Au moment de signer l’introduction des Amours et des Folastries en 1927, P. Lau‐ monier n’arrivait pas à croire que ces dernières aient pu être condamnées par le Parle‐ ment, à la fois parce qu’il n’avait pu voir l’archive contenant la condamnation, et parce que le privilège lui paraissait une garantie de l’approbation des magistrats133. Mais les exemples de jugements contradictoires que nous avons étudiés jusqu’ici nous rendent plus familières ces péripéties judiciaires de la librairie du XVIe siècle, et la lecture de l’arrêt du Parlement nous permet de reconnaître les mécanismes courants de l’autorisation et de sa remise en cause :
Sur la plaincte cejourdhuy par les gens du Roy faicte a la court doleance de l’impression vente et publication d’ung livre intitulé Livret de folastries soubz l’auctorité de ladite court, icelluy livre plain de turpitudes lascives et contenant plu‐ sieurs indignitez contre les bonnes meurs, a quoy ilz requeroient estre pourveu, La matiere mise en deliberation et apres avoir oy par la court icelluy des conseillers d’icelle qui avoit rapporté la requeste contenant ladite permission, lequel a affirmé que au livre qui estoit ataché a ladite requeste n’estoit conteneu la pluspart de la composition mais y ont esté adjoustez et imprimez plusieurs feuilletz qui n’avoient esté veus, Et ayant esté mandé Maurice de la Porte libraire de ceste ville lequel pre‐ sent est aagé de vingt ans, Interrogé s’il avoit faict imprimer ledit livre a luy deubt a dict que oy mais n’avoit entendu le contenu, Bien confesse avoir adjousté et faict im‐ primer audit livre les derniers cahiers et epigrames pour remplir quelque blanc qui restoit mais en rien ne pensoit commestre malice, Interrogé combien il en a impri‐ mez a dict qu’il en a esté imprimé environ cinq cens, qu’il metra toute diligence a luy possible de les retirer de ceux ausquelz ilz ont este debitez, vendus et envoyez et de
133 Voir Ronsard, Œuvres complètes, éd. P. Laumonier, Paris, Marcel Didier, 1968, t. V, introduction p. xix, et le Livret de Folastries, A Ianot Parisien. Plus quelques Epigrames grecs : et des Dithyrambes
chantes au Bouc de E. Iodëlle Poëte Tragiq. Avec Privilege, Paris, Veuve Maurice La Porte, 1553. L’extrait
des registres du Parlement contenant le privilège annoncé en page de titre est imprimé à la fin du recueil, juste avant l’achevé d’imprimer, daté du 20 avril. Le privilège a été donné le 19 avril.
les recompenser pour la faulte qu’il peult avoir commise en cela, et supplie la court luy pardonner, Luy atant retiré, la matiere mise en deliberation et luy de rechef mandé en ladite court, Elle luy a ordonné fere toutes diligences possibles dedans hui‐ taine de recouvrer, retirer et metre pardevers le greffe d’icelle lesdits livres par luy imprimez et venduz et ladite huitaine passée comparestre en l’estat en icelle court et apportera les diligences qu’il aura pour ce fetes, Pour icelles veues et le tout commu‐ nique au procureur general estre ordonné ce qu’il appartiendra par raison et neant‐ moins est ordonné que tous lesdits livres qui ont esté trouvez en la possession dudict de la Porte et sa mere et apportez devers ladite court par le greffier Gayant134 seront presentement mys au feu et bruslez135.
Ce procès est désormais connu par le récit de M. Simonin qui, sans éditer l’archive, en a tiré la substance136. Nous suivons son analyse lorsqu’il pointe du doigt le caractère douteux des réponses de l’imprimeur, le jeune Maurice de La Porte, et du rapporteur de la demande de privilège. (Ce dernier n’est pas nommé dans ce passage, mais la reproduction du privilège dans le Livret est signée « De sainct‐Germain137 » ; bien que ce privilège ait été accordé à Catherine L’Héritier, c’est ici son fils qui est convoqué au tribunal – peut‐être avait‐il déjà présenté la demande de privilège au nom de sa mère). Les deux hommes paraissent mentir pour échapper à la sanction lorsqu’ils disent qu’ils n’ont pas vu ou « entendu le contenu » des Folastries : le magistrat affirme qu’on lui a soumis un texte incomplet et l’imprimeur valide cette version des faits en prenant la responsabilité de l’ajout des derniers feuillets juste avant impression ; pour le reste, il n’aurait pas prêté attention au sens provocateur des poèmes – c’est ainsi qu’on peut traduire le verbe « entendu ».
