À la faveur de la comparaison avec les poursuites engagées contre la prose satiri‐ co‐polémique du Cymbalum et du Manant, il apparaît que le procès est souvent activé par une délation qui prend la forme d’une exhibition du livre : un sujet exerçant ou non des fonctions officielles se comporte en collaborateur de justice en envoyant un exem‐ plaire du texte suspect aux autorités compétentes ; le délateur donne à lire le texte, dans une forme de don (sournoise, faut‐il le souligner ?) qui appelle, sinon un contre‐don, au moins des contreparties ou des bénéfices secondaires, comme la faveur des puissants ou l’élimination d’un rival compromis par le texte55. Ces initiatives s’ajoutent aux échanges courants entre les différentes instances judiciaires, à commencer par la collaboration entre les Parlements, les juges ecclésiastiques et les facultés de théologie des universités : les théologiens de la Sorbonne reçoivent régulièrement de la part des magistrats enquê‐ teurs de Paris et des provinces des livres suspects à examiner56. En dehors de ce circuit
54 Voir l’introduction au livre attribué à Cromé, Dialogue d’entre le maheustre et le manant, éd. P. M. Ascoli, Genève, Droz, « Les classiques de la pensée politique », 1977, p. 27.
55 La recherche de la faveur, motif probable du geste de l’échevin envers le puissant Duc de Mayenne ; l’élimination d’un rival, motif probable du dénonciateur du Cymbalum, voir encore M. Simonin, « Vol au‐dessus d’un nid de corbeaux… », art. cité. Étienne Dolet, qu’un critique soupçonne d’avoir dénoncé le Cymbalum par vengeance personnelle (voir J.‐F. Vallée, « Le corbeau et la cymbale. Étienne Dolet et le Cymbalum Mundi », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. LXVII, n°1, 2005, p. 121‐135 ; « Theatrum Mundi », dans Étienne Dolet 1509‐2009, dir. M. Clément, Genève, Droz, 2012, p. 121‐135), se plaindra d’avoir été non seulement dénoncé mais encore pris au piège par des imprimeurs concurrents qui auraient placé des ouvrages réformés dans un chargement de livres au nom de Dolet avant de le signaler aux autorités, voir l’introduction de C. Longeon au dernier plaidoyer poétique de l’auteur (Étienne Dolet, Le Second Enfer, éd. C. Longeon, Genève, Droz, 1978, p. 16‐17).
56
La procédure tumultueuse menée contre le prédicateur dominicain Aimé Maigret qui occupe la faculté de théologie de l’université de Paris de l’été 1524 au printemps 1525 trouve son origine dans l’envoi par les enquêteurs de l’officialité de Lyon, autrement dit du tribunal de l’évêché, d’un sermon et d’une lettre scandaleux composés par le suspect (Registre des procès‐verbaux de la faculté…, op. cit., p. 84, § 77 B ; sur l’enquête menée par les officiers de l’évêché de Lyon sur les sermons de Carême de Maigret, avec l’audition de plus de soixante témoins, voir ibid., p. 41, § 33 A).
établi, les pouvoirs politiques du XVIe siècle encouragent la délation, soit de façon ponctuelle, comme dans la récompense financière promise par Mayenne – qui ressemble à une mise à prix de la tête du polémiste –, soit de façon durable, par un acte législatif, comme dans les appels répétés de la justice royale aux sujets possesseurs de livres interdits pour qu’ils les déposent entre les mains des autorités57.
Même si elle implique un intérêt pour le contenu du texte, la lecture suscitée par l’envoi du délateur ne produit pas encore des preuves à charge bien définies, mais bien le constat d’une infraction qui nécessite l’intervention de la justice. Ainsi, en donnant le livre à lire, le délateur établit la notitia criminis ou le notorium facti, selon la formule des juristes médiévaux58, connaissance ou notoriété de l’action délicteuse qui entraîne le juge à ouvrir une enquête. Si le destinataire de la délation n’est pas dans la position de conduire cette enquête, il saisit les instances compétentes, qui se chargeront alors de lire plus attentivement le texte. Mais il faut bien voir que, une fois cette procédure ouverte, l’intérêt de la justice se déplace de l’instrument du crime vers les criminels, du texte vers ses producteurs et ses receleurs ; au‐delà de la question de savoir s’il convient de détruire le livre parce qu’il tient un discours hérétique ou diffamatoire – dans le doute, on le détruira de toute façon –, les juges doivent comprendre s’ils ont affaire ou non à des hérétiques et à des séditieux. L’enjeu n’est plus tant de montrer ce que l’écrivain a écrit ou le libraire a vendu, mais ce qu’ils sont eux‐mêmes, à quelle catégorie humaine ils appartiennent59 – nous y reviendrons en étudiant les interrogatoires de poètes.
