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Chapitre 2. La santé des travailleurs

2.2 Les stratégies de santé des travailleurs

2.2.3 L’hyperactivité de travail

2.2.3.2 Hyperactivité, surcompensation et risque

Dans les systèmes de travail sans limite (théorisés ou non par les prescripteurs), l’hyperactivité comme réponse individuelle et collective est doublement risquée pour la santé. D’une part, elle exclue toute transformation du travail prescrit dans lequel les difficultés surviennent et contribue au maintien d’un rapport intenable entre ressources et contraintes organisationnelles ; d’autre part, travailler de « toutes ses forces » pousse l’organisme au-delà de son fonctionnement nominal, dans un processus que le psychologue Lev Vygotski, cité par Clot, appelle la « surcompensation » (Vygotski 1994 dans Clot, 2008a). Vygotski s’intéresse à la surcompensation comme dynamique normale de développement et de santé. Il note que

« la surcompensation n’est pas rare dans l’organisme. Dans les moments de danger, le système organique mobilise des réserves cachées de force accumulée, et il libère des doses de contrepoison. Elle peut conduire à la constitution d’une super résistance » (Vygotski, 1994, p. 90 dans Clot, 2008a).

Mais, comme il le précise aussi, la surcompensation peut aussi se transformer

« en défense, en but fictif qui oriente toute la trajectoire de vie sur la « mauvaise voie ». La faiblesse du sujet n’est source de force que si une autre énergie que la sienne se porte à sa rencontre, s’il trouve aussi auprès des autres, des compensations offertes par le monde où il s’est engagé » (Vygotski, 1994, p. 90 dans Clot, 2008a). Et malheureusement l’organisation du travail ne permet pas toujours aux travailleurs ni de rétablir le déséquilibre ressources/contraintes, ni de le compenser en pouvant compter sur une autre énergie. Dans cette situation, la surcompensation se transforme en défense, en « hyperactivité » qui empêche de souffrir mais aussi de vivre. Pour Marzano : « L’hyperactivité se construit à la confluence entre les contraintes de l’organisation du travail, d’un côté, la mobilisation du sujet de l’autre côté » (Marzano, 2004). Elle se construit dans le prolongement des valeurs et des règles d’engagement du métier (Davezies, 2012).

Quelle que soit l’interprétation étiologique retenue, l’hyperactivité est ambivalente. Elle est tout à la fois solution et danger pour la santé, tant physique, psychique que sociale. La biologie (biochimie et biomécanique) observe ces situations de surcharge sous l’angle de leurs conséquences pour l’organisme : l’usure prématurée et les dérèglements hormonaux et neurochimiques. Les troubles musculosquelettiques, le stress pathologique et les maladies cardiovasculaires en représentent les marqueurs les plus étudiés.

Pour Dejours (2004), l’hyperactivité entraînerait une réification, un appauvrissement instrumental de l’action à la portée inévitablement pathogène

« le fait est qu’à partir d’un certain niveau d’intensité (de cadence par exemple) ou d’extensivité (la durée de la journée de travail par exemple), l’activité entre en concurrence avec la subjectivité. La surcharge de travail met en péril les conditions nécessaires au jeu du fantasme, de l’imagination et de l’affectivité » (p. 26).

Dejours voit dans l’hyperactivité la mise en jeu d’un périlleux désaccordement de soi. Le travail demeure vivant tant qu’il permet à l’opérateur de rester sujet de son travail, dans la satisfaction qu’il produit comme dans la souffrance. Dejours alerte ici sur le fait qu’en imposant la primauté du mouvement sur sa réélaboration imaginaire, l’hyperactivité rigidifie le travail et fragilise le sujet. Cette explication des processus subjectifs du travail extrême, et de ses effets, peut être utilement complétée par certains travaux en sociologie clinique du travail.

Articulée à la psychodynamique du travail, par le biais du cadre théorique de la psychanalyse qu’elles partagent, la sociologie clinique du travail s’intéresse au système psycho-organisationnel de gestion basé sur le principe d’une mise en résonance du fonctionnement psychique du sujet et du fonctionnement organisationnel de l’entreprise (Aubert et de Gaulejac, 1991). Cette approche déplace son éclairage du coté des processus d’assujettissement organisationnel inhérents aux méthodes managériales contemporaines. Aubert et de Gaulejac (1991) débordent l’idée de désarticulation de l’imaginaire subjective et de l’action décrite par Dejours du coté des concepts de résonnance et d’emprise psycho-organisationnelles. Pour ces auteurs, l’organisation du travail sans limite ne s’exerce pas seulement en saturant, d’objectifs intenables, les corps des opérateurs et en reléguant leurs activités symboliques au second rôle. C’est aussi le champ des valeurs et de l’imaginaire individuel qui est visée et captée par la culture et l’idéal managérial de l’hyperperformance. Aubert et de Gaulejac (1991) parlent de « capture managinaire », de ce que Gauthier (2016) analyse comme le « détournement des quêtes personnelles au profit de l’atteinte des objectifs organisationnels » (p.75). L’entreprise fixe des objectifs associés de promesses en prises directes avec les valeurs et les aspirations idéales des sujets. Dans cette quête, « le sujet engagerait sa vie entière avec le risque que s’abolissent en lui toute critique et toute capacité de résister à l’augmentation des performances que l’on attend de lui. » (Dejours, 2004, p.27). L’emprise des organisations du travail sans limite ne vise pas exclusivement la soumission des corps, elle s’applique activement à la manipulation des esprits et des dynamiques sociales. A terme les opérateurs s’épuisent, physiquement et psychiquement dans une « hyperquête » de promesses qui ne sont pas pensées par les entreprises pour se réaliser mais pour organiser l’implication et la conformité aux objectifs de production de ses travailleurs, employés et