Il arrive effectivement qu’un imprimeur sente le besoin de « remplir » avec du texte des pages blanches, pour ne pas gaspiller le papier qui représente son principal coût 134 Nous n’avons pu identifier ce personnage avec certitude, voir la notice sur la famille de Louis Gayan (parfois Gayant), conseiller au Parlement de 1522 à 1564, dont rien n’indique qu’il ait été greffier (M. Popoff, Prosopographie des gens du Parlement de Paris (1266‐1753), Paris, Le Léopard d’or, 2003, vol. I, p. 596). 135 Arch. Nat. X1A 1575, f. 86 v°‐87 r°, partiellement édité par É. Maugis, Histoire du Parlement de Paris, op. cit., t. II, appendice Ier, p. 336 note 2. 136 Voir M. Simonin, Pierre de Ronsard, Paris, Fayard, 1990, p. 145‐147 et Ronsard, Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I, notice du Livret de Folastries, p. 1460‐1461.
137 Il s’agit apparemment de Louis Allegrain, seigneur de Saint‐Germain, conseiller au Parlement depuis 1542. Si l’on consulte l’original du document dans le registre du Parlement (Arch. Nat., X1A 1575, f. 54 v°), on note qu’il est paraphé dans la marge du nom du greffier, Hurault, a priori Nicolas Hurault de Boistaillé, qui est apparenté par son épouse Claude Allegrain au rapporteur du privilège (Louis et Claude sont cousins germains). Sur Louis Allegrain et Nicolas Hurault, voir M. Popoff, Prosopographie des gens du parlement de Paris, op. cit., t. II, respectivement p. 249 et 666, ainsi qu’É. Maugis, Histoire du parlement de Paris, op. cit., t. III, respectivement p. 180 et 164.
de fabrication138. Mais compte tenu des goûts de lecteur de poésie du jeune De La Porte, il est peu probable qu’il ait rajouté des vers sans prendre connaissance de leur contenu. Peut‐on alors penser qu’il aurait délibérément caché une partie du recueil au moment de l’autorisation pour la rétablir à l’impression ? Pour répondre, il faut préciser ce qui, dans les dernières pages présumées ajoutées, a pu focaliser l’attention de la cour. Plus que les « Epigrames grecs » annoncés par la page de titre, traductions de l’Anthologie palatine paradoxalement dépourvues d’audaces érotiques, les deux derniers sonnets en miroir qui forment un blason des sexes masculin et féminin, « lance au bout d’or » et « vermeillette fante139 », ont à l’évidence motivé la censure. Le poète ne se contente pas de prendre les organes génitaux comme objet d’éloge, mais les propose en objet de dévotion, confusion des registres susceptible de troubler le lecteur140. À la différence de certaines autres « folastries », les deux sonnets ne seront pas réimprimés du vivant de Ronsard, jusqu’à ce qu’une édition contemporaine de la mort de l’auteur les reproduise, cette fois sans privilège141. Rien n’empêche que ces sonnets aient été ajoutés au dernier moment pour remplir un blanc : les Épigrammes s’arrêtant au milieu d’un cahier à la signature I ii, il restait cinq pages vides sur ce neuvième et dernier cahier de quatre feuillets (pages qui ne sont pas signées). Les errata, la reproduction du privilège et l’achevé d’imprimer occupant trois de ces cinq pages, deux pouvaient encore accueillir du texte. En revanche, on imagine mal l’imprimeur prendre le risque de cacher ces poèmes pour les placer ensuite à un endroit aussi voyant du recueil, tant ils font office de conclusion et sont suivis de deux certificats de la responsabilité professionnelle et juridique de l’imprimeur à l’égard de son texte – le relevé des « Faultes aperceües en l’impression » et l’« Extraict des registres de Parlement. » En somme, il n’est pas impossible que les pages censurées 138 Voir la note au lecteur de Du Bellay qui explique comment il a décidé de remplir la fin du cahier de son Tumulus Henrici II (1559) par l’ajout d’un autre tombeau poétique pour le poète Mellin de Saint‐ Gelais : « Cum post sequentem Elegiam uacuae aliquot paginae superessent, uisum est […] addere…
Addiddimus, ne quid omnino uacuum restaret… – Comme après l’élégie qui va suivre il restait encore
quelques pages blanches, il m’a paru bon d’ajouter… Nous avons ajouté encore, afin qu’il n’y eût absolument pas de blanc… » (Œuvres poétiques, t. VIII : Autres œuvres latines, trad. G. Demerson, Paris, Nizet, 1985, p. 31).
139 Livret de Folastries, op. cit., p. 68‐69 (les expressions citées sont extraites du premier vers de chacun des deux sonnets).
140 Voir les derniers tercets des deux poèmes : « …combien à ton honneur / Doit‐on de voeus, combien de sacrifices ? » (sonnet p. 68, v. 13‐14) ; « Tous vers galants dev<r>oient pour t’honorer / A beaux genous te venir adorer » (sonnet « L. M. F. » p. 69, v. 12‐13). Voir l’analyse de F. Cornilliat, « Obscénité de la poésie », art. cité, p. 34.
141 Sur le contexte de cette ré‐édition, voir J. Fallon, His Story, Her Story : a Literary Mystery of
correspondent à un ajout de dernière minute, et donc n’aient pas été soumises au préalable à l’examinateur, mais il est peu vraisemblable que cet ajout s’explique par un geste de dissimulation prémédité.