Le commentaire de l’auteur face au commentaire du juge
4. L’« interprétation » des vers de Nicolas Bourbon devant le Parlement de Paris
La première trace d’un interrogatoire portant précisément sur le sens des textes poétiques apparaît dans une archive du procès intenté à Nicolas Bourbon, poète remar‐ qué sur la scène néo‐latine du règne de François Ier. Son œuvre se présente sous la forme d’un seul et même recueil d’épigrammes, paru en 1530, qu’il remanie et enrichit considé‐ rablement pour deux éditions ultérieures, en 1533 et 1538, en lui donnant son titre définitif de Nugae (Bagatelles), à comprendre à la fois comme l’emblème d’une explora‐ tion des genres mineurs et l’annonce d’une variété propice à insérer des discours sérieux, notamment sur le plan religieux, sous couvert de futilités142. Bourbon est régent au collège de Beauvais à Paris quand il se retrouve pris dans une opération de police à l’université, au début de l’année 1534. L’historien Jacques Dupèbe a bien reconstitué le contexte de cette opération143. La fin de l’année 1533 est le moment d’un virage répressif dans l’attitude de François Ier à l’égard des réformés français, après une période de bienveillance marquée par des sanctions prises à l’égard de figures emblématiques du « parti conservateur », selon l’expression de James Farge144, comme le syndic de la faculté de théologie Noël Béda, qui est banni de Paris en mai 1533, pour mettre un terme aux récriminations contre Marguerite de Navarre et les prédicateurs évangéliques invités à la cour – nous aurons l’occasion de revenir sur cette période au chapitre suivant.
Parmi les raisons qui éveillent l’hostilité du roi envers la cause des réformés, fi‐ gure en bonne place la dénonciation, par les autorités genevoises elles‐mêmes, d’un livre qui se présente faussement comme l’œuvre de Noël Béda, où le théologien banni fait son 142 Voir N. Bourbon, Nugae – Bagatelles (1533), éd. et trad. S. Laigneau‐Fontaine, Genève, Droz, 2008 ; Nugarum libri octo. Ab autore recens aucti et recogniti, Lyon, Sébastien Gryphe, 1538. L’édition de 1540 présente, à notre connaissance, un contenu identique à celle de 1538. Voir aussi Id., Epigrammata. Ad R[euerendum] D[ominum] Carolum Turnonium Episc[opum] Viuarien[sem] […], Lyon, Laurent Hyllaire, 1530 (n. st.).
143 J. Dupèbe, « Un document sur les persécutions de l’hiver 1533‐1534 à Paris », Bibliothèque
d’Humanisme et Renaissance, t. XLVIII, 1986, n°2, p. 405‐417.
examen de conscience politique et explique sa conversion à la foi réformée, en s’adressant directement au roi145. L’audace de ce faux littéraire conçu à des fins de propagande provoque un effet totalement inverse à celui qui était recherché. Le roi rappelle le théologien banni et incite le Parlement et l’université à sévir contre les professeurs qui diffusent des idées luthériennes. Une perquisition a lieu au collège de Beauvais en janvier 1534 au cours de laquelle Bourbon est arrêté et conduit au Châtelet, comme le relate celui qui est alors son collègue régent, Claude d’Espence, dans une lettre éditée par J. Dupèbe :
Après le retour d’exil de nos théologiens, Bourbon s’est trahi par son propre juge‐ ment : j’ai bien peur qu’il n’ait attiré par ses épigrammes les flammes qu’il se vante de ne pas craindre, comme Ovide s’attira l’exil par ses vers amoureux : des soupçons de ce genre s’étaient déjà portés sur lui ; à son serviteur qui a ses premiers poils au men‐ ton, il ordonnait d’évangéliser après manger, l’élevant en un instant de l’état de cui‐ sinier à celui de θεοδίδακτος [instruit de Dieu]. Interpellé, comme il n’obtempérait pas, ayant repoussé les huissiers à plusieurs reprises et non sans faire voler la pous‐ sière, il fut jeté au petit Châtelet, et « jeté » est bien le mot, puisqu’on ne l’autorisa même pas à dire au revoir à ses domestiques146.
