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Chapitre 3. L’usage de psychotropes (drogues)

3.2 L’usage de psychotropes

3.2.2 Les effets et les fonctions des psychotropes

3.2.2.1 Les effets de base

Nous l’avons vu, dans toutes les sociétés et toutes les époques, les femmes et les hommes recourent aux drogues (alcool, tabac, médicaments ou coca, etc., en fonction des cultures), parce qu’ils en tirent de nombreux effets bénéfiques (émotionnels, cognitifs, physiques, sociaux, politiques, etc.). Connaître les pouvoirs pharmacologiques des alcaloïdes est une clef de connaissance et de compréhension de leurs utilisations. Dans le cadre de la médecine moderne, la caractérisation de ces effets (par définition complexes et mouvants) a d’abord été pensée du côté des produits, dans une approche strictement biomédicale. Ce n’est que plus récemment que les effets pharmacochimiques ont été d’avantage définis du côté du sujet consommateur, avec l’appui des sciences humaines et sociales. Parmi les différentes catégorisations des effets des substances psychoactives, existantes, nous retenons ici les deux classements de référence qui nous semblent les plus intéressants pour la suite de nos travaux : celui de Jean Delay et Pierre Denicker, le plus ancien mais aussi, d’après Morel et coll. (2015), celui qui « reste la plus pertinente et la plus compréhensible » (p.30) et le plus enseigné en addictologie, et celui de Michel Reynaud, qui nous semble le plus opérant pour notre approche compréhensive.

En 1957, dans une approche pharmaco-clinique basée sur des critères biologiques et comportementaux observables, Delay et Denicker (dans Morel et coll. 2015, p.30), deux psychiatres français, proposent une classification des psychotropes selon leur activité majeure sur le système nerveux central :

1. Certains produits ont une action principalement sédative. Ils diminuent l’activité du système nerveux central. Ce sont des dépresseurs. C’est le cas de l’alcool, des opiacés (opium, morphine, héroïne), des tranquillisants (benzodiazépines et autres), des neuroleptiques et des anesthésiants.

2. D’autres substances augmentent l’activité du cerveau. Ce sont les stimulants. C’est le cas de la cocaïne et de ses dérivés, des amphétamines, des antidépresseurs, de la nicotine et de la caféine. Ces produits diminuent la sensation de faim et de fatigue et donnent l’impression d’un gain d’énergie et de capacités.

3. D’autres molécules perturbent principalement les fonctions perceptives du cerveau. Ce sont les perturbateurs. C’est le cas du cannabis et de ses dérivés, des hallucinogènes (du LSD aux champignons hallucinogènes).

Cette catégorisation associe étroitement un type d’action sur le système nerveux central par produit, et les clive. Elle donne au produit l’identité de son effet principal, observé statistiquement comme tel (dépresseur, stimulant ou perturbateur), pas celle du vécu réel. Cette identité masque l’ambivalence des produits, le fait que, pour une même molécule, les actions sont fluctuantes, étroitement liées à la dose, aux modalités d’usage (et aux interactions éventuelles avec d’autres substances) et aussi aux « expectations » des usagers (Boscher et Cerclé, 2004). Boscher et Cerclé (2004), chercheurs en psychologie sociale, montrent que, plus que les effets pharmacologiques, ce sont les besoins, les attentes et les croyances en ces effets (les expectations) qui guident les comportements, avant, pendant et sous l’effet des produits. Aujourd’hui le cas du cannabis est représentatif de l’écart entre son identité de « perturbateur » du système nerveux central, dans la catégorisation de Delay et Denicker, et dans les représentations (Beck et Peretti-Watel, 2011), et la multiplicité de ses effets tels que décrits dans les travaux en sciences humaines et sociales (Rosenzweig, 1998 ; Peele, 1998 ; Beck, 2010 ; TREND, 2010). Utilisée à la lettre sans interroger l’usager et la situation, l’identité donnée à un produit par cette typologie peut être erronée et produire des erreurs d’interprétation, préjudiciables pour la compréhension de la situation, et parfois pour le

