D’autres poursuites déclenchées par des poésies religieuses mettent davantage en relief ces phénomènes de conflit juridictionnel. Le cas du Miroir de l’âme pécheresse104, recueil composé par Marguerite de Navarre, mais paru d’abord sans nom d’auteur en 1531, incluant la première version imprimée d’un psaume traduit par Marot, donne un exemple où le pouvoir royal fait clairement pression sur la Sorbonne pour la contraindre à revenir sur son jugement105. Les théologiens ont saisi le livre à l’occasion d’une inspec‐ tion dans les librairies parisiennes et veulent le faire interdire. L’affaire se déroule à l’automne 1533, et elle intéresse d’autant plus les spécialistes de littérature du XVIe siècle que le Pantagruel de Rabelais, publié alors sous pseudonyme, figure dans la liste des
101 « Pourquoy nous ces choses considerees qui voulons lesdictes heures de nostre dame estre manifestees a chascun et afin que aucunement ledict exposant puisse estre remunere desditz frais, mises et labeurs, audict exposant avons permis… » (Loc. cit.)
102 « Nous, ces choses considerées, et après ce que lesdictes louables et devotes oraisons, ainsi nouvellement translatées et redigées par ledict suppliant, ont esté veues par aulcuns notables, sçavans et devotz personnages ausquelz elles ont esté communicquées qui les ont trouvées utilles, devotes, louables et fructueuses, audict suppliant, luy prolongeant ledict octroy et permission, que par Nous luy avoit esté faict, de faire imprimer lesdictes Heures par luy translatées et redigées comme dict est, avons permis et octroyé… » (Privilège royal du 15 novembre 1527, cité d’après É. Picot, P. Gringore et les
comédiens italiens, op. cit., p. 19).
103 Sauf à supposer qu’il ait menti sur sa première consultation de l’été 1523, ce qui nous paraît peu probable.
104 Le Miroir de l’ame pecheresse, auquel elle recongnoist ses faultes et pechez, aussi ses graces et
benefices a elle faictez par Jesuchrist son espoux, Alençon, Simon Du Bois, 1531.
livres saisis. Les documents sur la faculté édités au XVIIe siècle par l’historien Du Boulay ainsi que la lettre du jeune Calvin déjà évoquée au chapitre précédent témoignent du trouble suscité par un message du roi qui demande des comptes à la faculté sur cette interdiction mettant en cause sa propre sœur106. François Ier a donc appris de Marguerite qu’elle était l’auteur du Miroir : l’auteur se manifeste ici moins pour endosser la respon‐ sabilité pénale de ses écrits que pour faire apparaître la procédure pénale comme illégitime, ou même insensée107. Le compte‐rendu de Calvin pourrait ainsi dénoncer implicitement l’absurdité d’une censure qui applique le même traitement à des livres de divertissement gaillard et à un livre de piété108.
L’université dans son ensemble, par soumission ou par désaccord sur le fond de l’affaire, refuse d’assumer la censure et en rejette la faute sur ses membres délégués à cette opération. L’un d’entre eux, pourtant, Nicolas Leclerc, justifie sa décision tout en la nuançant : il précise que la condamnation ne s’applique véritablement qu’aux livres « obscènes » comme le Pantagruel ; quant au Miroir, il l’avait rangé parmi les livres suspects, parce qu’il avait été publié sans l’avis de la faculté, contournant ainsi gravement l’arrêt qui avait interdit de publier quoi que ce fût qui concernât la foi sans consultation de la faculté. Enfin il était protégé par le fait que les opérations qui faisaient débat avaient été accomplies avec le mandat de la fa‐ culté ; tous étaient complices de la faute – s’il y avait eu quelque faute de commise –, malgré leurs dénégations. […] Tout le monde s’indignait pourtant qu’il invoque son ignorance comme un prétexte109. 106
Voir C. E. Du Boulay, Historia Vniuersitatis Parisiensis, op. cit., p. 238, séance du 24 octobre 1533 ; A.‐L. Herminjard, Correspondance des Réformateurs, op. cit., t. III, p. 108‐111, et supra, p. 85.
107
Le livre est d’ailleurs republié cette même année avec le nom de l’auteure qui occupe désormais la plus grande partie du titre : Le Miroir de tres chrestienne princesse Marguerite de France, Paris, Antoine Augereau, 1533.
108 Voir la remarque de F. Rigolot, Les Langages de Rabelais, Genève, Droz, « Titre courant », 1996, p. 113, et L. Febvre, Le Problème de l’incroyance, op. cit., p. 103‐104. Le Pantagruel est saisi en même temps qu’une Sylva cunnorum qui n’a pas été identifiée, voir la citation de Calvin à la note suivante.