cadres. Dans leur ouvrage « La capitalisme paradoxant », de Gaulejac et Hanique (2015) montrent à quel point l’articulation d’objectifs, de moyens et de discours gestionnaires intenables, et souvent paradoxaux, confrontent les travailleurs à « un système qui rend fou ».

Conclusion

Dans le cadre de cette thèse, nous entendons la santé comme une pluralité de formes de vie, non comme le strict respect des lois biologiques ou des standards sociaux (Canguilhem, 2007). Dans cette perspective, l’économie physique et psychique des personnes se trouve au centre de toute action, dans un engendrement réciproque plus ou moins heureux en fonction des situations, plus ou moins bénéfique, mais inévitable. La santé c’est la rencontre avec la souffrance et la possibilité de la dépasser, de la transformer dans l’activité même, c’est la vie. Questionner les liens santé et travail nécessite de s’intéresser conjointement à l’activité, aux résistances du réel et au pouvoir d’agir des opérateurs. Nous l’avons précédemment défini, travailler est un conflit de prescriptions et de ressources. La santé des travailleurs se trouve dans le couplage de l’opérateur, son développement de formes adaptées d’activités fonctionnelles et métafonctionnelles (Falzon, 1994) pour mieux maîtriser les effets du travail et pour conserver leur pouvoir d’agir (Davezies, 1999 ; Felio, 2015), avec l’organisation du travail et de la possibilité laissée à l’opérateur de la remanier, de l’adapter aux visées des prescriptions instrumentales et de sa santé.

Le constat est qu’aujourd’hui, la gestion contemporaine du travail masque et empêche nombre des remaniements du « vrai travail » (Schwartz, 2008) sans être nécessairement au fait que, ce faisant, c’est la santé qu’elle omet ou qu’elle ampute. Elle devient délétère quand l’activité réalisée ne permet plus aux opérateurs d’agir sur eux-mêmes et sur leur situation de travail, quand le développement réciproque de soi, des autres et de l’organisation ne se fait plus (Clot, 2008a). Mais les opérateurs ne se laissent pas si facilement enfermés dans le souffrance, ils mobilisent toutes leurs ressources, le sens de leur travail, la fierté, la satisfaction, la débrouillardise, le lien social, la résistance physique, l’interpellation des donneurs d’ordre. Si ces ressources ne suffisent pas ou plus, si les dirigeants ne répondent pas aux plaintes, ou qu’en faux-semblants, les opérateurs mettent en place des dispositifs de défense pour contenir l’angoisse et la souffrance. Ces défenses sont des formes de

dans l’activité sans limite, de surcompensation. Rationnelles vis-à-vis de la conservation de soi à court terme, ces défenses finissent par être préjudiciable à la santé et à l’action collective en faveur de la santé.

De nombreux travaux observent une nette augmentation des troubles musculo squelettiques et de la symptomatologie dépressive en lien avec les performances contemporaines du travail. Cette dépression, qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler « syndrome d’épuisement professionnel » ou « burnout », provient d’une mobilisation physique et psychique trop intense. Les opérateurs et les encadrants qui s’adaptent sans limite pour continuer à maîtriser tout ce qui fait sens pour eux, sont les plus vulnérables (Davezies, 2012 ; Dejours, 2004). L’hyperactivité peut permettre de se reconnaître (Loriol, 2011 ; Molinier, 2006 ; Dejours, 2004) mais aussi de ne pas penser à ce qui fait souffrir dans le travail (Dejours, 2004) et donc de l’entretenir. Dejours alerte tous les professionnels sur les dynamiques organisationnelles et en ces termes

« Ceux qui ironisent sur les hyperactifs ou qui les qualifient facilement de « workaholics » feraient bien de se rendre compte qu’avec la généralisation des nouvelles formes d’organisation du travail, de gestion et de management, ne resteront bientôt « normaux » (c’est-à-dire capables d’échapper à l’hyperactivité) que ceux qui auront délibérément, voire rationnellement, décidé de céder sur leur conscience professionnelle » (Dejours, 2004).

Le constat est qu’aujourd’hui, malgré ses manquements, la logique du travail sans limite domine largement le pilotage des organisations professionnelles contemporaines, privées et publiques (Gaulejac, 2006 ; Le Goff, 2000, 2006). Nous nous poserons la question de savoir comment elle se maintient à un tel niveau de domination.