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Chapitre 2. Analyse de la revue de littérature

2.3 Problématisations des liens entre les usages de psychotropes et le travail

2.3.2 Les connaissances sur les liens entre le travail et l’usage de drogues

Les représentations sociales sur les drogues couplées à la domination du paradigme addictologique fonctionnent comme des idées-forces, entendues ici dans le sens donné par le psychanalyste René Kaës (2012), c’est à dire qu’ « elles fournissent des schémas tout faits dont il est difficile de se délivrer jusque dans les abords scientifiques de ces domaines. » Les paradigmes sous-jacents de la dangerosité individuelle et de la maladie, plutôt que celui de l’activité, de la régulation et de la santé, favorisent l’intérêt des sciences biomédicales et statistiques pour l’objet « addictions et travail » tel que nous l’avons précédemment analysé. Cet objet provient de ce cadre de pensée et s’y développe. De leur côté, les sciences du travail peuvent difficilement travailler sur les objets « drogues » et « addictions » tels que configurés par les modèles biomédicaux et la majorité des chercheurs, soumis eux-mêmes aux idées-forces sur les drogues, ne semblent pas disposés à questionner ces équilibres. C’est dans ce contexte que la question des drogues au travail a logiquement davantage fait l’objet d’approches biomédicales et juridiques que d’études en sciences humaines et sociales (Midlt, 2011). Historiquement, les chercheurs spécialisés sur le travail ont plutôt ignoré ces questions (validant en creux le compromis qui voulait qu’elles appartiennent à la médecine ou au droit). Certains autres croisant la question des drogues (principalement l’alcool) dans leur recherches sur le travail et la santé ont déplacé leur regard du côté des interrelations entre l’activité, la santé et les usages de psychotropes (renversant le compromis de la maladie et de la déviance individuelle) (Veil, Maranda, Ehrenberg, Dejours et Burlot, Hautefeuille). Ils ont privilégié les savoirs des travailleurs sur ceux des toxicologues, des médecins et des psychiatres. Leurs éclairages développent la connaissance des phénomènes à l’œuvre dans l’augmentation globale de la consommation des psychotropes malgré la « peur du gendarme » dans l’espace public et au travail et la peur de la maladie.

Deux courants majeurs de recherche s’intéressent aux interrelations entre fonctionnement mental, santé et travail. Le premier, de tradition anglo-saxonne, mobilise des études sur le stress et des approches cognitivocomportementalistes, et tente d’expliquer, par les mécanismes psycho-neuro-physiologiques, ce qu’il qualifie de « troubles de l’adaptation au travail », et leur impact sur la santé. Le second, de tradition française, héritière d’une psychiatrie humaniste, de la psychanalyse et de la phénoménologie (Billiard, 2011),

revendique une approche compréhensive du rapport subjectif et psychosocial au travail et constitue au sens strict le champ historique de la psychopathologie et plus récemment de la psychodynamique du travail, de la clinique de l’activité et de la psychosociologie clinique du travail (Molinier, Flottes 2012). Ce n’est pas là le trouble, la pathologie, qui est analysé mais l’homme au travail, et ses consommations de psychotropes. C’est cette réalité quotidienne, cette normalité, pris ici dans le sens défini par Dejours, comme « équilibre instable, fondamentalement précaire, entre souffrance et défenses contre la souffrance » (Dejours, 1999) qui constitue l’énigme centrale de l’analyse.