109 « Le dernier à parler fut Leclerc, curé de Saint‐André, sur lequel retombait toute la faute à mesure que les autres s’en déchargeaient. Il avait traité comme des livres condamnés ces livres obscènes de
Pantagruel, La Forêt des cons, et autres de même valeur. En même temps, il avait rangé celui‐ci
parmi… etc. […] Quand Leclerc eut finit de parler, Petit dit qu’il avait lu le livre sans rien y trouver qui méritât d’être effacé […]. – Vltimus uerba fecit Clericus, parochus Sancti‐Andreae, in quem omnis culpa
deriuabatur, aliis a se amolientibus. […] Se pro damnatis libris habuisse obscoenos illos Pantagruelem, Syluam <cunnorum>, et eius monetae. Hunc interim inter suspectos reposuisse, quod sine Facultatis consilio editus esset, magna fraude aresti quo uetitum erat inconsulta Facultate quicquam edere quod ad Fidem spectaret. Denique sibi hoc esse praesidium, mandato Facultatis factum quod in quaestionem uocabatur ; omnes esse culpae affines, si qua esset, quantumuis abnegarent. […] Omnes tamen fremebant, eum obtendere ignorantiae suae hanc speciem. […] Vbi finem dicendi fecit Clericus, Paruus dixit lectum a se librum ; nihil se dignum litura comperisse […]. » (Lettre de Calvin à François Daniel
Le partisan de la censure reste minoritaire et l’interdiction est officiellement an‐ nulée. Quelle est exactement l’« ignorance » derrière laquelle se cache Leclerc ? Est‐ce le fait d’invoquer seulement l’absence d’autorisation du Miroir comme s’il n’avait pas d’avis sur son contenu ? Ou bien le fait de se présenter comme un simple exécutant du mandat de la faculté ? En tout cas, on voit qu’il essaie de montrer qu’il ne met pas le recueil dévot et les livres obscènes sur le même plan. Le déroulement de l’affaire peut susciter trois remarques. La première, fort banale, est que l’autorité du roi peut rendre caduques les lectures soupçonneuses des théologiens. La seconde est que, même si « l’arrêt » men‐ tionné par Leclerc ne peut être identifié avec certitude – ce pourrait être le procès des
Heures comme une autre affaire de ce genre –, les théologiens conservateurs instrumen‐
talisent les décisions de justice pour tenter d’élaborer une jurisprudence plus contrai‐ gnante à l’égard de l’imprimerie. La troisième, enfin, est que les divisions idéologiques traversent l’université de Paris et la Sorbonne elle‐même, de sorte que l’autorisation, qui apparaît décisive pour les livres de poésie religieuse, peut être accordée ou refusée selon les convictions de l’examinateur, qui n’est pas forcément représentatif de l’ensemble du corps auquel il appartient.
Néanmoins, il est possible que cet incident ait conduit Marguerite de Navarre à repenser son rapport à la publication et à aux questions juridiques qu’elle soulève. En effet, tout en composant activement durant les années 1530, elle ne fait plus paraître aucun texte de son initiative jusqu’en 1547, année où elle confie à un intermédiaire masculin, son secrétaire Simon Silvius qui porte le titre d’« écuyer valet de chambre » de la reine, les démarches nécessaires à la publication en recueil de ses œuvres poétiques, sous le titre des Marguerites de la marguerite des Princesses. On peut penser que cette délégation exprime avant tout le respect d’une norme sociale intériorisée : c’est la pudeur et la supériorité requises d’une grande dame, qui n’est pas censée se produire délibéré‐ ment sur la scène publique de l’imprimé, ni se charger en personne des démarches pratiques pour l’autorisation et la fabrication de l’ouvrage. Mais peut‐être la prudence recommandée par le souvenir du scandale de 1531 venait‐elle s’ajouter aux raisons de cette distance. C’est du moins l’hypothèse que formule Michèle Clément dans son commentaire du privilège accordé par le Parlement de Bordeaux à Silvius le 29 mars 1547
[n. st.] pour la publication des œuvres qui formeront les Marguerites (le titre du recueil n’apparaît pas dans l’acte110). Rappelons d’abord les raisons de ce choix surprenant de s’adresser à un Parlement de province plutôt qu’à la chancellerie royale. Proximité géographique avec les terres de la reine d’abord, puisque Bordeaux est accessible depuis sa cour de Nérac. Mais surtout, la requête est présentée dans un moment de transition juridique liée à la fin prochaine du roi de France, qui meurt deux jours après l’octroi du privilège, le 31 mars. C’est dans ce contexte d’interrègne anticipé que le secrétaire de la reine soumet au Parlement de Bordeaux « plusieurs petis livres en ryme françoise […] pour iceux veoir et corriger si besoin estoit111. » L’accent mis sur l’examen du contenu de cette poésie traduit la volonté du solliciteur de collaborer avec les censeurs pour éviter toute irrégularité. Or, dans la liste de titres soumis au contrôle (liste occupant l’espace coupé entre crochets dans la citation précédente), le Miroir de l’âme pécheresse brille par son absence ; il figure pourtant dans le recueil des Marguerites imprimé à Lyon chez Jean de Tournes quelques mois plus tard. Même si cette omission peut s’expliquer par le fait que le projet de publication est encore en devenir, si bien que le secrétaire lui‐même n’a pas encore répertorié tous les poèmes à rassembler en recueil (quatre autres pièces de la version finale n’apparaissent pas non plus dans la liste du privilège), il n’est pas impossible que le
Miroir ait été délibérément soustrait au regard du Parlement, pour éviter le moindre
risque de ranimer l’ancienne controverse.
