Apôtres
Le privilège royal accordé à Hugues Salel en 1545 pour sa traduction en vers des dix premiers chants de l’Iliade est considéré par Michèle Clément comme exemplaire d’une transition entre deux périodes, celle des réparations judiciaires obtenues par la génération des rhétoriqueurs au début du siècle et celle de la reconnaissance d’utilité publique dont jouit la génération des humanistes du milieu du siècle20. Autrement dit, le
privilège, qui servait initialement à compenser la concurrence déloyale subie par le poète et parfois reconnue au préalable par les juges, sert désormais à proclamer officiellement que la production poétique de l’auteur est d’intérêt général et qu’elle est soutenue en tant que telle par un souverain éclairé. Si la deuxième fonction prend le pas sur la première, les deux sont néanmoins présentes : ainsi le privilège de 1545 affirme que le travail du traducteur contribue à enrichir la langue nationale à la plus grande satisfaction du pouvoir, tout en dénonçant comme une offense et un dangereux délit le détourne‐ ment commercial de la traduction de l’Iliade publiée contre la volonté de Salel et sans son expertise. Précisons les données de l’affaire avant d’analyser le texte du privilège. Son octroi par la chancellerie confirme une décision antérieure du Parlement de Paris qui, dans un arrêt du 25 octobre 1542, avait fait interdire à la demande de Salel une édition lyonnaise des deux premiers livres de sa traduction, interdiction s’étendant à toute publication qui n’aurait pas obtenu l’aval du poète21. La cour lui donnait en outre le droit de faire saisir les exemplaires contrefaits qu’il pourrait découvrir sur le marché. Les plaintes concernant des éditions fautives parues contre la volonté de l’auteur sont monnaie courante dans les privilèges de l’époque22, au point qu’on a la sensation qu’elle sont une facilité rhétorique permettant d’introduire un argument de nécessité dans la requête du suppliant, mais ici la dénonciation correspond à des faits connus, officialisés par ce premier jugement, qui nomme le libraire lyonnais pris en faute, Pierre de Tours23. Parfois, les éditions dont les droits commerciaux ont été débattus en procès don‐ nent au lecteur une vision complète de leur dossier judiciaire, en ajoutant à la reproduc‐ tion du privilège celle de l’arrêt attribuant la propriété du livre. Le paratexte de l’édition du Mystère des Actes des Apôtres est visuellement impressionnant à cet égard24. Après un titre à rallonge disposé en cul‐de‐lampe, suivi d’une pleine page d’illustration – bois
21 Cette archive a été signalée par Robert Marichal, « La première édition de la traduction de l’Iliade par Hugues Salel », Humanisme et Renaissance, t. I, 1934, p. 156‐160, puis rééditée dans H. Salel,
Œuvres poétiques complètes, éd. H. Kalwies, Genève, Droz, 1987, p. 344‐345. Voir aussi les remarques
de M. Clément dans Privilèges d’auteurs et d’autrices, op. cit., p. 108.
22 Voir la description énergique des abus de la contrefaçon dans le privilège octroyé à François de Billon, secrétaire pontifical à Rome, pour son Fort inexpugnable de l’honneur du sexe Femenin, Paris, Jean d’Allier, 1556 [n. st.], reproduit et commenté ibid., p. 165‐169. 23 Voir ibid, p. 108. L’édition concernée est la suivante : Le Premier et Second Livre de l’Iliade du prince des Poëtes Homere : traduicts par Hugues Salel, Valet de chambre du Roy, Lyon, Pierre de Tours, 1542. 24 Le Premier Volume des catholicques oeuvres et Actes des apostres […]. Avecques plusieurs hystoires en icelluy insérez des gestes des Césars, et les démonstrances des figures de l’Apocalipse […]. Le tout veu et corrigé bien et deuement selon la vraye vérité, et joué par personnages à Paris en l’hostel de Flandres, l’an mil cinq cens XLI, Paris, Arnoul et Charles L’Angelier, 1541.