En 2002, Michel Reynaud, psychiatre et addictologue, mobilise les sciences humaines avec la neurobiologie, et déplace l’analyse du côté des effets observés et ressentis. Il propose une classification davantage centrée sur le vécu, complexe et variable, des usagers. Il repère cinq effets psycho-physiologiques liés aux drogues, les principales que nous avons présentées mais aussi les centaines d’autres molécules psychoactives disponibles en pharmacie, sur internet ou dans « la rue ». C’est cinq effets de base sont les suivants :

 L'euphorie  L'excitation  La sédation  L'ivresse

 Les hallucinations

Dans cette typologie, Reynaud observe que plusieurs types d’effets, parfois antagonistes, peuvent être déclenchés par un même alcaloïde. Tout en ayant une action principale sur le cerveau, un produit peut agir de manière plurivoque, en fonction du consommateur, du contexte, de son association avec d’autres molécules, etc. L’alcool, par exemple, est réputé pour la multiplicité de ses effets (Fillaut et coll., 1999).

3.2.2.2 Les fonctions des consommations

La référence au pouvoir neurochimique ou à leurs conséquences neurophysiologiques ne suffit pas pour définir les consommations de produits psychotropes (Ehrenberg, 1991, 1995, 1998, 1999 ; Rosenzweig, 1998 ; Peele, 1983 ; Therrien, 2006). L’explication par les caractéristiques internes du consommateur ne le permet pas davantage (Morel et coll., 2015). Les usages de substances psychoactives dépendent pour une part essentielle du contenu des transactions opérées entre le sujet et son environnement. Corrélée aux effets physiologiques ressentis, toute consommation de drogue est initiée et entretenue par les croyances et attentes que les sujets ont vis-à-vis de chacune de ces substances (Boscher et Cerclé, 2004). Qu'elle soit stimulante, sédative, euphorisante, hallucinogène, les individus consomment chaque molécule psychotrope pour les bénéfices qu'elles leur apportent. Quelle que soit la nature du produit, les effets ressentis et attendus sont toujours à l’origine des consommations et des fonctions individuelles et sociales évolutives qu’elles prennent (Bergeron, 1996 ;

Nahoum-Grappe, 2010 ; Hautefeuille, 2008a, 2009). L’histoire des drogues, telle que présentée précédemment, montre la permanence et la récurrence de leur utilisation. Elle montre aussi combien elles sont liées à leur polyvalence. Dans une perspective clinique, Reynaud (2002) montre qu’elles sont aussi liées à la variété, et aux plus-values, de leurs fonctionnalités. Il observe que, dans toutes les sociétés, les femmes et les hommes consomment des psychotropes pour :

 Favoriser la communication : utilisation des effets anxiolytiques, désinhibants, antidépresseurs.

 Soulager, oublier, les souffrances (physiques ou psychiques) : utilisation des effets antalgiques, sédatifs, anesthésiants, anxiolytique.

 Soutenir leur énergie : utilisation des effets antidépresseurs, excitants, euphorisants.  Stimuler leurs perceptions : utilisation des effets excitants, hallucinatoires,

euphorisants.

 S’adapter à un environnement : utilisation des effets anxiolytiques, excitants, désinhibants, antalgiques.

 Se détendre : utilisation des effets anxiolytiques, sédatifs, euphorisants.  Éviter les syndromes de manque (en cas de dépendance physique).

Dans ses travaux, Reynaud (2002) montre aussi que les fonctions répertoriées peuvent être poursuivies en différentes situations et parfois aussi, simultanément. Cette typologie illustre aussi combien les usages de psychotropes ne sont pas tous culturels, festifs ou conviviaux. Nombre de leurs fonctions traduisent l’effort des sujets pour faire face à des tensions psychologiques, physiques ou sociales (soulager, soutenir, se détendre, éviter le manque). Ce constat rejoint les observations conduites en anthropologie et en sociologie, qui soulignent la polyfonctionnalité des drogues et leurs valeurs ressources tant pour les individus que pour les groupes sociaux. En toute société et toute époque, les drogues ont toujours rempli trois fonctions globales, différenciées et complémentaires : une fonction rituelle (spirituelle et sociale), une fonction thérapeutique, et une fonction hédonique.