CHAPITRE 1. Comment les juges lisent‐ils ?
Introduction. Ce que cherchent les juges : Clément Marot
face aux lectures à charge
Dans un poème publié en 15341 mais qui se rapporte à une procédure criminelle pour hérésie de 1526 – l’épître « à Bouchard, docteur en Theologie » (le titre varie selon les éditions modernes) –, Clément Marot invente un plaidoyer qui prend la forme d’une adresse directe et véhémente au théologien qui, à en croire cette pièce, a motivé la décision de le faire emprisonner comme « luthérien ». Marot rejette la catégorie pénale qu’on lui assigne en redéfinissant dans ses propres termes son identité religieuse et artistique, tout en brandissant ses œuvres poétiques comme preuves à décharge : Je suy celluy qui ay faict maint escript, Dont un seul vers on n’en sçauroit extraire Qui à la Loy divine soit contraire. Je suis celluy qui prends plaisir et peine A louer Christ et sa Mere tant pleine De grace infuse ; et pour bien l’esprouver, On le pourra par mes escriptz trouver2. Le poète engage donc son accusateur à le lire plutôt que de le condamner sur la base de sa réputation, manière d’indiquer au « docteur » comment se montrer à la hauteur de sa fonction : par son savoir livresque, en effet, le théologien intervient dans la première phase de la procédure pour déterminer s’il y a matière à poursuivre l’auteur d’un livre suspect – nous y reviendrons. Ainsi, même si la procédure n’est pas conduite 1 « Epistre qu’il envoya a Bouchard, docteur en Theologie », dans Le Premier livre de la Metamorphose d’Ovide, translate de Latin en Françoys par Clement Marot de Cahors en Quercy, Valet de chambre du Roy. Item certaines œuvres qu’il feit en prison, non encore imprimeez, Paris, Estienne Roffet, 1534, p. 68‐ 69. L’épître fait naturellement partie de la section des « œuvres » de prison. 2 Marot, Œuvres poétiques complètes, éd. G. Defaux, Paris, Classiques Garnier, 1990, t. I, p. 91, v. 10‐16.
par la justice ecclésiastique – de fait, en 1526, Marot est vraisemblablement incarcéré sur décision du lieutenant criminel de Paris –, les hommes d’Église peuvent être appelés à prendre en charge la lecture des textes incriminés3. Leur jugement anticipe et prépare celui des juges qui prononcent la sentence.
La confiance que Marot place dans cette épreuve de lecture, où « s’éprouv[e] » la légalité de ses écrits (cf. v. 15), est confondante : pas « un seul vers » (v. 11) ne saurait tomber sous le regard inquisitoire du théologien pour lui fournir matière à condamna‐ tion. Les détracteurs de Marot s’empressent d’attaquer cette confiance en renversant les preuves utilisées – à leurs yeux, la poésie marotique condamne à l’évidence son auteur, comme l’affirme le poète Jehan Leblond : Plus tost seroyt un Arabe blanchi, Que tu fusses de ta coulpe affranchi. Ce qu’en escript en tes livres on treuve Suffist il pas pour manifeste preuve4 <?>
Association frappante de l’hérésie du Luthérien et de la peau brune de l’Arabe. Dans la perception du poète catholique, ce sont deux tares impossibles à dissimuler, deux manifestations d’une étrangeté menaçante aussi évidentes l’une que l’autre. Pas besoin d’une lecture approfondie des poèmes de Marot pour comprendre qu’il mérite
3 L’identification de « Bouchard » a divisé les commentateurs de ce texte. C. Mayer, se demandant quel était le rôle institutionnel de Bouchard pour qu’il pût intervenir dans cette affaire judiciaire, concluait que l’interlocuteur de Marot est Jean Bouchart, « conseiller en la conservation des Privilèges royaux auprès de la Faculté de Paris », autrement dit un avocat défendant l’autorité de la faculté de théologie dans les procès intentés aux promoteurs d’opinions religieuses déviantes (il serait donc intervenu pour réclamer la sévérité des juges contre le poète), et non un théologien à proprement parler (« L’Avocat du Roi d’Espagne, Jean Bouchard, le Parlement de Paris, Guillaume Briçonnet et Clément Marot », dans Clément Marot et autres études sur la littérature française de la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1993, p. 321‐337). M. Screech, quant à lui, considère que Marot s’adresse à Godefroi Bouchart ou Boussart, doyen de la faculté de théologie, mais partant ne s’explique pas l’implication des théologiens dans cette arrestation décidée par le lieutenant criminel (Marot évangélique, Genève, Droz, 1967, p. 28). Mais l’historien J. Farge a montré qu’il s’agit selon toute probabilité de Nicolas Bouchart, un théologien qui figure justement comme rapporteur chargé d’examiner des livres visés par la censure dans les années précédant l’arrestation de Marot (Biographical Register of Paris doctors of
Theology 1500‐1536, Pontifical Institute of Medieval Studies, Toronto, 1980, p. 49). Cette dernière
identification donne tout son sens à la réflexion sur la lecture exprimée dans ce poème.
