La publication compliquée de ces différents recueils montre que le privilège a bien valeur d’autorisation officielle, puisque son absence peut rendre un titre suspect, comme c’est arrivé au Miroir de l’âme pécheresse. La fonction de censure, généralement réduite dans l’énoncé de l’acte, est réactivée en certaines circonstances quand il est fait allusion à une vérification du contenu. L’examen du livre intervient surtout en réponse à la demande de ses producteurs : même dans le cas du Miroir qui n’avait pas été soumis aux autorités en 1531, la véritable lecture probatoire est provoquée en 1533 par la question menaçante du roi. Dans la requête au Parlement de Bordeaux quinze ans plus tard, c’est encore le secrétaire de la reine qui semble rappeler aux magistrats qu’ils ne doivent pas hésiter à censurer les poèmes au besoin, preuve de bonne foi d’autant plus savoureuse si l’on fait l’hypothèse qu’il a pris soin de ne pas leur soumettre le Miroir ! À la limite, l’examen du texte peut être perçu comme une sorte de service fourni par des spécialistes du savoir théologique. Dans le cas des Heures, le poète et ses protecteurs apparaissent désireux de produire un livre irréprochable : selon E. Armstrong, ce zèle a dû pousser Gringore à corriger son texte selon l’avis des censeurs, ce qui expliquerait mieux l’absence de poursuites après la publication du livre à Paris122. Ainsi conçu, le projet éditorial est pris dans une tension constitutive entre le respect dû au savoir du clerc, incarné par le théologien, et le service dû au peuple des laïcs ignorants, dont les Heures doivent rythmer la piété quotidienne. Dans l’épître liminaire de son recueil, Gringore exprime bien une telle tension en introduisant ces deux figures contraires à quelques vers de distance : En ce faisant fier totallement Ne me ay voullu a mon entendement 122 Voir E. Armstrong, Before Copyright, op. cit., p. 104‐105. Cette hypothèse s’accommode mal avec les conclusions de la faculté qui ne semble pas s’être prononcée sur le détail du texte. É. Picot ne trouve pas de trace de corrections apportées au texte d’une édition à l’autre, mais il suggère que la gravure représentant Gringore en Christ outragé qui disparaît de son livre à partir de l’édition 1527 pourrait avoir déplu aux censeurs (Pierre Gringore et les comédiens italiens, op. cit., p. 23).
Mais ay monstré les differends passaiges A doctes clers, prudens lectrez et saiges, Mieulx entendans le spirituel scens [sic] Que je ne fais. […] Car ie l’ay faict pour donner exemplaire Et proffiter au simple populaire Et gens non clercs, si prie a tous lecteurs Si faulte y a en estre correcteurs En excusant l’acteur sans en mesdire Si iuste n’est ou n’y ait a redire123. « Doctes clers » et « gens non clercs », « prudens lectrez » et « simple populaire ». Entre ces deux groupes d’interlocuteurs, le poète affiche sa propre sagesse, qui consiste à savoir se méfier et se « fier » quand il le faut : méfiance envers ses propres défaillances d’interprète, confiance envers la science des théologiens et envers la conscience des lecteurs qui sont capables à la fois de relever les erreurs et de les excuser ; confiance aussi dans la capacité du livre à être utile au plus grand nombre en se laissant porter par une attitude d’humilité. Cette combinaison de méfiance et confiance est différente de celle que l’on a trouvée dans la préface de l’Iliade d’Hugues Salel, assombrie par la peur de la calomnie courtisane. Tout en complétant le texte du privilège, selon le dispositif récur‐ rent, par le rappel d’une censure préalable librement consentie124, ce poème introductif esquisse une philosophie éditoriale qui va au‐delà de la précaution judiciaire.
Mais dans quelle mesure ces conflits autour de la littérature dévote peuvent‐ils éclairer la censure d’une littérature tout autre, la littérature facétieuse et obscène ?
2. Le procès des « folastries joyeuses », de l’hérésie à
l’obscénité
Contrairement à l’image qu’on se fait de la censure d’Ancien Régime, les condam‐ nations effectives pour obscénité sont rares dans la littérature du XVIe siècle, et donc fort débattues par les chercheurs, qui se demandent si cette catégorie, reléguée au second
123 Heures de nostre dame translatees en françoys, op. cit., non paginé, épître commençant « Oysiveté la mere des malices… », v. 33‐38.