En tout cas, la pluralité des instances d’autorisation explique aussi pourquoi les
Psaumes de Marot ont pu à la fois être mis à l’Index par la faculté à partir de l’hiver 1542‐
1543112 et obtenir des privilèges sur avis favorable de certains examinateurs théologiens dans les années précédentes. On connaît en effet par des formulaires de chancellerie le texte de deux privilèges royaux d’auteur que Marot a obtenus, l’un pour ses Trente
pseaulmes l’autre pour l’ensemble de ses œuvres, mais qu’étonnamment, il n’a pas choisi
d’utiliser, peut‐être parce qu’il préférait laisser les libraires faire valoir leur propre privilège en assumant eux‐mêmes les dépenses juridiques, selon l’hypothèse de G. Berthon113. Les privilèges d’imprimeur figurant dans les éditions des Psaumes maro‐
110 Voir Privilèges d’auteurs et d’autrices, op. cit., p. 120‐122. 111 Ibid., p. 120. 112 Voir C. Mayer, La Religion de Marot, op. cit., p. 47 ; Index de l’Université de Paris, op. cit., p. 421‐423. 113 Voir G. Berthon, « L’Intention du Poëte », thèse citée, p. 453‐455 et 485‐490.
tiques, de même que le privilège d’auteur resté à l’état virtuel, mentionnent bien la fonction de censure. Ainsi du privilège accordé le 30 novembre 1541 à Étienne Roffet par le lieutenant civil de la prévôté,
apres avoir veu la certification de trois docteurs en la faculté de theologie, qui ont veu et visité la translation de trentre Pseaulmes, faicte et composée par Clement Ma‐ rot, et attestent n’avoir rien trouvé contraire à la foy, aux sainctes escriptures, ne or‐ donnances de l’eglise114.
G. Berthon insiste sur le fait que certains théologiens étaient favorables à cette production imprimée et qu’il ne faut pas imaginer que ces autorisations étaient de complaisance. C’est d’autant plus vrai que dans d’autres éditions privilégiées, l’examinateur lui‐même signe l’extrait au verso de la page de titre, comme cette édition anversoise de la même année 1541 :
Ce livre a été examiné par moi, frère Pierre Alexandre, Carme et Prédicateur de la reine de Hongrie ; je l’ai comparé à la version de Jérôme et à la vérité hébraïque, sans rien trouver en lui qui puisse offenser les pieuses oreilles. C’est ainsi. F. Pierre Alexandre115.
On voit que l’engagement personnel du théologien, qui paraît avoir participé acti‐ vement à l’édition du recueil116, se fonde sur une norme de traduction qui diffère de celle des conservateurs de l’université de Paris, puisqu’il se réfère à l’hébreu originel de l’Ancien Testament117. De même que les Psaumes marotiques sont condamnés en 1543, de même ce Pierre Alexandre subit un procès inquisitorial pour hérésie à Bruxelles en 1543, qui le pousse à se réfugier à Londres, où il devient pasteur réformé118. En effet, l’intensification du discours réformé diffusé par les prêches publics et l’imprimé suscite au début des années 1540 un retour de pénalisation des traductions religieuses119. Une ligne répressive s’impose alors dans les institutions, repoussant à la marge certains
114 Extrait figurant au verso de la page de titre des Trente Pseaulmes de David, mis en françoys par
Clement Marot, valet de chambre du Roy. Avec privilege, Paris, Estienne Roffet, s.d. [1541].