4 Epistre à Clement Marot responsive de celle parquoy il se pensoyt purger d’heresie lutheriane, v. 25‐40, citée par C. Mayer, La Religion de Marot, Paris, Nizet, 1973 [Londres, 1960], p. 80. Même si ces vers reprennent la même expression (« trouver [dans tes] écrits ») que le plaidoyer à Bouchard, on voit que l’épître de Leblond est une réaction à un autre poème de Marot, postérieur au premier cité, à savoir l’épître qu’il adresse à François Ier depuis Ferrare, en 1535, où il s’est réfugié pour échapper aux persécutions déclenchées par l’affaire des Placards. Au moment de la composition de ce poème, Marot figure parmi les Luthériens condamnés à mort par contumace.
d’être condamné : sa culpabilité (« coulpe ») se remarque à la première lecture comme la couleur de peau de l’étranger au premier coup d’œil.
Or, l’épître à Bouchard fait déjà le rapprochement entre le regard porté sur les écrits et le regard porté sur le corps :
Que pleust à Dieu qu’ores tu peusses lire Dedans ce corps, de franchise interdict : Le cœur verrois aultre qu’on ne t’a dit5.
La confiance de Marot se déplace en fin de poème vers un autre type de lecture : celle du face‐à‐face direct avec la personne en chair et en os, lecture de la « physiono‐ mie », qui s’éloigne de l’écrit pour retrouver la chaleur de la conversation orale donnant accès à la compréhension du « cœur6 ». Mais le corps ne peut pas se manifester, car il gît en prison : privé de sa « franchise », de sa liberté de se mouvoir, il est de ce fait empêché de s’exprimer, si bien que l’écriture poétique apparaît comme une tentative de restituer le mouvement de la parole. En suggérant au juge qu’il devrait lire non plus dans le texte mais dans « le cœur » de l’inculpé, cette épître se présente comme une promesse de sincérité et une exhortation à une attitude plus fraternelle : le ton équivoque du plai‐ doyer laisse entendre l’espoir d’atténuer la méfiance et le rapport de forces judiciaire, pour dépasser la division idéologique entre chrétiens. C’est le défi de cette réconciliation, seule capable de rétablir le projet d’universalité inscrit dans l’étymologie grecque de l’adjectif « catholique », que le poète lance au théologien : « Que quiers tu donc, o Docteur catholique ? / Que quiers tu donc ? » (v. 23‐24) « Que cherches‐tu ? » Par cette prise à partie, Marot exprime une conviction déci‐ sive sur le rôle de la lecture dans le règlement judiciaire du conflit religieux : en matière de lecture, on ne trouve que ce que l’on cherche. Voilà qui relativise le statut de preuve que le poète confère à ses écrits dans la première partie de l’épître comme s’il ignorait les polémiques entourant son œuvre : les écrits peuvent fournir indifféremment des preuves à charge et à décharge, tout dépend de ce que l’on cherche – ou la satisfaction d’un désir 5 Marot, Œuvres poétiques complètes, op. cit., t. I, p. 92, v. 30‐32.
6 Voir les remarques d’Isabelle Garnier‐Mathez, « “Que quiers tu donc, ô docteur catholique ?” La langue du village évangélique dans L’Adolescence clémentine », dans Cahiers Textuel, n°30, janvier 2007, En relisant L’Adolescence clémentine, dir. J. Vignes, p. 47‐67, en particulier p. 64 note 79 : la personne du poète apparaît comme étroitement solidaire de son œuvre, une œuvre qui fait front et n’a rien à cacher. Sur « la priorité absolue du “cœur” sur le langage » et l’analogie qu’établit la poésie de Marot entre deux types de libération, la sortie de prison tant désirée et le dépassement des défauts de la communication humaine, voir G. Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne : l’écriture comme présence, Paris, Honoré Champion ; Genève, Slatkine, « Études montaignistes », 1987, en particulier p. 83‐85, même si l’auteur ne fait pas référence à l’épître qui nous occupe.
