• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. L’activité de travail

1.2 L’analyse du travail

L’histoire de l’analyse du travail montre qu’elle est traversée de nombreux niveaux d’objectivation : la mesure de la tâche, du temps, de la production, des moyens matériels mobilisés, l’hygiène des travailleurs, l’usure du corps, la relation entre l’individu et sa tâche, la relation entre l’individu et l’organisation, les processus subjectifs et collectifs, l’activité, etc. (Vallery et Amalberti (dir.), 2006). Ces différents niveaux coexistent mais chaque période, largement influencée par la demande sociale et les équilibres des pouvoirs (politiques, économiques, scientifiques, etc.), en privilégie souvent un plutôt que l’autre (Leplat, 1993). Dans son histoire de la psychopathologie du travail, Isabelle Billiard (2011) montre l’existence de liens directs entre niveaux d’objectivation et cadres théoriques dominants. Elle note que depuis l’avènement du taylorisme, les questions de base « Qu’est-ce que le travail, qu’est-ce qui fait le sens du travail ? (…) a fait surface à plusieurs reprises pour être rapidement abandonnée ou traduite en d’autres termes. ». Billiard (2011) constate de manière critique que cette interrogation, pourtant fondamentale

« est aujourd’hui remplacée par la mise en avant de risques, de dommages, de plaintes, de la productivité et du chômage, à travers les préoccupations contemporaines qu’ont été la fatigue chronique, la productivité, le chômage, le stress,

l’absentéisme, les arrêts maladie, les maladies professionnelles, la souffrance au travail, la vulnérabilité, les troubles du comportement. »

Selon cette auteure, traiter la question des risques et des dommages plutôt que celle du travail et de son sens, produit des connaissances et des actions d’ordres extrêmement différents. Il ne s’agit plus d’interroger ce que font les travailleurs et comment ils le vivent, mais ce qu’ils sont sensés faire et ce qui se passe mal du point de vue de normes de travail (objectifs, règles, comportements, santé, etc.). Il s’agit ici moins d’analyse du travail que de « déni » du travail (Lhuillier, 2010 ; Lhuillier et Litim, 2009 ; Collard, 2012) et de contrôle de conformité (Gaulejac, 2005, 2006).

Pour Daniellou (dir.1996) l’analyse du travail ne peut être rabattue du seul coté de l’observation des caractéristiques du sujet travaillant et de ses activités, quand bien même la description serait longue et rigoureuse. Elle a pour vocation d’identifier et d’interpréter les « déterminants qui agissent et interagissent sur l’homme au travail, sur l’activité mise en œuvre pour réaliser les tâches » dans une double visée de connaissance et de transformation. L’analyse ne constitue pas un simple relevé d’informations mais un vecteur de sens et de remaniements. Elle sert conjointement « la nécessité de comprendre mais aussi d’aménager le travail. » (Daniellou (dir.), 1996). Cette perspective n’est pas anodine, elle pose l’analyse comme un saut qualitatif par rapport aux faits bruts et place l’analyste au cœur de ce travail. Daniellou (dir.1996) souligne que, dans cette logique, les interactions et les effets multiples entre l’analyste, ses méthodes et les travailleurs qui participent à l’intervention, doivent nécessairement être interrogés. Nous y reviendrons.

Brangier et ses collaborateurs (Brangier, Lancry et Louche, 2004) observent pour leur part que l’analyse du travail peut être centrée d’avantage sur la connaissance de l’activité de travail (visée épistémique) ou sur la transformation de cette activité dans l’étude qui en est faite (visée pratique et épistémique). Pour chacune de ces perspectives, ces auteurs décrivent un même processus général. « Chacune démarre par une phase de questionnement, suivie d’une phase de recueil de données débouchant sur l’analyse et se terminant par une phase conclusive. » (p.). Quelle soit plutôt à des fins de connaissance ou de transformation, l’analyse du travail s’appuie sur :

 Un éventail de méthodes centrées sur l’observation, directe ou différée, normalisée ou ouverte (Leplat et Cuny, 2015 ; Spérandio, 1980) et sur la verbalisation.

 Quatre concepts clefs : le travail prescrit et réel ; l’activité ; l’organisation du travail ; la régulation.