2.3.2.1 Du point de vue de l’épidémiologie

Dans la perspective épidémiologique et anglo-saxonne dominante, les études qui testent les liens entre travail et usages de psychotropes sont construites sur des méthodes similaires : questionnaires et auto-questionnaires, prélèvements. Elles testent l’existence d’interrelations statistiques entre stress aigu ou chronique et/ou charge de travail et consommations de drogues, types de métier, burnout, violences, cultures de métier et usages d’alcool ou de drogues. Parmi la centaine d’études répertoriées sur les cinq continents (Australie, Suède, USA, Québec, France, Inde, Mexique, Nigéria, etc.) par Durand (Durand, 2008 ; Durand, Gayet et Bijaoui, 2004 ; Durand, 2006 ; Durand, 2007), les indicateurs testés varient : marqueurs biologiques, produits utilisés, quantité de drogues consommée, fréquence des consommations, périodes d’ivresse, niveau de stress, violences, professions exercées, etc., mais les conclusions se recoupent. Il existe de forts liens entre usages de psychotropes et stress, entre certaines activités professionnelles, charge de travail et usages de produits psychoactifs. Ces études alertent sur des fréquences et des probabilités et posent des hypothèses précieuses sur ce que nous pourrions appeler les déterminants professionnels des consommations : « troubles musculosquelettiques », « stress », « pression », et des stratégies de « bien-être » au travail : l’amélioration de la performance (‘performance-enhancing behavior’) et les stratégies d’adaptation (‘coping’). Mais cette problématisation et les outils statistiques mobilisés échouent à décrire et à comprendre la réalité sociale, organisationnelle, des usages et des mécanismes professionnels en jeu, sujet par sujet, organisation par organisation. A charges objectives identiques, les difficultés réelles, l’usure associée, varient en fonctions des conflits de l’activité, des normes, des activités réalisées, des actions empêchées, de l’isolement, de la qualité du collectif, etc. Se sont les études sur le « faire »

plutôt que sur ses « effets », qui éclairent les données épidémiologiques et donnent le sens de leurs interrelations avec les usages de drogues. Ce n’est plus là le trouble, la pathologie, qui est analysé mais la normalité.

Maranda et Morissette (2002) soulignent que « La prédominance des variables personnelles dans les questionnaires et les études épidémiologiques, et le rejet de variables liées aux conditions du travail, explique sans doute le peu de connaissance à ce jour quant au rôle des déterminants professionnels précis, activités et organisation du travail compris, dans l’apparition ou le développement de problèmes liés à la consommation de substances psychoactives. » (Maranda, Morissette, 2002). Les travaux épidémiologiques parlent des salariés mais évoquent rarement l’action, les objectifs et les moyens alloués à la conduite de leurs tâches. Ils ne s’intéressent pas plus aux consommations des dirigeants, des addictologues ou des décideurs politiques, à la nature des interrelations, et des éventuels écarts, entre leur travail, leurs usages de drogues et leur discours sur ceux-ci. Ils font l’impasse sur la complexité et les paradoxes du réel, sur les changements dans le travail contemporain et sur les travaux abordant l’analyse critique de la santé au travail institutionnelle et des risques psychosociaux (Dejours 2011, Clot 2011, Lhuilier 2009, Gollac 20012, Molinier, Flottes 2012). Ce faisant, ils masquent des dimensions conséquentes du réel et contribuent à produire des conclusions parcellaires, voire erronées du fait de leur incomplétude.

Statistiquement il existe des liens directs entre stress, pression, souffrance physique et psychique, et usages de psychotropes. Mais, nous le voyons, ainsi décrits, ces liens ne prennent vraiment sens ni du point de vue des activités, ni même de celui des risques, dans le quotidien professionnel. Ces données alertent a priori sur des fréquences et des probabilités mais n’indiquent pas une direction concrète à suivre quant au travail. Elles posent des hypothèses sur ce que nous pourrions appeler les déterminants professionnels des consommations : « troubles musculosquelettiques », « stress », « pression », et des stratégies de « bien-être » au travail : « l’amélioration de la performance (‘performance-enhancing behavior’) » et les « stratégies d’adaptation (‘coping’) ». Ces pistes sont clefs mais ainsi construites ne permettent pas la compréhension de la réalité sociale, organisationnelle, des usages ni des mécanismes professionnels en jeu, sujet par sujet, organisation par organisation. Selon Veil dans Clot (2008) « L’épidémiologie n’a aucune valeur si elle n’est pas greffée sur une excellente clinique » (p.202). Tout reste donc à faire, autrement. Comme le note Beck (2004) « Les données épidémiologiques ne permettent pas encore de distinguer clairement les usages […]. La complexité et la diversité des usages de drogues illicites rendent nécessaire de