57 Voir l’arrêt de 1526 contre les traductions de la Bible déjà cité supra, note 48, p. 78 : « que lesdicts livres feussent mis et apportez au greffe de ladicte court pour en estre ordonné ce que de raison » (cité par J. Farge, Le Parti conservateur…, op. cit., p. 34) ; voir aussi l’ordonnance du Parlement de Paris du 1er juillet 1542 sommant les possesseurs de livres « contenans aulcunes doctrines nouvelles luthe‐ riennes et aultres » de les déposer au greffe dans les trois jours sous peine de pendaison (texte édité dans Registre des conclusions de la faculté…, appendice 2, p. 445‐451, passage cité p. 447‐448) – sur cet arrêt, prévoyant un système de perquisition régulière dans les librairies déjà esquissé au début des années 1530, voir F. Higman, Censorship and the Sorbonne, op. cit., p. 50‐52. Voir encore l’édit royal du 16 décembre 1538 ordonnant une intensification des poursuites contre les « receleurs », c’est‐à‐dire ceux qui cachent des personnes et des livres hérétiques, « livres mauditz, dampnez, reprouvez et anatematizés » (édité par C. Mayer, La Religion de Marot, op. cit., p. 156‐157 et citation p. 42) ; même insistance sur les « receleurs » dans l’édit du 14 avril 1540, qui les rend passibles du crime de lèse‐ majesté (ibid., p. 161 et citation p. 43).
58 Sur ce critère de notoriété traduisant la « renommée » du crime ou du criminel, voir C. Gauvard,
« De grace especial » : crime, État et sociétéen France àla fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2010 [1991, 2 vol.], p. 135‐137.
59 Ce que C. Gauvard appelle « un état », au croisement de l’identité socio‐professionnelle (« état civil » avant la lettre) et du caractère, si l’on peut le reformuler en ces termes : voir la section « Criminel : un état », ibid., p. 129‐135.
Des textes poétiques sont ainsi donnés à lire aux juges pour qu’ils ouvrent une enquête. Au moment des premiers troubles religieux en France, l’évêque de Meaux, Guillaume Briçonnet, envoie la copie de trois chansons luthériennes au Parlement de Paris pour dénoncer les agissements des hérétiques dans son diocèse60 : ironie de cet échange de textes, ces chansons expriment les dangers de la lecture par temps de persécution61. Entre les différents tribunaux de l’Inquisition répartis sur le territoire espagnol, circulent des signalisations de livres condamnables à rechercher, parmi lesquels se trouvent des recueils poétiques62. Lorsqu’un auteur de poèmes condamnables se place sous la protection d’un puissant, les juges peuvent envoyer le livre à ce protec‐ teur pour le rappeler à ses responsabilités et l’enjoindre de placer son poète favori entre les mains de la justice, comme le font les plus hautes autorités de la justice ecclésiastique dans l’Italie du début du XVIIe siècle pour lever l’impunité du poète Giovan Battista Marino : en février 1610, le Pape écrit à son Nonce et à l’Inquisiteur de faire pression sur le Duc de Savoie pour qu’il punisse par la prison les audaces de son protégé ; « il or‐ donn[e] que leur soit envoyé un exemplaire des poèmes [de Marino], pour qu’ils puissent représenter au Duc l’impiété de ces textes63. » C’est donc livre en main, en citant au besoin des vers incriminés, que le Nonce papal et l’Inquisiteur sont chargés de réclamer 60 Voir R.‐J. Lovy, Les Origines de la Réforme française : Meaux (1518‐1546), Paris, Librairie Protestante, 1959, p. 148‐153 : le greffier du Parlement transcrit le texte des chansons en recopiant les vers les uns à la suite des autres comme de la prose. 61 « Veux‐tu hérétique [être] nommé / Des méchantes gens ? / Regardez les Épîtres / L’Evangile saint Jean / Et tout le Nouveau Testament / Qui est la vraie justice » (ibid. p. 153). Voir encore : « Ne prêchez plus la vérité / Maître Michel ! / Contenue en l’Evangile, / Il y a trop grand danger / D’être mené / Dans la Conciergerie, / Lire, lire, lironfa » (ibid., p. 150). On pourrait dire que la présence sonore du verbe « lire » dans le refrain souligne aussi – à l’insu du chansonnier, probablement – les risques de la lecture.