124 Un des tout premiers poètes à obtenir un privilège d’auteur en même temps que Gringore, Éloi d’Amerval, insère pareillement dans l’édition de son Livre de la deablerie – satire inspirée du théâtre des collèges – un poème présenté en colophon qui précise que le texte a été soumis à deux théologiens célèbres de l’époque, dont Duchêne, le responsable de l’interdiction des Heures de Gringore, voir E. Armstrong, Before Copyright, op. cit., p. 101, qui y voit « une recommandation supplémentaire, comme un témoignage ou un extrait de recension favorable (a favourable review). » Le poète redouble encore le privilège d’une préface en vers qui en est la transposition poétique, comme le montre M. Clément dans Privilèges d’auteurs et d’autrices, op. cit., p. 80‐81, et « L’auteur au miroir… », art. cité, p. 98.
plan par les questions de croyance, a effectivement été utilisée par les juges dans leurs qualifications avant le procès de Théophile de Viau125. Après la tentative d’interdiction du
Pantagruel par la faculté de théologie en 1533 que nous avons évoquée, où apparaît
explicitement l’adjectif « obscène », la condamnation du Livret de folastries par le Parlement de Paris vingt ans plus tard, le 28 avril 1553 (soit quelques jours après la mort de Rabelais), est la deuxième procédure importante où fait surface la notion d’obscénité, toujours définie par la thématique sexuelle126. Entre‐temps, les poursuites contre l’œuvre rabelaisienne semblent s’être focalisées sur les opinions touchant la foi, avec en 1546, l’intégration du Tiers livre au Catalogue des livres censurez par la faculté de théologie de Paris, puis l’interdiction du Quart livre par le Parlement en mars 1552, « sus la remons‐ trance et requeste faicte […] par le procureur du roy, […] pour le bien de la foy et de la religion, et attendu la censure faicte par la faculté de théologie127 ». De façon révélatrice, dans la célèbre lettre‐préface du Quart livre adressée au cardinal de Châtillon, en janvier 1552, Rabelais avait brandi le terme de « folastries », signe de l’inventivité ludique de ses fictions, comme un repoussoir comique contre le soupçon religieux : « de folastries joyeuses hors l’offence de Dieu, et du Roy, prou128 (c’est le subject et theme unicque d’iceulx livres), d’heresies poinct129 ». Revendiquant une écriture qui se laisse aller à la grossièreté pour en retirer un divertissement bénéfique, l’auteur préfère se vouer aux sujets « bas » plutôt que de rester empêtré dans les mises en cause des théologiens : l’accusation d’obscénité ne semble même pas constituer un risque à ses yeux. Il se fonde
125
Voir A. Bayle, « Six questions sur la notion d’obscénité dans la critique rabelaisienne », dans
Obscénités renaissantes, dir. H. Roberts, G. Peureux et L. Wajeman, préf. M. Jeanneret, Genève, Droz,
2011, p. 379‐392, en particulier p. 381‐384 ; E. Herdman, « Censured and Censored : Reactions to Obscenity », ibid., p. 367‐378, en particulier p. 373‐374 : la chercheuse nuance l’histoire de la catégorie tracée par M. Jeanneret (Éros rebelle : littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Seuil, 2003) et J. DeJean (The Reinvention of Obscenity: Sex, Lies and Tabloids in Early Modern France, Chicago, University of Chicago Press, 2002), qui en limitent l’usage au XVIIe siècle. A. Bayle (art. cité, p. 384) et M. Jeanneret (op. cit., p. 60) soulignent que Rabelais a été critiqué mais jamais condamné en justice pour obscénité. Concernant la saisie de 1533, notre avis serait de rappeler que Pantagruel aurait été interdit si le scandale du Miroir n’avait pas interrompu la procédure.
126 Voir le volume de Renaissance, Humanisme, Réforme, n°68, juin 2009, Licences et censures
poétiques. La littérature érotique et pornographique vernaculaire à la Renaissance, en particulier
l’introduction de C. Alduy, « Le sexe en toutes lettres à la Renaissance », p. 9‐26, et l’étude de F. Cornilliat, « Obscénité de la poésie : le cas du Livret de Folastries de Ronsard », p. 29‐39.
127 A.N. X1A 1571, f. 365, arrêt du 1er mars 1552 (n. st.), édité par M. De Grève, L’Interprétation de Rabelais
au XVIe siècle, Genève, Droz, 1961, p. 93, voir p. 69 sur la censure du Tiers livre.