On voit les différents facteurs croisés qui ont signalé le régent humaniste à l’attention de la justice : il s’agit autant de ses poèmes que de ses propos et de son comportement quotidien. La comparaison avec le crime d’Ovide, assimilé ici à la composition de l’Art d’aimer, introduit le modèle historique du poète condamné pour ses écrits. Mais on change aussitôt de registre avec la saynète héroïcomique des discussions religieuses de fin de repas avec le tout jeune valet. On y retrouve l’enthousiasme des réformés qui veulent voir les humbles se mettre à annoncer la Parole de Dieu, comme dans une nouvelle Pentecôte. Mais le régent est aussi de taille à ne pas se laisser faire par les huissiers qui viennent l’arrêter, si bien qu’on doit le jeter en prison manu militari. 145 La Confession et raison de la foy de Maistre Noel Beda, Docteur en theologie et Sindique de la sacree Universite a Paris : envoyee au treschrestien Roy de France, Francoys premier de ce Nom, Paris, Pierre de Vignolle, « demeurant en la rue de la Sorbonne » [fausse adresse, Genève], 1533. Voir G. Berthoud, « La “Confession” de maître Noël Beda », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. XXIX, 1967, p. 373‐ 397 ; Index de l’Université de Paris 1544‐1556, éd. J. Martínez de Buranda, J. Farge, F. Higman, Genève, Droz, 1985, p. 332.
146 « Reducibus ab exilio nostris theologis, Borbonius suo ipsius iudicio proditus, uereor, quas non
reformidare iactat flammas, sibi suis epigrammatis accersiuerit, uti amatoriis exilium Naso : is in suspicionem huius farinae iam pridem uocatus est ; famulum barbatulum, repente e coco θεοδίδακτον, sumpto cibo, euangelizare iubebat ; monitus nihilo minus cum <non> obsequeretur, apparitoribus semel atque iterum non sine puluere repulsis, in parum Castelletum coniectus est, et ita coniectus ut eum salutare nec domesticis liceat. » (Lettre de Claude d’Espence à Antoine Valesius, datée du 2 février
1534, transcrite et commentée par J. Dupèbe, « Un document sur les persécutions de l’hiver 1533‐1534 à Paris », article cité, p. 405.)
Quant aux textes qui auraient pu alimenter la mauvaise réputation du poète, la suite de la lettre en donne un exemple : « un poème de Bourbon en vers saphiques où il porte atteinte sur certains points aux traditions et au Pape a été saisi sur un Allemand, poème comme il s’en publie en Allemagne contre l’Église romaine, à ce qu’on peut conjecturer147. » Le texte est suspect en premier lieu par son contenu, puisqu’il contredit la tradition catholique romaine et l’autorité du Pape, et en second lieu parce que l’étudiant qui détient cette copie est un Allemand, donc, dans la perception de l’époque, un possible disciple de Luther148. On peut reconnaître dans ce poème saphique l’ode « In
laudem Dei Optimi Maximi – À la gloire du Dieu très bon et très grand », figurant parmi
les Nugae publiées par Bourbon moins d’un an avant les faits, et retirée des éditions suivantes149. Le texte célèbre la libération de la vraie foi par l’action salvatrice de Fran‐ çois Ier, qui vient mettre un terme à l’oppression tyrannique des monstres d’une religion corrompue. Les commentateurs s’arrêtent souvent sur la dénonciation, à l’imparfait, du règne déchu de la papauté, « lupa purpurata, […] triplice refulgens / Hydra tiara – louve drapée de pourpre, […] Hydre resplendissante avec sa triple tiare150 », voire « foed[a]
meretri[x] – hideuse putain151 », dans la version de 1530. Mais après cette satire au passé, citons les vers qui décrivent la corruption encore agissante dans le présent : Sunt adhuc quidam tamen inquinati, Ebrii mundo uigilesque laruae, Qui suis lucris metuunt necantque Vera locutos. Hoc nihil mirum, fore nempe CHRISTVS (v. 65) Saepe praedixit Deus ipse uatum Haereses, lites odiumque ueri,
147 « Borbonianum sapphicum, quo nonnihil Papae et humanis traditionibus derogat, sublectum ex
quopiam Germanico, cuiusmodi aduersum Ecclesiam Romanam in Germania euulgari conjicere est »
(ibid., p. 406).
148 J. Dupèbe parle d’une « atmosphère d’inquisition visant la nation allemande à l’Université » (ibid., p. 412).
149 Voir N. Bourbon, Nugae – Bagatelles (1533), éd. S. Laigneau‐Fontaine, op. cit., p. 804‐812 et introduction p. 35. Le poème est publié pour la première fois dans l’édition lyonnaise de 1530 (Epigrammata, op. cit., f. LV r°‐LVI r°) mais la version de 1533 est retouchée par endroits. Voir O. Pédeflous, « La Muse muselée : Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) »,
Papers on French Century Seventeenth Literature, vol. XXXVI, n°71, 2009, p. 459‐474, en particulier
p. 465‐467 ; V.‐L. Bourrilly et N. Weiss, « Jean Du Bellay, les protestants et la Sorbonne », Bulletin de la
Société de l’Histoire du Protestantisme Français, t. LII, mars‐avril 1903, n°2, p. 97‐127, en particulier
p. 124‐127.
