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Chapitre 1. L’activité de travail

1.3 L’activité

1.3.2 Organisation et régulation des activités

1.3.2.3 Effets et limites de la régulation

Nous l’avons vu, les ergodisciplines distinguent divers registres d’activités interreliées relevant du sujet travaillant : production, compétition, conversation de soi, apprentissage, innovation, etc. Selon Leplat (2006), le propre de la régulation est d’organiser tous les buts afin de rendre l’action possible et durable. Cette dynamique est instrumentale, elle est d’abord fonctionnelle. Sa fonction principale est de tenir ensemble les différentes finalités des activités de travail en organisant l’action et les multiples effets des activités, visés ou non, attendus ou pas, ressources ou contraintes dans la situation de travail.

Leplat (2006) insiste sur l’importance de l’idée de fonction. La régulation porte les intentions de l’action. Elle prend en charge ses effets pour les réintroduire dans les logiques poursuivies. Cette dynamique fonctionnelle priorise les finalités du travail réel (productif, compétitif, protecteur, développemental, etc.) à la stabilité des chemins, et des manières de faire, empruntés pour les atteindre. Leplat (2006) parle de la régulation comme d’un « phénomène de vicariance qui marque la possibilité d’obtenir le même effet par des voies différentes » (p.). Cette propriété permet à l’opérateur de mobiliser et de développer un réseau de ressources et de buts afin de suppléer la résistance du réel et d’assurer les différents défis de son travail. Selon Leplat (2006), une des fonctions de la régulation est d’assurer la plasticité, l’intelligence adaptative et créative, du travail réel. Elle permet au travailleur de solutionner un problème immédiat et de développer les conditions (internes et externes) pour le résoudre dans de nouveaux contextes

« Là, deux voies s’offrent à lui : ou bien s’attacher à la seule recherche d’une solution et s’estimer satisfait quand il l’a trouvée, ou bien, parallèlement à la recherche de cette solution ou à sa suite, élaborer la procédure qui lui permettra ultérieurement de résoudre non seulement ce problème, mais encore les problèmes de même type susceptibles de se présenter. »

La régulation est apprenante. Les opérateurs utilisent les résultats, positifs et négatifs, de l’action pour développer leurs connaissances et leurs futures réalisations. En plus de leur activité productive, ils déploient des activités de protection et de développement orientées vers eux-mêmes (Samurçay et Rabardel, 2004). Parmi celles-ci, aux cotés des activités fonctionnelles, préparatoires ou directement relatives à la production, Falzon (1994) parle d’activités métafonctionnelles.

« on constate lors de l'analyse de situations de travail l'existence d'un autre type d'activités : les activités métafonctionnelles. Il s'agit d'activités non directement orientées vers la production immédiate, activités de construction de connaissances ou d'outils (outils matériels ou outils cognitifs), destinés à une utilisation ultérieure éventuelle, et visant à faciliter l'exécution de la tâche ou à améliorer la performance. (…) les activités métafonctionnelles sont parfois, mais rarement, formalisées et reconnues. Le plus souvent, elles sont spontanées et ignorées. Elles sont dans certains cas clandestines et combattues par l'organisation. Or il s'agit d'activités nécessaires pour l'évolution et le développement du savoir technique. » (p.2-3).

Pour Falzon, l’expertise des travailleurs se développe dans toutes leurs activités, celles directement productives et celles qu’ils déroulent pour améliorer la conduite des futures situations de travail. Les observations de Falzon rejoignent les conclusions de Cellier et Mariné (1984) pour qui la différence entre un opérateur novice et un expert (Rogalski et Durey, 2004) dépend de la durée de leur expérience professionnelle, au sens de la transformation continue de leurs activités et de leur situation de travail. Caroly et Weill-Fassina (2004), soulignent quant à elles que « le développement des compétences au cours de la vie professionnelle n’est pas à concevoir seulement comme une accumulation de savoirs et de savoir-faire mais (…) par la mise en œuvre de stratégies de plus en plus multifonctionnelles (Pueyo, 1999), c’est-à-dire dont le but est de coordonner les différents pôles de l’activité. » (p.328). Nous développerons plus loin l’idée de stratégie. Rogalski et Marquié (2004) nuancent les conclusions des auteurs que nous venons de citer en rappelant que les activités de travail ne peuvent pas toujours être adaptées, transformées et n’en deviennent donc pas nécessairement apprenantes

« Il faut souligner qu’une évolution « majorante », où les compétences se développent n’est pas assurée : la répétition des mêmes situations routinières peut ne pas développer la compétence, au contraire ; Yates (2001) parle même de experienced incompetence ».