128 « Prou de » : assez de, beaucoup de.
129 Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., « À tresillustre Prince et reverendissime Mon Seigneur Odet Cardinal de Chastillon », datée de Paris, 28 janvier 1552, p. 519‐520.
sur la protection d’un nouveau privilège royal, général et d’une durée de dix ans cette fois, qui lui a été accordé en 1550 par l’intercession de l’homme d’église auquel il dédie son quatrième volume : la signature du privilège précise que le document a été établi en présence du cardinal130.
Mais le problème que Rabelais fait mine de trancher est celui du mélange des genres : peut‐on considérer les « folastries joyeuses » comme un « sujet et thème unique », dès lors que cette tendance à plaisanter de tout attire dans son orbite une pluralité de sujets, dont les plus sensibles – la représentation de l’Église et les questions de foi ? L’obscénité que semble assumer Rabelais n’aurait rien d’obscène si elle pouvait être circonscrite à la seule sphère du bas corporel. Or, ce n’est évidemment pas le cas, et on peut considérer sur cette base que la censure du Tiers livre et du Quart livre au nom de la religion n’exclut pas que les censeurs se soient offensés des « gauloiseries » rabelai‐ siennes, en y voyant des sources de perturbation de la thématique religieuse des chro‐ niques ; que l’on pense à la charge de cet autre censeur qu’est Calvin « contre ce diable qui s’est nommé Pantagruel » et tous ses comparses : « ce sont des chiens enragez qui desgorgent leurs ordures à l’encontre de la majesté de Dieu, et ont voulu pervertir toute religion131. » C’est bien parce que le registre bas se mêle aux sujets vénérables, parce que les « ordures » voisinent avec l’évocation de Dieu ou de ses représentants sur terre, que la « folastrie » peut être ressentie comme « perver[se] », autrement dit comme sacrilège ou hérétique132.
Reste que Rabelais emploie bien l’étiquette de « folastries » comme si elle était consensuelle et devait désamorcer les soupçons à son encontre. Comment concevoir alors qu’un an plus tard, cette même étiquette ludique, choisie par Ronsard pour façonner son petit recueil de poèmes amoureux à l’allure légère, apparaisse criminelle aux yeux des juges du Parlement de Paris ? Le fait que le Livret ait obtenu un privilège 130 Privilège du 6 août 1550, « Par le Roy, le cardinal de Chastillon praesent. Signé DU THIER » (ibid., p. 343‐344), que Rabelais utilise pour la réédition parisienne du Tiers livre sortie en 1552 des presses de Michel Fezandat, et pour le Quart livre. Voir Privilèges d’auteurs et d’autrices, op. cit., p. 115‐119. M. De Grève affirme que le cardinal a été arrêté sur l’inculpation d’hérésie peu après la publication du Quart livre, mais nous n’avons pas trouvé trace de poursuites dans la carrière du prélat avant août 1562, voir
la Correspondance d’Odet de Coligny, Cardinal de Châtillon (1537‐1568), éd. L. Marlet, Paris, Picard, 1885, t. I, lettre LIII à la Reine Mère, datée de Châtillon, le 20 août 1562, p. 66‐68. 131 Sermons de M. Jean Calvin sur le V livre de Moyse nommé Deutéronome, Genève, Thomas Courteau, 1567, f. 52 a, cité d’après M. De Grève, L’Interprétation de Rabelais, op. cit., p. 90. 132 Cette réflexion s’inspire de la lecture de P. Frei, François Rabelais et le scandale de la modernité. Pour une herméneutique de l’obscène renaissant, Genève, Droz, 2015.
d’imprimer par le même Parlement quelques jours avant sa condamnation complique l’analyse de la perception de l’obscène et des pratiques d’autorisations de recueils poétiques. Les magistrats ont‐ils accordé le privilège en connaissance de cause, ce qui signifierait qu’ils ont pris en bonne part les poèmes grivois contenus dans le recueil ? Ceci accréditerait la vision d’un siècle peu sensible à l’obscène parce qu’amateur de poésie truculente. Ou bien ont‐ils autorisé le recueil sans l’avoir lu au préalable ? Ce serait la manifestation des lacunes de la procédure, voire de l’absence de dispositif de contrôle dans le régime du privilège – mais les données que nous avons rassemblées jusqu’ici nous poussent à écarter cette toute dernière interprétation.