150 Bourbon, Nugae – Bagatelles (1533), op. cit., v. 23 et 27‐28, p. 806, voir introduction p. 147 et O. Pédeflous, « La Muse muselée », art. cité, p. 466.
Et crucis hostes. Noster hic ô quam procul est ab illis Ante FRANCISCVS bene natus omneis ! Rege quo sensim rediere terris (v. 70) Omnia laeta152.
On comprend mieux la phrase de D’Espence, rapportant que Bourbon se targue de ne pas craindre le bûcher. Le poète décrit ici une persécution inévitable, prédite par l’Évangile, et déclenchée par un clergé de spectres veillant jour et nuit sur leurs trésors, mais contenue, malgré tout, par la personnalité même du souverain, qui garantit le retour progressif (« sensim », v. 70) d’un âge d’or. On peut être frappé par les expressions de la deuxième strophe, « Deus ipse uatum », « Haereses et lites » (v. 66‐67) : le « Dieu des prophètes » est aussi, par le jeu du vocabulaire latin, le « Dieu des poètes », tandis que les « hérésies » semblent moins désigner le chef d’inculpation des « procès » intentés aux réformés que l’erreur dans laquelle sont enveloppés les juges eux‐mêmes. Ces glissements sont la marque d’une poésie investie de la mission de défier la justice au nom de la vérité.
Or, il est à nouveau question des vers de Bourbon au moment où le roi, par l’entremise de son maître des requêtes, fixe les modalités de libération du poète, le 19 mars 1534, comme on lit dans cet extrait des registres du Parlement de Paris copié dans un recueil manuscrit de l’époque, et repéré par Saulnier :
Ce jour M. André Guillart, Conseiller du Roy en la Cour de céans et Maistre ordinaire des requestes de son hostel, a dit a la Cour que le jour d’hier le roy lui commanda ve‐ nir dire a lad. Cour que l’on mist hors des prisons Borbonius. Et luy demanda aud. seigneur s’il entendoit que l’on vist son proces et que l’on proceddast au jugement d’iceluy, a quoi led. sr. lui fist response que non, mais que seulement on le mist hors, mais avant de faire que l’on luy fist recognoistre la desclaration qu’il avoit faicte de l’interpretation des metres par lui composez qui lui avoient este envoyez par lad. Cour, et qu’il signast lad. desclaration et confession, et que l’on le admonestat de doresnavant se contenir de plus faire telz metres et de bien vivre en l’union de l’Eglise, sur quelque peine153.
152
« Certains pourtant sont encore pervertis, ivres du monde, fantômes toujours aux aguets, qui craignent pour leurs richesses et tuent ceux qui disent le vrai. Rien d’étonnant à cela, dès lors que le Christ, le Dieu des prophètes lui‐même, a souvent prédit qu’il y aurait des hérésies, des procès, la haine du vrai, et des ennemis de la croix. Ô comme notre roi François est loin de ces gens‐là, lui dont le naturel surpasse tous les autres ! Sous son règne, le bonheur est revenu, peu à peu, partout dans le monde. » (Bourbon, Nugae – Bagatelles (1533), op. cit., v. 61‐72, p. 810‐812.)
153 B.N.F., ms. Dupuy 85, f. 120, cité d’après V.‐L. Saulnier, « Recherches sur Nicolas Bourbon l’Ancien », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. XVI, n°2, 1954, p. 172‐191, citation p. 178.
On voit que l’intervention royale coupe court aux poursuites, tout en ménageant une étape finale de la procédure qui permet de statuer sur le sens criminel des textes saisis. Manifestement, le poète a déjà été interrogé par les juges durant sa détention et il a dû expliquer le sens de ses vers : on lui fait donc signer « la déclaration qu’il avait faite de l’interprétation des mètres par lui composés », où l’on imagine qu’il s’est défendu d’avoir voulu porter atteinte à l’autorité de l’Église. À moins qu’il ait reconnu son intention rebelle ? Les termes de « déclaration et confession » pourraient faire penser à un aveu de culpabilité. Quoi qu’il en soit, l’avertissement final qui est prescrit ressemble au rituel de l’amende honorable, où le condamné confesse ses erreurs et s’engage à ne plus y retomber. Le roi a donc évité à Bourbon d’affronter une longue détention et un jugement qui aurait pu lui valoir la peine capitale ; il lui a aussi évité l’humiliation d’une amende honorable en bonne et due forme, mais il a néanmoins fait en sorte qu’on lui donne une leçon pour qu’il modère son écriture. Bourbon en tire les conséquences en s’éloignant deux ans à la cour d’Angleterre ; nous verrons, en étudiant la défense des libertés poétiques, comment, à son retour en France, il adapte la composition de son recueil au risque de nouvelles poursuites154.