115 « Hic liber est recognitus per me fratrem Petrum Alexandrum Carmelitam et Concionatorem reginae
Hungariae, quem ad uersionem Hieronymi et Hebraicam ueritatem contuli, nec in ipso repperi quod possit pias aures offendere. Ita est. F. Pet. Alexander », dans Psalmes de David, Translatez de plusieurs Autheurs, et principallement de Cle. Marot, Anvers, Antoine des Gois, 1541, en page de titre : « veu,
recongneu et corrigé par lés theologiens, nommeement par nostre M[aître] F[rère] Pierre Alexandre, Concionateur ordinaire de la Royne de Hongrie. Cum gratia et priuilegio. » Voir F. Higman, Censorship
and the Sorbonne, op. cit., p. 109.
116 Voir O. Douen, Clément Marot et le psautier huguenot, Paris, Imprimerie Nationale, 1878, t. I, p. 315.
117 Sur le rapport des paraphrastes des psaumes à la « vérité hébraïque », voir D. Wursten, Clément
Marot and Religion. A Reassessment in the Light of his Psalm Paraphrases, Leyde, Brill, 2010, p. 122‐157.
118 Voir les traces de la procédure dans les archives répertoriées en marge des Mémoires de Francisco de
Enzinas, éd. C.‐A. Campan, Bruxelles, Muquardt, 1863, t. II, p. 518‐528.
théologiens « réformistes », mais il n’empêche que ces hommes ont pu, en d’autres temps, instiller leurs convictions dans l’octroi des privilèges. Le fait que le roi impose son arbitrage dans le débat – comme il le fait pour le recueil de sa sœur Marguerite – ou qu’il laisse les institutions s’exprimer – comme pour les Psaumes de Marot, manifestement compromis par l’usage enthousiaste qu’en font les réformés – ne doit pas faire oublier que l’autorisation des œuvres demeure un processus âprement négocié entre différents échelons du pouvoir.
Les procès concernant des pièces de théâtre à scandale font souvent intervenir un tel rapport de force entre les différentes sources d’autorisation. En janvier 1544, une farce allégorique fait scandale à Caen : elle montre le personnage d’Hérésie élevant dans le vice ses deux enfants Église et Université. Le spectacle dénonce l’idéologie réformatrice d’une bonne partie du personnel universitaire. Une procédure est ouverte à l’université dans laquelle on découvre que le texte a été autorisé par le doyen de la faculté de théologie, qui reconnaît ouvertement les faits à l’interrogatoire pour révéler la fracture parmi ses collègues120. Ici aussi, l’autorisation officielle est un acte polémique – accompli dans ce cas par un conservateur – qui traduit le fait que tous les théologiens ne sont pas sur la même ligne. Dans le procès bien étudié des Mystères des Actes des Apôtres et du Vieil
Testament, spectacles que le procureur général du roi veut faire interdire par le Parle‐
ment de Paris en décembre 1541 pour imposer son hostilité au théâtre, qu’il accuse de dévoyer la religion, l’avocat des défendeurs fait valoir l’autorisation royale obtenue pour la représentation ainsi que la censure préalable de la nouvelle version poétique par un théologien de la Sorbonne121. Le Parlement de Paris autorise finalement ces spectacles,
120 « [R]umor erat, M. Johannem Vergerium, doctorem et decanum theologicum in praejudicium
Vniversitatis fabulam, de qua prius facta est mentio, suo chirographo approbasse. […] Interrogatus palam confessus est fabulae subscripsisse, idque advocatis multis suae facultatis doctoribus. – Le bruit courait que Maître Jean Vergier, docteur et doyen de théologie, avait approuvé de sa signature la pièce au préjudice de l’Université dont il a été question plus haut. […] Interrogé, il a avoué ouvertement qu’il avait signé la pièce, et ce avec le soutien de nombreux docteurs de sa faculté. » (Arch. dép. Calvados, D90, Rectories, II, f. 155‐156, séance du 25 janvier 1544, transcrit par M. Rousse, Le Théâtre des farces, op. cit., t. 4, p. 209).
121 « Ont fait dresser le livre de l’Ancien Testament en rythme, icelui communiqué au théologien Piccard pour ôter ce qu’il verrait n’être à dire. Ont choisi gens experts et entendus pour exécuter le mystère et sont quasi tous les rôles faits, et jà partout publié que l’on doit jouer. Néanmoins le procureur général du Roi, par une requête baillée à la cour, les avait fait inhiber de passer outre. Dit qu’ils ne veulent être désobéissants mais attendu les lettres patentes du Roi, la vérification du consentement des gens du Roi, la cour sous correction doit lever les défenses. » (Transcription du registre Arch. Nat. X1A 4914, f. 80 r°‐82r°, mise en ligne et commentée sur obvil.paris‐
mais il faut bien noter que le conflit oppose deux expressions de l’autorité du roi, la personne de son procureur au Parlement et les Lettres patentes délivrées par sa chancel‐ lerie, preuve de l’autonomie relative des officiers de justice et des contradictions qui en découlent.