Nous définissons ces quatre notions au fondement de l’analyse du travail et de notre recherche dans les paragraphes suivants.

1.2.1 Travail prescrit et travail réel

Pour le psychologue Léontiev (cité par Leplat et Hoc, 1983), le travail s’organise autour de la tâche. Cette notion correspond à « ce qui est à faire, un but donné dans des conditions déterminées ». Le concept de Léontiev, centré sur une directive, des objectifs et des moyens externes, est affiné par Leplat et Hoc (1983). Ils dissocient la « tâche prescrite » (ce qui est à faire tel que conçu par celui qui en dirige l’exécution) de la « tâche effective » (ce qui est fait par l’opérateur) et introduisent l’idée d’une différence entre les deux. Cette distinction rend compte de l’existence d’une double dynamique dans la réalité de la tâche. D’une part, celui qui dirige construit la prescription sur ses propres représentations de la situation. D’autre part, celui qui réalise agit aussi de son point de vue (souvent co-construit et régulé avec ses pairs). L’écart entre les deux est tout l’enjeu de la compréhension du travail. Schwartz (2008) souligne qu’il est inévitable. Il sera plus ou moins important, plus ou moins problématique, utile ou préjudiciable pour le prescripteur et l’opérateur, mais il se produira. Toujours selon cet auteur (2008), la caractéristique de cet écart est double. Il est consubstantiel au travail et il est imprédictible

« Le travail n’est jamais pure exécution, et c’est fondamentalement universel. Donc l’écart est universel, mais il n’est jamais entièrement anticipable. Il est « tendanciellement » anticipable, mais jamais entièrement. »

L’imprédictibilité du décalage entre ce que les ergonomes appellent aujourd’hui le travail prescrit et le travail réel n’en fait pas pour autant un objet inextricable ou qui devrait être regardé comme négatif ou secondaire. La prise en compte de cet écart est au cœur de la compréhension du travail. Rappelons que l’analyse du travail s’appuie sur des observations et des verbalisations (directes ou différées) pas sur des normes, du contrôle ou du jugement. Ces points de vue peuvent être appelés à intervenir mais dans un autre temps, pour d’autres visées.

D’après Clot (2008a), l’enjeu des notions de travail réel et de travail prescrit est de chercher à décrire et à interpréter « ce qui se passe entre les deux, comment et pourquoi

déterminante mais complexe. Elle implique de choisir les niveaux pertinents d’objectivation et de savoir comment les chercher. Nous retenons plusieurs angles d’attaque théoriques dans la tradition de l’analyse du travail : la clinique de l’activité, la psychodynamique du travail, l’ergologie et l’ergonomie. Chaque perspective tire des fils différents mais toutes retiennent la subjectivité du travailleur (encadrants ou employé) comme opératrice centrale des remaniements de la tâche, sans préjuger des motivations et des effets pour le prescripteur et le réalisateur. Dujarier inclut les dirigeants comme opérateurs de réélaborations (Dujarier, 2010b) de leurs propres prescriptions et de celles de tiers internes ou externes au système managérial et productif. S’intéresser à la subjectivité impose que nous impliquions le professionnel à la fois comme sujet et comme analyste de son travail. La définition du sujet (travailleur et analyste) sera reprise ultérieurement. Elle est au fondement, central de notre point de vue, des différents concepts et perspectives que nous décrivons ci-après. Nous avons choisis de les mobiliser aussi pour leur intérêt spécifique.

1.2.2 Ce qui se passe entre les deux : remaniement et renormalisation

Pour Clot (2008a) et la clinique de l’activité, le fil à tirer est celui de l’activité. L’activité « réalisée ou empêchée » est tout à la fois ce qui se passe dans le réel et entre le prescrit et le réel (Clot, 2008a). C’est l’objet carrefour. Il s’agit de l’étudier en priorité. A la fois gestes, postures, langage, processus cognitifs, engagement de l’affectivité, etc., l’activité est un monde et un concept central en psychologie du travail et dans notre recherche. Nous y reviendrons de manière détaillée dans le paragraphe dédié.