de contrôle, ou la préservation d’une entente mutuelle. À moins que la sévérité des juges ne soit l’effet d’une méprise, d’une mésinterprétation, d’un « faux entendre » dont la dissipation suffirait à les réconcilier avec le prévenu, comme Marot en exprime le souhait dans la dernière partie de son poème7… Mais impossible pour le poète de dissiper le malentendu si ses lecteurs, obnubilés par l’objet de leur crainte ou de leur désir, ne sont pas disposés à entendre ses raisons. De sorte que les déchirures judiciaires autour des livres de poésie révèleraient moins la nature de leur contenu que la « quête » secrète de ceux qui les jugent. Voilà aussi qui nous engage à reprendre la question posée par le poète pour tenter de discerner les mécanismes de l’encadrement pénal de la littérature : si l’on veut comprendre comment la poésie du XVIe siècle est perçue par les autorités judiciaires, et comment cette perception détermine les conditions d’écriture des poètes, il nous faut comprendre ce que cherchent les juges dans leur lecture des textes poé‐ tiques. Et c’est bien la manipulation des preuves légales contenues en puissance dans ces textes qui peut nous indiquer l’orientation de la lecture des juges.
Cette approche met en jeu la représentation que nous nous faisons de la justice de l’époque – justice plus ou moins expéditive, plus ou moins barbare, plus ou moins aveugle, plus ou moins soucieuse de fonder sur des preuves tangibles des procédures qui pouvaient mener à l’exécution sur le bûcher. Il est utile de préciser le fonctionnement de ces procédures pour nous faire une image fiable de la confrontation entre hommes de lettres et hommes de loi dans ces décennies. Le travail de l’historien James Farge sur les théologiens de la Sorbonne au début du XVIe siècle est représentatif de ce dessein d’approfondir notre compréhension des dynamiques conflictuelles traversant le champ de la culture lettrée à la Renaissance8 – ce qui ne revient pas à réhabiliter moralement le pouvoir répressif : quand bien même les juges procéderaient‐ils à une lecture minutieuse des poèmes réformés avant de les déclarer hérétiques, les connotations morales de cette 7 « …prens[‐tu] saveur / A me trister dessoubz aultruy faveur ? / Ie croy que non : mais quelque faulx entendre / T’a faict sur moy telle rigueur estendre. / Donques refrains de ton courage l’ire » (C. Marot, Œuvres poétiques complètes, op. cit., t. I, p. 92, v. 25‐29).
8 Outre le Biographical Register of Paris doctors of Theology déjà cité en note, voir Le Parti conserva‐
teur au XVIe siècle. Universitéet Parlement de Paris àl’époque de la Renaissance et de la Réforme, Paris,
Collège de France, 1992 ; Registre des procès‐verbaux de la facultéde théologie de l’universitéde Paris, 1524‐1533, préf. A. Tuilier, Paris, Aux amateurs de livres, 1990, qui prolonge le Registre des procès‐ verbaux de la faculté de théologie de Paris, t. I : de 1505 à 1523, éd. A. Clerval, Paris, J. Gabalda pour
V. Lecoffre, 1917 – à chaque fois que nous utiliserons le titre abrégé Registre des procès‐verbaux de la
faculté…, nous renverrons par défaut à la partie 1524‐1533, sauf lorsque nous préciserons éd. A. Clerval
pour renvoyer en quelques occasions plus rares à la partie 1505‐1523 ; voir enfin Registre des conclu‐
réponse aux aspirations religieuses de leurs contemporains n’en seraient pas moins pénibles à nos yeux.
Mais surtout, il y a là une occasion de questionner la place de la lecture des textes dans des conflits sociaux de ce type. À vrai dire, intégrer la lecture des juges dans l’étude de la poésie d’une époque nous conduit à resituer l’écriture poétique de façon ambiva‐ lente : d’un côté, en détaillant le protocole de lecture des juges, on reconnaît davantage les points d’accroche et d’emprise des dispositifs de contrôle social de la littérature, dispositifs qui nous apparaissent alors plus concrets, plus ramifiés, plus redoutables ; de l’autre côté, en pensant ce contrôle comme une lecture et le juge comme un lecteur, on laisse ouverte la possibilité que cette lecture produise un échange pacificateur, qu’une certaine compréhension se transmette par l’intermédiaire du texte entre des individus pris dans une relation de pouvoir. Bien entendu, il est difficile de maintenir cette possibilité ouverte quand on étudie la poésie à travers les procès qui lui sont faits ; le domaine de la lecture pacificatrice est en effet un monde où juges et procès n’entrent pas, comme dit à peu près l’inscription apposée sur la porte de l’abbaye de Thélème dans le Gargantua de Rabelais9. Mais en nous interrogeant sur la possibilité que la lecture mène à un acquittement, ainsi que sur la marge d’action offerte à l’auteur pour défendre son texte et en « dépénaliser » la lecture, nous préservons l’hypothèse que la lecture ne se dissolve pas toujours dans les conflits sociaux et qu’elle puisse leur offrir une issue non‐ violente.
