sans université (ibid., p. 128) : « Il n’y a pas de structure où s’élabore un discours de la censure, ce qui peut expliquer les questionne‐ ments et les tâtonnements du procureur dans cette affaire. »
ta – épigrammes contraires à la piété / contraires à l’honnêteté87. » Ce genre d’annotations devait être courant à la période qui nous occupe. Pour ce qui est des catégories de qualification, la bipartition entre infractions morales et religieuses se retrouve dans nombre de textes de loi réglementant l’activité littéraire et dramatique : les échevins d’Amiens rappellent en 1559 à tous les farceurs de ne jouer « rien qui fust mal sentant de la foy ou contre l’honnesteté publicque88 ». Le choix d’annoter le livre incriminé permet évidemment de gagner du temps dans la procédure, mais il se prête aussi à l’échange entre instances judiciaires puisqu’il laisse la possibilité au deuxième examinateur de relire le livre dans son entier et de se faire son propre avis. Par ailleurs, les annotations peuvent aussi avoir une fonction pragmatique dans le contrôle du livre : en autorisant le texte d’une pièce de théâtre de la basoche, les juges du Parlement de Paris ordonnent qu’il soit raturé dans ses blancs, afin que rien ne soit ajouté à l’exemplaire approuvé, dont une copie est déposée au greffe pour servir de terme de comparaison en cas de soupçon d’ajout89.
La rédaction d’un rapport permet naturellement de développer davantage la qua‐ lification, ce dont les examinateurs prennent la peine lorsqu’ils répondent par écrit à une demande d’expertise venue d’une instance extérieure, à laquelle ils ne peuvent donner leur avis de vive voix ; il leur faut alors retrouver un système de renvoi précis au texte poétique. Voici la manière dont les théologiens de la Sorbonne se prononcent sur une suite poétique à sujet religieux – Chant Royal, Ballade et Rondeau – qui leur est adressée par l’archevêque de Rouen au début de l’année 1545 : Le Chant Royal entre plusieurs Sentences captieuses et scandaleuses, contient trois manifestes herésies. La première est : Tout le bien et tout le mal que fait l’homme, se fait par necessité, et autrement faire ne se pourroit, pource que Dieu la prévient.
Cette Sentence est contenuë au second et tiers verset du premier bâton, qui sont tels : « Et si n’eût sçû de soy autrement faire, pource que Dieu en soy conclud, l’avoit plus expressément » ; est manifestée aux huit, neuf et dixième vers dudit bâton, qui sont tels : « Mais ce que Dieu en nous prévoit en soy, soit bien, soit mal, force est que l’arrêt passe donc à son gré, l’homme malgré soy. » 87 Voir C. Carminati, Giovan Battista Marino, op. cit., p. 153‐155, annexe p. 343‐345. 88. Cité par M. Rousse, Le Théâtre des farces, op. cit., t. IV, p. 240.
89 Décision du Parlement de Paris de 1561 : « et sera, à cette fin, ledit jeu paraphé et biffé au bout de chaque article, et la copie laissée au greffe pour y avoir recours s’il y échet » (AN, Paris sect. jud., t. X, 1599, f. 348, cité par M. Rousse, ibid., p. 250).
Celui est l’erreur et herésie de Pierre Abaillard, et condamnée au Concile de Cons‐ tance contre Jean Wiclef, et suscitée ces jours derniers par Martin Luther et ses com‐ plices90.
L’extraction des vers incriminés est précédée d’une paraphrase et suivie de l’identification de l’erreur, replacée dans l’histoire des hérésies. Alors que les « Sen‐ tences » apparaissent comme les équivalents français des Propositiones dans les archives rédigées en latin, les renvois au texte se font au moyen d’un lexique méta‐poétique : « verset », « bâton », ce dernier terme désignant manifestement un couplet du Chant91. La qualification tend ainsi vers le commentaire de texte, et c’est d’autant plus vrai qu’elle anticipe d’une certaine manière le commentaire qui pourrait être fait de ce poème par un lecteur peu vigilant : Au reste dudit Chant Royal, y a autour Sentences captieuses et dangereuses à exposer au vulgaire, comme sont les cinq premieres lignes du dernier bâton, telles : Arrive Dieu, je n’ai de lui affaire, Si quand je peche un mal puis satisfaire : Arriere mort, la mort en moi moureroit ; Car si je sçai, le Ciel a mon affaire, Du moins que peu la grace serviroit.
Par trente mots aucuns pourroient facilement concevoir que nos œuvres ne sçau‐ roient de rien servir à satisfaire pour nos pechez, et par icelles œuvre ne peuvent me‐ riter le Royaume de Paradis, qui seroient les herésies dudit Luther et ses Coherétiques.
[…] Il semble donc que le tout est indigne être exposé en lecture publique, ains du tout être supprimé92.
À défaut de pouvoir circonscrire dans le texte une hérésie manifeste, l’examinateur identifie la possibilité d’une lecture hérétique. Son commentaire devance les « trente mots » qui suffiraient à introduire dans le poème un sens luthérien, ce qui lui