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Chapitre 2. Analyse de la revue de littérature

2.1 Le système de normes du travail contemporain

2.1.3 Le système de prévention des risques et de santé au travail

2.1.3.1 Un principe juridique : adaptation du travail et préservation de soi

En France, le droit à la santé au travail se développe sous l’impulsion du droit communautaire. A l’échelle des instances européennes, les comparaisons scientifiques internationales permettent de constater que les risques et les dommages professionnels ne sont pas des fatalités et qu’il existe des organisations du travail plus respectueuses de l’intégrité des personnes que d’autres (Omnès, 2011). Pour l’Union Européenne, à la fin des années 80, la conclusion est que la prévention est d’abord un choix et qu’il ne doit pas échapper pas au devoir de direction des employeurs. L’historienne Catherine Omnès (2011) souligne l’importance politique donnée à cette question du choix par les instances européennes : « non seulement un choix organisationnel, mais au-delà un choix éthique ou humaniste, dans la mesure où l’enjeu est ici de définir la place de l’homme dans le système productif ». Pour opérationnaliser ses constats et l’importance des enjeux, l’Union Européenne formalise « l’obligation de santé et de sécurité des salariés sur le lieu de travail par l'employeur » dans la directive-cadre 89/391/CEE de 1989. Le sens de la loi est de promouvoir une approche globale de la santé au travail (Omnès, 2011). Cette directive est adoptée dans la lignée de l’Observatoire internationale du travail (OIT) qui soutient aussi qu’il s’agit d’« adapter le

89/391/CEE, la France se dote de plusieurs dispositions relatives à la protection de la santé et de la prévention des risques. Le principe général de prévention de l’Europe est inscrit au Code du travail dans les articles qui se dénomment aujourd’hui les : L.4121-1 et L.4121-2.

Article L.4121-1: Le chef d’établissement prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé « physique et mentale » des travailleurs de l’établissement.  Article L.4121-2: Le chef d’établissement met en œuvre les mesures nécessaires pour :

1 - Éviter les risques

2 - Évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités 3 - Combattre les risques à la source

4 - Adapter le travail à l’homme (…)

5 - Tenir compte de l’état d’évolution de la technique

6 - Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou ce qui l’est moins 7 - Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants (…)

8 - Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle

9 - Donner les instructions appropriées aux travailleurs

L’article L.4121-1 fixe l’obligation générale de sécurité. Elle est le corollaire du pouvoir de direction de l’employeur (octroyée par le contrat de travail ou le statut d’agent de la fonction publique) avec obligation d’exercer leur pouvoir disciplinaire en vertu de cette autorité. Les mesures dictées par l’article L.4121-2 reprennent le sens profond de la directive-cadre 89/391/CEE. L’employeur doit organiser et garantir des situations de travail respectueuses de l’intégrité physique et mentale des travailleurs, du point de vue des personnes elles-mêmes. Il doit adapter le travail à l’homme. Pour le magistrat, l’important est la traduction en actes, à l’intérieur de l’entreprise, de l’esprit ces orientations légales (Brunet et coll., 2005). L’employeur a l’obligation de rechercher le sens de la règle, de le rendre pratique, inscrit dans le quotidien, intégré à l’ensemble du système gestionnaire existant (analyse du travail, organisation, communication, règles, contrôles, sanctions, etc.). Une étude clinique de Brunet et ses collaborateurs, auprès d’une dizaine de petites et moyennes entreprises de l’industrie et de l’agriculture, montrent que quand les dirigeants s’approprient l’esprit de la loi, ils font face

à beaucoup moins de confrontation judiciaire (Brunet et coll., 2005). Les salariés et les employeurs n’éprouvent pas le besoin de se référer au magistrat, leur dialogue ouvert construit les compromis. De manière générale, en matière de qualité des relations sociales, le magistrat Didier Peyrat (2003) souligne que ce ne sont pas : « les incriminations légales assorties de sanctions qui conditionnent la possibilité d’interactions pacifiques entre les individus mais l’existence d’un climat de confiance préalable dans l’espace public. » Les travaux sur la santé au travail et l’histoire contemporaine de la prévention des risques dans les organisations montrent que nous sommes loin de la « confiance » et des « interactions pacifiques » promues par l’esprit de la loi. La santé et la sécurité sont généralement des enjeux conflictuels (ouverts ou refoulés) dans les établissements professionnels, peu de dirigeants se réfèrent à la primauté de l’esprit de la loi dans la conduite de leurs activités (Dejours, 2012 ; Omnès et Pitty, 2009 ; Almaberti, 1996). Mais les salariés ne font pas que subir, ils sont parties-prenantes de cette situation. Ils participent à l’opacité des risques et au déficit de dialogue en banalisant les contraintes et en masquant leurs prises de risque, soit pour entretenir une identité professionnelle, soit par nécessité économique (Omnès, 2011 ; Dejours, Cru). Ce constat préoccupant procède de deux grands processus sous-jacents : les modalités univoques de définition des risques et leur individualisation :

1/ La définition des risques professionnels est un objet de pouvoir, de confrontation et de négociation entre les syndicats et la direction (Peretti-Watel, 2003). Ce sont les employeurs qui jugent si une situation de travail est acceptable ou non. La reconnaissance d’un risque dépend de leur propre perception, des enjeux éthiques, sociaux, financiers, politiques, etc., qu’ils retiennent comme prioritaires (Kouabenan, 1981). Pour Fischhoff et ses collaborateurs, cet arbitrage définit le « risque acceptable » (Fischhoff et coll., 1981). De leurs côtés, les salariés acceptent aussi de peser les avantages et les inconvénients des nuisances du travail. Cette balance passe par la négociation, plus ou moins officielle, d’une rétribution compensatoire (primes de risque, congés compensatoires, carrière dans l’entreprise, marges de manœuvre au poste de travail, etc.) (Omnès, 2011).