gravé d’une vision céleste avec le Christ, l’Esprit, et le Pape trônant autour des Écritures au‐dessus de la Vierge glorieuse –, quatre documents sont présentés en recto‐verso, deux par page, à savoir : le premier privilège royal accordé en 1536 à Lyon au marchand de Bourges Guillaume Alabat, les lettres d’entérinement par le prévôt de Paris (1536), puis l’extrait des registres du Parlement du 25 février 1541 (n. st.) maintenant l’exclusivité commerciale au profit d’Alabat et de ses imprimeurs les frères L’Angelier contre les revendications des « maistres et entrepreneurs du mystere des actes des apostres en ceste ville de paris », et enfin la confirmation du privilège royal donnée au marchand Alabat à Fontainebleau le 8 février de la même année, qui témoigne également du litige autour du livre. On comprend que le privilège a été contesté par ceux qui ont produit la mise en scène parisienne du Mystère. Dans son étude sur la Confrérie de la Passion où il reproduit l’arrêt du Parlement, G. Runnalls éclaire le contexte :
Avant de jouer les Actes des Apôtres en 1541, les quatre entrepreneurs avaient projeté d’en imprimer le texte. Cependant, les éditeurs parisiens, les frères L’Angelier, avaient recueilli le privilège de Guillaume Alabat de Bourges, qui en avait publié la première édition en 1536. Les confrères prétendaient que le texte préparé pour eux était différent de celui d’Alabat et cherchaient à le faire imprimer25 […].
Dans cette affaire, la confirmation du privilège par la chancellerie du roi paraît avoir influencé la décision finale des juges du Parlement. La révision du texte comman‐ dée par les entrepreneurs du spectacle était le point à juger. L’amélioration était‐elle suffisante pour constituer une œuvre distincte, régie par de nouveaux droits commer‐ ciaux ? Les magistrats répondent par la négative, de sorte que l’extrait du registre réserve l’impression du Mystère aux L’Angelier et défend à tous les autres imprimeurs de publier le texte « quelque addition qu’ilz y facent ». G. Runnalls précise que le procès a contraint la confrérie de la Passion à s’entendre avec les L’Angelier qui ont pu récupérer et imprimer la version révisée pour la scène parisienne – comme le titre de l’édition le signale. On voit que la justice donne encore raison aux détenteurs de privilèges qui savent faire jouer leurs relations avec l’administration royale, mais que ceux‐ci ne sont pas forcément les auteurs du travail poétique sur le texte.
Quant au texte du privilège royal accordé à L’Iliade de Salel, ses formulations élo‐ quentes produisent le sentiment d’une superposition entre la voix du poète offensé demandant réparation et celle du roi indigné qui lui accorde sa protection :
aucuns libraires et imprimeurs, plus avaricieux que sçavans, ayant trouvé moyen de recouvrer des doubles, ou copies d’aucuns livres de l’Iliade d’Homère, Prince des poètes Grecs, que nous luy [= Salel] avons par cy devant commandé traduire et mettre en vers François, se sont ingérez de les imprimer, ou faire imprimer, et expo‐ ser en vente avec une infinité de faultes et changemens de dictions, qui alterent le sens des sentences contre l’intention de l’Autheur et la diligence du Translateur le‐ quel n’en peult recevoir si non une dereputation et calumnie par l’ignorance, temeri‐ té et negligence d’aultruy. Nous à ceste cause, voulans obvier, et pourveoir à telles folles, et vaines entreprinses desdictz libraires, et imprimeurs : à ce que par eulx la dignité de l’Autheur ne soit en aucun endroit prophanée : ne aussy le labeur dudict Translateur mal recogneu, au prejudice de l’utilité, richesse, et decoration que nostre langue Françoise reçoit aujourd’huy, par ceste traduction, de laquelle nous ont ja esté presentez les neuf premiers livres : dont la lecture nous a este si agreable, et nous a tant delecté que nous desirons singulierement les continuation et parachevement de l’œuvre. À iceluy Salel, avons par ces presentes permis et octroyé26… De manière frappante, Salel n’apparaît pas comme la seule victime de la concur‐ rence éditoriale : avant le traducteur, c’est « l’Autheur », le grand Homère lui‐même, qui courrait le risque de voir son « intention » trahie et sa « dignité […] profanée » par les éditions pirates ; le détournement du texte homérique apparaît ici comme un sacrilège, et le traducteur royal se trouve ainsi désigné comme un gardien du temple de la poésie grecque. La comparaison de l’arrêt et du privilège montre deux façons complémentaires de dénoncer le préjudice subi. Alors que le privilège met l’accent sur les erreurs de traduction (« faultes et changemens de dictions, qui alterent le sens des sentences »), l’arrêt de 1542 se concentre sur le fait que la publication prématurée empêche le poète de répondre à la commande du roi en achevant sa traduction de l’épopée :
il auroit ja faict les deux premiers livres et iceulx presentez audict seigneur, lequel apres les avoir veuz luy auroit commandé continuer et parachever et ne communi‐ quer, ne faire imprimer ladite traduction qu’elle ne fust parfaicte et sans son com‐ mandement27 […].