De son coté Christophe Dejours (2000) parle du « travail vivant ». Selon lui, et la psychodynamique du travail, l’économie psychique des personnes se trouve au centre de toute action, dans un engendrement réciproque plus ou moins heureux en fonction des situations, plus ou moins bénéfique, mais inévitable. Dejours (2000) développe l’idée que le travail constitue une production de l’économie psychique et une contribution, il en est le produit et le moteur. Dans cette dynamique, les clefs de compréhension privilégiées sont les notions de vécu, de souffrance et de plaisir au travail et leurs corollaires dans l’action : les pratiques de préservation de soi, de régulation, de compensation ou de défense. Pour Dejours, la notion de travail, entendue comme tension, remaniement et réalisation (de soi et de la tache), est indissociable de celle de santé et de souffrance. Dans cette perspective, Pascale Molinier (2002) précise que les écarts entre le travail prescrit et le travail réel ne sont pas du seul

ressort de la subjectivité, ils se construisent en miroir des dissociations et des contradictions présentes au cœur des prescriptions elles-mêmes. L’étude des prescriptions, des distorsions entre leurs ressources et leurs contraintes et entre les principes énoncés et les principes réels, est tout aussi déterminante pour comprendre les pratiques de régulation des opérateurs (Molinier, 2002, 2010 ; Dejours, 2000). Nous développerons les notions de souffrance, régulation, compensation et défense, clefs pour notre travail, dans l’étude des liens entre la santé et le travail.

Pour sa part, Schwartz (2000) décrit ce qui se passe entre le prescrit et le réel comme des « dramatiques d’usage de soi ». Selon lui (2008), il s’agit de chercher la façon dont les opérateurs vivent les multiples interdépendances et contradictions en jeu dans le travail, dans leur tête autant que dans leur corps. Schwartz parle de débats de normes, « la structure essentielle de l’activité est toujours un débat de normes, plusieurs débats de normes. » Les normes évoquées peuvent être officielles, fixées par les donneurs d’ordre et la loi, ou tacites, cachées, culturelles, identitaires, historiques, etc. Pour Schwartz (2008), travailler consiste en

« une multitude de débats entre des normes antécédentes et des « tendances-obligations » à renormaliser ».

Cet auteur qualifie le remaniement du prescrit en réel de renormalisation. Il constitue tout à la fois du débat, de la transformation plus ou moins stable et de la production de nouvelles normes, le tout entre soi et soi, soi et les autres et les autres et soi. Nous y reviendrons.

D’un point de vue ergonomique, le travail réel « implique des compromis entre efficacité productive, place dans le groupe, préservation de soi et de sa santé (Caroli et Weill-Fassina, 2004) ». François Hubault (1996) s’intéresse à la performance sous l’angle de la résolution des conflits de logiques entre tache à réaliser et activité. Pour cet ergonome ce sont les négociations et les compromis internes aux opérateurs qui sont au cœur du travail réalisé :

« La tâche prescrite par un concepteur ou un supérieur correspond à la logique technico-organisationnelle. La tâche réelle correspond à la logique du vivant. La tâche réelle est une réinterprétation par l’opérateur de la tâche prescrite dans un processus de négociation interne prenant en compte les coûts de l’exécution de la tâche par l’opérateur (coûts physiques et psychiques), les contraintes de la situation, de l’opérateur et de la tâche, les gains pour la structure de travail et pour l’opérateur ».

La performance n’est pas réductible aux bénéfices du travail pour le donneur d’ordre ou pour l’opérateur. Elle inclut les processus de conflits et de compromis, les coûts humains cachés

La notion de performance, indissociable de celle de compromis, comme celle d’activité, de souffrance, de régulation et de dramaturgie de soi, retient que le travail n’est jamais ni pure exécution, ni simple engagement directement observable du corps, des processus cognitifs et des valeurs. Tous ces concepts recouvrent des processus internes, plus ou moins cachés, conscients ou non, de régulation, d’arbitrages et de décisions. Ces dynamiques internes (physiques, psychiques et sociales), aux prises avec les prescriptions et les ressources externes et indissociables d’elles, sont sous-jacentes à tous les comportements et à la performance finale. Nous allons les étudier en suivant.