Pris dans les troubles religieux de leur société (et notre société aussi n’est‐elle pas troublée à cet égard ?), les hommes du XVIe siècle sont sensibles au rapport contrasté que le personnel judiciaire entretient avec la lecture : par leur instruction, les juges – laïques ou ecclésiastiques – apparaissent porteurs d’un goût de la lecture et du déchiffrage qui les distingue ; mais par leur idéologie et leur position institutionnelle, ils sont amenés à exercer un certain refus de lire qui leur permet d’appliquer les lois sans tergiverser. La martyrologie protestante souligne fortement ce contraste pour expliquer et dénoncer la persécution religieuse telle qu’elle s’exerce sur les circuits d’échanges de livres, comme le fait Jean Crespin en mettant en scène l’arrestation en Avignon d’un libraire étranger, qui
9 Rabelais, Gargantua, chap. 54 : « Inscription mise sus la grande porte de Theleme », dans Œuvres
complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 141‐142 : « Cy
n’entrez pas maschefains practiciens / Clers, basauchiens mangeurs du populaire. / Officiaulx, scribes, et pharisiens, / Juges, anciens, qui les bons parroiciens / Ainsi que chiens mettez au capulaire. […] / Procés et debatz / Peu font cy d’ebatz / Où l’on vient s’esbatre. »
sera condamné à mort pour avoir vendu des Bibles en français. Le récit est centré sur le personnage monstrueux de l’évêque d’Aix, de passage en Avignon où il organise avec d’autres prélats et autorités judiciaires une expédition punitive pour faire massacrer les Vaudois de Mérindol et Cabrières, de façon à régler le contentieux juridique concernant les droits de cette communauté religieuse. Après avoir festoyé, la troupe des prélats et de leurs compagnes se promène dans la ville :
Or comme ils passoyent par la rue des changes, menans les damoiselles, ils s’arresterent à regarder des peintures et pourtraits deshonnestes, avec les dictons de mesme, pour esmouvoir à paillardise. Ils acheterent ces belles images, et s’il y avoit quelque enigme ou chose difficile à entendre és dictons desdites peintures, ils en donnoyent ioyeusement prompte exposition. Or y avoit‐il en ceste place des changes un Libraire estranger, qui avoit exposé en vente des Bibles en Latin et en François : et n’avoit autres livres. Ces prelats le regardans, furent esbahis, et lui dirent, Qui t’a fait si hardi de desployer une telle marchandise ? ne sçais tu pas que tels livres sont de‐ fendus ? Le conteur exacerbe les contrastes pour rendre compte de l’inversion des valeurs que constitue la condamnation par des hommes d’Église d’un libraire dévot : les évêques catholiques consomment de la littérature pornographique et rejettent les textes sacrés dans lesquels ils ne voient qu’une « marchandise » prohibée ; leur réaction légaliste inverse brutalement le sens de l’obscénité. Au‐delà de la hiérarchie paradoxale de ces textes, l’anecdote confronte une pratique joyeuse de l’interprétation et de la lecture partagée autour des emblèmes érotiques, et un refus violent de donner à lire les Écritures au peuple par la traduction en vernaculaire, refus qui correspond, dans la dénonciation protestante, à un refus d’entendre, à un effort acharné de bâillonner la vérité de l’Évangile en procédant à l’exécution arbitraire de tous ceux qui veulent l’annoncer10. Les présupposés moraux de ce passage nous rappellent que, pour les mentalités qui s’affrontent dans le débat religieux de la première modernité, la lecture n’est jamais perçue comme un bien en soi : s’il y a conflit, ce n’est pas exactement entre la censure et la volonté de lire et de faire lire, mais entre deux façons différentes de dessiner le partage entre ce qu’on doit lire et ce qu’on ne doit pas lire – l’interrogatoire du libraire dans la suite de cette page montrera sans surprise qu’il réprouve les livres érotiques11. Cependant, la dynamique des actions dans cet extrait donne envie de dépasser de manière délibéré‐
10 Voir G. Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne, op. cit., p. 14‐17, sur le désir des auteurs dits « évangé‐ liques » de répandre universellement la parole divine et la manière dont ils dénoncent les résistances que la censure ecclésiastique leur oppose.
11 Sur le contraste entre censure du livre religieux et tolérance de la poésie amoureuse, voir infra p. 323‐ 325.
ment anachronique le point de vue des réformés, pour mettre l’accent sur ce qui se brise dans le rapport au livre quand la machine du procès se met en marche : sur cette « place des changes », l’intervention judiciaire interrompt sauvagement le jeu des lectures et l’échange des interprétations ; alors, quand les inculpés demandent à être entendus, quand Marot demande à être lu par son juge, on peut y voir une manière de contester une telle interruption, en ménageant la continuité d’une lecture qui redonne la chance d’une rencontre civilisée.