2/ La prévention est dominée par la recherche de facteurs de risque individuels (Peretti-Watel, 2003). L’individu reste l’unité d’analyse et de correction privilégiée. Il est mis au centre, non pas de la recherche des tensions propres au travail et de sa régulation, mais de la prescription, des incidents et de « la toile des causes » (Peretti-Watel, 2003). L’organisation du travail est

Compte-tenu de la situation générale de l’emploi, les écarts entre la loi et la prévention effective, entre la rhétorique et le réel, se creusent. L’adaptation du travail à l’homme, telle qu’inscrite dans le droit, n’est une priorité ni pour les employeurs privés ni pour les fonctions publiques, hospitalières et territoriales, ni pour les agents eux-mêmes.

2.1.3.2 Un principe de fait : adaptation de soi et préservation des normes

En 2002, dans le cadre de l’application de la directive-cadre 89/391/CEE, les services médicaux du travail (SMT) sont refondés en services de santé au travail (SST) tenus d’être pluridisciplinaires (LOI n° 2002-73 du 17 janvier 2002). Cette évolution tient compte des effets sur l’action du surdéveloppement de la gestion et des sciences médicales aux dépends des approches compréhensives du travail. L’ambition n’est pas une simple modification de dénomination et d’acteurs. Dans l’esprit du droit européen, la pluridisciplinarité est une transformation des cadres théoriques. Pour améliorer l’intervention des services médicaux du travail, il faut proposer d’autres conceptions du travail, de la santé et de la prévention et les articuler aux approches traditionnelles (médico-légales et gestionnaires). Avec la loi, cette réforme des références et des pratiques n’est plus un vœu, c’est une obligation.

Dans les faits, l’organisation des services se rénove mais plus lentement que les deux lois dédiées (LOI n° 2002-73 du 17 janvier 2002 et LOI n° 2011-867 du 20 juillet 2011) le réclament. Les équipes sont aujourd’hui pluridisciplinaires, avec une équipe de direction, des médecins et infirmiers du travail et des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) qui peuvent être des ergonomes, des psychologues ou des psychosociologues du travail et des techniciens et ingénieurs Hygiène, sécurité et environnement (HSE). Le constat est que cette rénovation organisationnelle rime encore peu avec ce que Billiard et la psychologie du travail, appellent les « principes novateurs » de la centralité du travail (Billiard, 2011). Les équipes sont profondément remodelées mais leur travail demeure soumis à un système de décision médico-légal et gestionnaire : d’une part à l’autorité du médecin du travail (qui conserve cette prérogative) et d’autre part à une direction, et à une logique concurrentielle arbitrée par les employeurs/clients. La réforme juridique et administrative de la santé au travail n’est pas synonyme d’une refondation des modèles théoriques et pratiques des médecins. Dans les faits, les médecins du travail s’inscrivent toujours dans le cadre de ce

que Philippe Davezies appelait en 1996 (avant la transcription en droit français de la directive-cadre 89/391/CEE) une « médecine du travail experte » basée sur :

 La déontologie médicale

 Un savoir sur les relations entre facteurs de risque et effets sur la santé (et une obscurité sur les critères de validation des sciences expérimentales)

 La transmission aux salariés de l’information sur les risques du travail.  Le diagnostic de maladies professionnelles et l’organisation de la réparation  L’avis d’aptitude

 La mise en œuvre de la prévention primaire, au cœur de la vie des entreprises (Davezies, 1996)

Aujourd’hui dans les services de santé au travail (SST) la persistance de la domination des références, plus ou moins explicites, à l’épidémiologie, au droit et à la gestion (Fernandez, 2009 ; Clot et Davezies ; Althaus, 2014) rencontre celle décrite à l’intérieur des entreprises privées et publiques. La force de cette problématisation traditionnelle est d’être dominante sur tous les fronts. Elle l’est dans la formation initiale des médecins, dans la littérature juridique et managériale et dans une dynamique sociétale de médicalisation des questions sociales (voire paragraphe x, p.x). La philosophe de la médecine Céline Lefève analyse l’inertie médicale sur le sujet en ces termes : « Aux confins du savoir et du pouvoir, le codage médical de la souffrance et, en particulier, de la souffrance psychique en termes pathologiques participe déjà au déni des conditions sociales qui peuvent être à l’origine de cette souffrance » (Lefève, 2006, p.33). Au cœur des SST pluridisciplinaires, comme partout (voir notre partie « comprendre le travail »), les notions de travail et de santé sont polysémiques. Elles portent un sens différent selon les interlocuteurs, leurs cadres théoriques (psychologie du travail, ergonomie, HSE, médecine, etc.) et leurs activités. Mais cette complexité est masquée par une autorité médico-légale et une rhétorique qui entretiennent l’illusion d’une signification partagée par tous (Billiard, 2011 ; Fernandez, 2009). Cette illusion suscite de nombreux questionnements dans la littérature scientifique clinique (Dejours, 2009, 2012, 2015 ; Clot & Davezies, 2011; Lhuilier, 2009 ; Clot et Lhuilier, 2015). Dejours observe que « L’épidémiologie organise et donne à voir des risques organisés, limités, cohérents. (Alors que) la réalité est paradoxale, ambivalente » (Dejours, 2006). Le centre de gravité de l’analyse et des actions demeure du côté des opérateurs aux dépends du travail et de son organisation.