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Chapitre 3. L’usage de psychotropes (drogues)

3.2 L’usage de psychotropes

3.2.3 Usage multiple mais toujours social et fonctionnel

3.2.3.1 L’usage de psychotropes comme pratique psychosociale

Historiquement, quelles que soient ses fonctions, le recours aux psychotropes s’organisait sous forme de pratiques sociales encadrées, construites entre prescriptions et apprentissages sociaux, jalons temporels et interdits (Rosenzweig, 1998 ; Nahoum-Grappe, 2010 ; Becker, 1985). Aujourd’hui, les drogues conservent leurs fonctions, rituelle (plus sociale que religieuse), thérapeutique et hédonique, mais leurs consommations se sont transformées de manière critique (Couteron dans Morel et coll. 2015, p.13). Loin d’améliorer les régulations sociales, l’alliance entre la pharmacochimie moderne, la logique industrielle, le capitalisme financier (licite ou mafieux) et le développement de l’individualisme a complexifié la problématique du recours aux substances psychoactives. Les pratiques restent inscrites dans des groupes culturels et sociaux mais plus segmentés, parfois cachés ou illégaux, et avec des produits plus puissants, des fonctions beaucoup plus individualisées, plus articulées au cycle hebdomadaire travail/repos (Couteron dans Morel et coll., 2015, p.14). Encouragées par la rationalisation des conduites humaines, de nouvelles configurations de la pathologie et de la souffrance psychique (Kaës, 2012) et par un marketing ciblé, les polyconsommations de produits spécialisés se substituent à la polyvalence des drogues naturelles et l’automédication se substitue à la vitalité des rapports sociaux (Melmann, 2005 ; Bauman, 2006 ; Kaës, 2012). Pour René Kaës (2012)

« La manière dont les différents ordres de la réalité : politique, économique, social, culturel, juridique, s’organisent et se disloquent, affecte la vie psychique elle-même, des sujets et des groupes sociaux. » (p.30).

Les normes contemporaines de l’autonomie, de la vitesse et de l’excès, notamment, contribuent au développement d’une dynamique de recours aux psychotropes qu’Ehrenberg appelle la « technologie de soi » (1991). L’industrie pharmacochimique produit des médicaments psychotropes comme instruments chimiques banalisés pour tous les individus et les activités humaines : sensorielles, cognitives, émotionnelles, physiques, sociales, spirituelles, etc. (Zarifian, 1996a, 1996b ; Hautefeuille, 2008a et 2009 ; Saint-Onge, 2005 ; Saint-Germain, 2005). Pour Kaës (2012), cette transformation technologique, parmi d’autres mutations du soi, signerait un changement de paradigme de l’humanité.

« Nous sommes en train de vivre un ébranlement qui atteint plus radicalement notre possibilité d’être au monde avec les autres et notre capacité d’exister pour notre

propre fin ; cet ébranlement interroge les dimensions écologiques et anthropologiques de ces mutations. L’être défaille avec ce qui le soutient » (p.).

Aux côtés des ses propres constats, et de ceux d’Ehrenberg, Kaës cite aussi Zalztman qui affirme que désormais « Notre époque doit penser l’inclusion de l’inhumain dans l’humain » (Zalztman, 2007 dans Kaës, 2012).

Au cœur de ces évolutions, comme dans l’histoire, le recours à l’alcool, au tabac, aux médicaments, etc., demeure une pratique complexe basée sur des représentations sociales, des fonctions pour l’usager, des satisfactions dans une situation donnée, le regard qu’autrui porte sur lui (sur ses consommations et non-consommations, sur son attitude sous l’effet des produits) et du système de pouvoir et de domination dans lequel il est pris (Becker, 1985). Pour Sylvie Fainzang, au sujet des usages de médicaments psychotropes, par exemple, « La particularité des représentations des médicaments psychotropes fait que leurs usages est très souvent dissimulé, bien plus encore que pour les autres types de médicaments » (Fainzang, 2001). Cette complexité, partagée pour l’ensemble des drogues, entraîne une grande variabilité des usages, pour un même individu et entre les individus. Mais des travaux en sociologie et en psychologie, montrent que cette variabilité n’est dénuée ni de sens, ni d’intelligibilité. Toute utilisation de psychotrope, quand elle est qualifiée du point de vue des usagers et de la situation, apparaît comme se distribuant sur une série de pratiques types, en fonction de ses modalités (culturelles, sociales, techniques, etc.) et de ses finalités.