La diffusion précoce du texte dans une version partielle semble avoir troublé la patiente lecture qui se mettait en place chaque fois que Salel présentait au roi son manuscrit pour lui permettre de suivre l’avancée de l’écriture. Elle menace aussi de gâcher l’événement éditorial que doit constituer la parution d’une Iliade complète traduite en français par le « Valet de chambre du Roi », démonstration éclatante de la
26 Privilège daté de Fontainebleau, 18 janvier 1545 (n. st.), signé « Par le Roy. Monseigneur le Duc d’Orléans present. De L’Aubespine », dans Les Dix Premiers Livres de l’Iliade d’Homère, Prince des
poetes : Traduictz en vers François, par M. Hugues Salel, de la chambre du Roy, et Abbé de Saint Cheron,
Paris, Jehan Loys pour Vincent Sertenas, 1545, p. IV. Reproduit dans Privilèges d’auteurs et d’autrices,
op. cit., p. 106‐107.
27 Arch. nat. X2A 93, édité par R. Marichal, « La première édition… », art. cité, p. 158, et reproduit chez H. Salel, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 344‐345.
politique culturelle royale : réduit à ses deux premiers chants, privé de la mise en scène d’un paratexte éloquent montrant l’alliance du souverain et de l’humaniste, le livre perd de son aspect monumental. Ce souci de contrôler le temps de la « communication » (le verbe « communiquer » est employé dans l’extrait de l’arrêt) ne va pas sans un désir de maîtrise formelle, puisque ce sont bien les hésitations et les corrections ponctuelles qui demandent du temps au traducteur.
Les données du contentieux sont résumées dans le bref poème post‐liminaire « Aux lecteurs » placé juste avant l’erratum de l’édition 1545 : Le Translateur (O Galliques espritz) Vouloit celer ceste Traduction, Iusques à tant que l’ouvrage entrepris Fust mys au poinct de la Perfection : Sans l’Avarice et la Presumption D’ung Lionnois, qui contre le devoir, Vous en a faict desia deux livres voir Tous despouillez de leur grace premiere28.
Dans l’allusion polémique au concurrent, on retrouve l’idée humaniste que les érudits doivent se consacrer à des travaux de longue haleine, plutôt que de se disperser dans des « coups » éditoriaux immédiats. Or, l’énoncé du privilège alourdit la condamna‐ tion des éditeurs hâtifs en montrant du doigt leurs maladresses coupables et les graves conséquences qu’elles pourraient avoir pour le « Translateur », « lequel n’en peult recevoir si non une dereputation et calumnie », voyant ainsi son « labeur… mal reco‐ gneu ». En comparaison de l’arrêt du Parlement, le privilège n’évoque plus seulement le respect d’un projet de publication coordonné par le roi, mais le respect de la personne même de l’humaniste, dont l’honneur se trouverait engagé dans l’entreprise. Le durcis‐ sement des termes peut paraître bien sévère au regard de l’édition qui est à l’origine de ces plaintes, à en juger par les textes et les analyses fournis par R. Marichal. Sans être autorisée, cette édition a pourtant bien été révisée avant d’être mise sous presse, comme le précise son imprimeur29, sans doute par l’humaniste lyonnais Barthélemy Aneau qui signe certains des poèmes liminaires. En confrontant les éditions de 1542 et 1545 au
28 Les Dix premiers livres de l’Iliade…, op. cit., p. CCCLI.
29
Voir la lettre‐dédicace de Pierre de Tours « À Tressaige, et tressçavante Dame, madame de Laval, en Daulphiné », cité par R. Marichal, « « La première édition… », art. cité, p. 159 : « Ayant ces jours, (madame) par le moyen de mes amys, recouvré la coppie de la traduction en vers du premier et second de l’Iliade d’Homere, j’ay prins peine de la faire reveoir par gents sçavants et conférer avec aultres coppies a cause de l’absence de l’autheur, l’un des grands Poetes françois renommé de ce temps. » Voir G. Berthon, « L’Intention du Poëte », thèse citée, p. 489‐490.
regard d’un manuscrit antérieur d’Hugues Salel, Marichal trouve que les deux présentent des variantes communes, au point qu’on peut se demander si Salel ne s’est pas inspiré de certaines des corrections introduites par ses concurrents en mettant au point sa version finale30. Enfin, les poèmes liminaires de l’édition non‐autorisée sont « à la louange du traducteur », selon le titre de la première épigramme31 : si le livre sorti des presses lyonnaises porte atteinte à la réputation de Salel, c’est bien à son corps défendant.