62 Voir V. Pinto Crespo, Inquisición y control ideologico, op. cit., p. 29‐35, en particulier p. 31 pour la citation d’une lettre envoyée par le Conseil central madrilène aux inquisiteurs de Grenade, le 15 mai 1560 : « aquí se ha hallado, en las librerías, un librillo llamado Marcelo, poeta latino, el cual es muy
pernicioso; haréis diligencia, señores, para saber si allí lo hay – ici on a trouvé, dans les librairies, un
petit livre appelé Marcelo, poète latin, lequel est très pernicieux ; vous ferez diligence, Messieurs, pour savoir si on l’a chez vous. » Nous ne pouvons identifier l’ouvrage poétique recherché. On pourrait penser qu’il s’agit du Zodiacus uitae signé du nom de Marcellus Palingenius, mis à l’Index à Rome à partir de 1557, mais ce long poème philosophique en douze livres ne saurait être désigné comme un « librillo » (voir Index de Rome, op. cit., p. 247 ; Palingène, Le Zodiaque de la vie (Zodiacus uitae).
XII Livres, éd. J. Chomarat, Genève, Droz, 1996).
63 « [C]onsiderent tempus opportunum agendi cum Duce pro retentione dicti Marini, ac mandauit eis
mitti exemplum Carminum, ut possint repraesentare Duci illorum impietatem – qu’ils considèrent que
c’est le moment opportun de traiter avec le Duc pour l’arrestation dudit Marino, et il a ordonné que leur fût envoyé un exemplaire des poèmes, pour qu’ils puissent représenter au Duc l’impiété de ces textes » (A.C.D.F., Decreta, séance du 11 février 1610, cité par C. Carminati, Giovan Battista Marino tra
l’arrestation du poète, sachant que la prison est non seulement une mesure disciplinaire mais surtout la condition d’ouverture d’un procès inquisitorial. En entendant lire de cette manière les poésies de son protégé, le prince sera obligé de considérer la « notorié‐ té du crime. »
Donner à lire des poèmes suspects ou en produire un commentaire à charge re‐ vient donc à mettre le texte en situation de « flagrant délit ». Cette exhibition du crime prend la forme d’une délation si le livre est passé inaperçu des autorités, si sa publication imprimée n’a pas suffi à faire scandale. Mais la poésie se publie aussi lorsqu’elle est récitée en public, ou lorsqu’elle s’entremêle dans un discours fait à une assemblée ; le moindre vers alors peut faire scandale et être pris en flagrant délit, comme il arrive dans cette séance au tribunal à la fin des guerres de religion : Ce jour, un Advocat, plaidant en la Cour des Aydes, estant tumbé sur l’amnistie, et aiant allégué ce vers : Qui [sic] justius arma sumpserit scire nefas, eust un adjourne‐ ment personnel à la Cour. Et, n’eust esté qu’il fust vérifié qu’il n’estoit ni n’avoit ja‐ mais esté de la Ligue, eust esté envoié sur le champ prisonnier64. Ici, comme le fragment de poésie est adressé à des magistrats, l’ouverture du pro‐ cès semble immédiate, rendant toute délation inutile. Par la citation d’un vers de Lucain, la mémoire poétique se fait complice du délit mémoriel qui constitue une infraction au régime de l’amnistie, dans la période où les haines des guerres civiles continuent de s’exprimer par la voix de l’éloquence judiciaire. Pas de place pour un commentaire de texte là où l’infraction se limite à un seul vers ; la vérification par l’interrogatoire ques‐ tionne néanmoins la valeur de preuve de la citation, en cherchant si elle exprime les tendances ligueuses de l’avocat – ce qui ne paraît pas être le cas. On verra que ce passage de l’énoncé poétique aux opinions de l’énonciateur caractérise la procédure de l’époque.
64 P. de l’Estoile, Mémoires‐journaux, op. cit., t. VI, 12 mai 1594, p. 212. Traduction du vers latin cité : « qui était le plus justifié à prendre les armes ? on ne peut le savoir sans impiété » (si l’on rétablit l’interrogatif quis à la place du relatif qui) ; il s’agit d’un assemblage de deux sentences de Lucain, « quis iustius induit arma / scire nefas – qui était le plus justifié à endosser les armes ? on ne peut le savoir sans impiété » (La Guerre civile (La Pharsale) : Livres I‐IV, éd. A. Bourgery, Paris, Les Belles Lettres, 1976 [1927], t. I, livre I, v. 126‐127, p. 7) et « Haec, fato quae teste probet, quis iustius arma /
sumpserit – ce jour va prouver, avec le témoignage du destin, qui était le plus justifié à prendre les
armes » (La Guerre civile (La Pharsale) : Livres VI‐X, éd. A. Bourgery et M. Ponchont, corr. P. Jal, Paris, Les Belles Lettres, 1993 [1930], t. II, livre VII, v. 259‐260, p. 55).