3.3.3.2 L’usage de psychotropes comme pratique fonctionnelle

En 1995, le sociologue Alain Ehrenberg propose de retenir trois types de pratique qui peuvent s’investir avec n’importe quelle substance psychoactive (licite et illicite) (Ehrenberg, 1995) :

 Le trou noir (le shoot)  La sociabilité

 Le dopage (un joint avant l’école, un « fix » avant le travail)

L’intérêt du travail d’Ehrenberg est de synthétiser la largeur de champ, parfois la radicalité (le « trou noir »), des utilisations et du sens des substances psychoactives. Associée à cette catégorisation, l’analyse d’Ehrenberg montre que, du point de vue de la santé, de la

types d’usages n’a, en soi, plus de sens qu’un autre. Tout dépend du contexte. Leurs intérêts sont plurivoques (en fonction de qui évalue, selon quels critères, dans quel contexte, etc.). Le dopage par exemple, peut être entendu comme une pratique interdite et immorale (du point de vue des règles internationales du sport) ou comme une pratique d’adaptation et de fiabilité, une pratique d’optimisation des capacités et des résultats, etc. Pour Alain Ehrenberg, comme pour d’autres chercheurs et cliniciens, les valeurs réelles de ces pratiques sociales doivent se comprendre en situation. Elles se nourrissent du sens donné par les sujets et l’entourage (sens parfois en tension).

En complément des travaux d’Ehrenberg, nous retenons aussi la typologie des utilisations de psychotropes en lien avec les activités sportives, proposée par le sociologue Sylvain Aquatias (2003). Même si elle est construite du point de vue du sport et des sportifs, cette classification complète celle d’Ehrenberg. Elle déplie et caractérise plus finement ses catégories : le dopage, mais aussi la sociabilité et le trou noir. L’intérêt des travaux d’Aquatias, généralisables à toutes situations, est d’étudier la relation entre le (s) produit (s) psychoactif (s) utilisé (s), les effets recherchés et la situation vécue et les tensions qui leur sont inhérentes. Sur cette perspective, il définit quatre catégories d’usage (2003) :

 Le confort  La résistance  La performance  L’addiction

Comme Ehrenberg, Aquatias, insiste sur le fait que la rationalisation est essentielle dans la compréhension du recours à la pharmacochimie, en lien ici avec le travail sportif (amateur ou professionnel). Il montre que les fonctions des psychotropes (se soulager, se soutenir, se détendre, éviter le manque) (Reynaud, 2002) peuvent être instrumentalisées dans une démarche rationnelle et responsable (confort, résistance, performance), tout en étant qualifiée de déviance (le dopage, l’addiction). Christophe Brissonneau et Karine Bui-Xuan-Picchedda (2005), respectivement sociologue et psychologue, développent cette rationalité en montrant que l’initiation et l’acceptation du dopage sportif s’effectuent dans « une double logique de justifications et d’action » (Brissonneau et Bui-Xuan-Picchedda, 2005, p.61). Dans cette recherche, les sportifs rencontrés rationalisent leurs consommations de psychotropes, licites et illicites, en expliquant qu’ils n’ont pas d’autre solution et qu’ils font leurs choix

« Je suis comme tout le monde : à la fin du mois il faut que je fasse bouillir la marmite, hein. Alors j’ai fixé mes limites. J’ai dit : ça non, ça oui, ça non, ça oui. » (Brissonneau et Bui-Xuan-Picchedda, 2005, p.65).

Dans les deux recherches (Aquatias et Brissonneau et Bui-Xuan-Picchedda), il est important de repérer que les usages de drogues, et les rationalisations qu’ils mobilisent, sont des dynamiques individuelles et sociales. Le dopage, au sens légal, est défini comme la survenue d’une ou plusieurs violations de la règle antidopage (Kayser, 2010). Il s’agit d’un acte délictueux, juridiquement pensé en terme d’activité et de responsabilité individuelles. Le développement du dopage sportif professionnel, l’innovation continue des produits et des stratégies collectives du secret et du masquage, interroge autant la rationalité individuelle que les conditions sociales, organisationnelles et économiques qui déclenchent la déviance individuelle et la prolongent (Karl-Heinrich et al, 2005). Nous reviendrons sur cette dynamique et son essor dans le monde professionnel « classique » dans notre étude et notre discussion.