Pour Flageul-Caroly, les régulations individuelles et collectives, indispensables à la production, à la préservation de soi et au développement des compétences ne se trouvent pas données d’avance par la situation de travail. Elles dépendent des marges de manœuvre laissées par l’organisation du travail (Flageul-Caroly, 2001 dans Caroly et Weill-Fassina, 2004). Cette plasticité (ou rigidité) des conditions officielles du travail et des modalités d’évaluation et de sanction des prescripteurs face aux « prises d’autonomie » des travailleurs. Elles dépendent aussi, et nous le verrons dans notre chapitre sur la santé, des différentes stratégies de préservation de soi des opérateurs.

Dès l’introduction de ses travaux, Leplat (2006) alerte sur les limites de son approche des activités par la régulation, aucun modèle théorique n’épuisant jamais les propriétés de son objet (p.1). Mais toujours selon lui, les limites et les insuffisances de la théorie de la régulation appliquée au travail humain peuvent aussi permettre de révéler certaines de ses propriétés. Dans ce cas précis, il constate (Leplat, 2006) que

« Le problème devient plus difficile lorsque les tâches sont plus complexes, les critères et les règles à respecter plus nombreux. La coordination des buts est alors plus délicate à concevoir et à analyser. C’est le cas des conflits de règles pour lesquels la recherche de compromis est à la fois difficile à réaliser comme à analyser. »

D’après Leplat, la régulation, tant du point de vue de sa fonction que de sa connaissance, butte sur l’association d’une grande complexité et de contradictions entre les prescriptions, les buts et les règles du travail. Dans ces situations, les activités (leurs conditions et leurs effets) ne semblent plus pouvoir se réguler, s’organiser de manière équilibrée. De nombreux auteurs partagent les observations de Leplat et les resituent dans leur dynamique gestionnaire (Schwartz 2000, 2008 ; Boussard, 2008 ; Gollac, 2012 ; Gollac et Volkoff, 1996 ; Valléry et Amalberti, 2006 ; Sarnin, Carolly et Douillet, 2011 ; Gaulejac, 2005, 2006 ; Le Goff, 2000). Selon leurs travaux, les organisations ne sont plus pilotées sur la base d’une connaissance partagée du vrai travail, des activités réelles (de production, compromis, renormalisations, réélaborations, majorations, récupération, etc.) mais sur celle d’un discours général, souvent judiciarisé, qui masque l’infinie diversité des situations de travail et les responsabilités de l’organisation officielle du travail. Toutes ces analyses ne montrent pas seulement les

contradictoires qui débordent les niveaux tenables des activités et de leurs effets. Des situations de « travail dégradé ».

Conclusion

L’hypermodernité (Aubert, 2004) semble mettre les activités de travail en crise. Et pourtant, en France, quarante millions de personnes travaillent malgré tout. Comment font-elles ? Que font-font-elles ? Que leur arrive-t-il dans leurs activités ? Où sont les autres dans ce qu’elles font ? Où sont-elles, elles-mêmes ?

Dans la tradition compréhensive de la psychologie du travail, et plus généralement des ergodisciplines, notre idée est que la réponse nécessite de croiser les perspectives. Dans le cadre de notre étude, nous mobilisons les concepts d’activité, de régulation et de système. Nous l’avons vu, pour Curie (2002), les activités hors travail prennent en charge une partie des buts, des ressources et des effets du travail. Nous formulons l’hypothèse que, dans les conditions de fortes tensions entre les exigences et les ressources des prescriptions officielles, les opérateurs externalisent d’avantage leurs marges de manœuvre en dehors du système direct et immédiat de travail, du coté du champ hors travail et plus généralement de leurs ressources « privées ». Nous l’avons vu, les sujets constituent une des finalités et des ressources du travail. Aujourd’hui, pour comprendre les résultats et les moyens de la production, nous pensons que les composantes subjectives (physiques, psychiques et sociales) nécessitent d’être analysées en priorité, avec des outils théoriques spécifiques. Nous mobilisons la notion de santé dans cette perspective, comprendre selon quelles modalités et quelles conséquences les opérateurs puisent et développent leurs ressources internes pour produire. Plusieurs concepts et théories relatifs à la santé complètent et potentialisent la portée des concepts de travail réel, d’activité et de régulation retenus pour répondre aux questions que pose notre thèse sur l’activité de travail et sur ses interrelations avec l’usage de psychotropes. Nous les présentons dans le chapitre suivant.