L’épidémiologie sélectionne et donne à voir des risques organisés, limités, cohérents. La réalité des usages est paradoxale, ambivalente (Suissa, 2008a et 2008b). Il s’agit là d’une démarche relativement risquée, puisque toute erreur dans l’identification des enjeux orienterait vers de « faux besoins » et donc ultérieurement vers la proposition d’actions inadaptées (Van Elslande & Malaterre, 1996). Et Beck (2005a) précise « Les définitions disponibles sont notamment issues des champs juridique (qui classe les substances en fonction de leur statut légal : l’alcool et le tabac ne sont pas des drogues et le cannabis est un produit stupéfiant au même titre que les drogues dites dures), clinique (qui consiste à répartir les substances en fonction de leur capacité supposée à induire une dépendance) ou toxicologique (qui les différencie par leur toxicité intrinsèque supposée, indépendamment des risques de dépendances ou de risques sociaux) ». Ces définitions principalement médicolégales, issues d’une perspective de santé publique, organisent les connaissances et les analyses du côté des produits, du sujet et des risques et les coupent de leur contexte et de leurs fonctions. Dans les faits, les liens entre souffrance, dégradation des conditions de travail, plaintes de stress et prises de produits psychotropes sont complexes, évolutifs, dynamiques (Loriol, 2011). Réels mais imprévisibles. Il est impossible de rattacher de façon causale directe des conditions de travail types avec des plaintes de souffrance et des consommations de substances psychoactives. Non pas que la relation n’existe pas mais parce qu’elle se joue ailleurs (dans le rapport du sujet avec ses activités, dans les rapports des sujets entre eux plus que dans les conditions de travail) et autrement (dans le sens du travail plutôt que dans ses mesures). A charges objectives identiques, les difficultés réelles, l’usure associée, varient en fonctions des conflits de l’activité, des normes, des activités réalisées, des actions empêchées, de l’isolement, de la qualité du collectif.

Le paradigme épidémiologique repose sur une tradition qui associe étroitement recherche et prévention en donnant la primauté à la prévision sur la compréhension ( Peretti-Watel, 2004). Les rapports entre souffrance et travail ne sont pas de cause à effet. Il est, de ce fait, très complexe d’établir des bases solides pour une épidémiologie de la souffrance dans le travail (Derriennic, Vezina, 2001). Ceci n’empêche ni la recherche, ni la connaissance, mais invite à se saisir d’un autre cadre théorique et méthodologique.

Comme nous l’avons déjà présenté dans le chapitre relatif aux connaissances compréhensives sur les usages de psychotropes, les approches socio-anthropologique, ergonomique et psychodynamique permettent d’opérer un glissement de l’individu, du risque a priori, vers les notions de situation de travail et de pratique sociale, quand bien même les consommations seraient solitaires. Ce déplacement d’objet permet d’éclairer la complexité et le sens des relations entre travail, travailleurs et drogues ; santé, risque et fiabilité. Il n’existe pas de situation de travail qui serait, dans toutes ses conditions, dans tous les cas possibles, pour tous les métiers, à tous les moments, toujours négative ou toujours positive. Il n’existe pas de consommation de substance psychoactive qui serait, dans toutes ses conditions, dans tous les cas possibles, pour tous les métiers, à tous les moments, toujours négative ou toujours positive. C’est l’approche clinique qui permet de décrire et de comprendre la multiplicité des liens et leurs effets réels, dans et sur le travail, et dans et sur les travailleurs.

« Pour autoriser une meilleure connaissance des liens entre usages de substances psychoactives et travail, il faut se démarquer des interprétations courantes qui expliquent strictement l’alcoolisme, et les usages de drogues illicites comme des maladies, ou des déviances des comportements récréatifs irresponsables ou des dépendances. La plupart des produits socialement valorisés (alcool, cannabis et cocaïne) dissimulent leur action pharmacologique derrière leur fonction sociale de convivialité, de festivité, de facilitateur de la communication et de la fraternisation (Dejours, 1989). » (Maranda et Morissette, 2002, p.93).

Prenons une problématique qui illustre bien l’apport de la clinique (du travail) aux seules approches épidémiologique et toxicologique, dominantes. Selon le Bureau international du travail (BIT) cité par Negura, Maranda, Genest (2012), les buveurs excessifs seraient impliqués dans moins de problèmes au travail que les buveurs modérés. Ce constat est explicable à partir de plusieurs données, d’une part issues de la toxicologie (une des explications serait que les buveurs excessifs, et les buveurs dépendants, développent une plus grande tolérance à l’alcoolisation) et, d’autre part issues de la clinique du travail. C’est ici qu’on trouve des éléments de compréhensions exploitables. A partir des observations et des entretiens sur le terrain, une autre explication est que leur entourage professionnel masque et pallie les effets de leurs excès, amortissant les incidents, évitant les accidents (Jeannin, 2003). Cette dimension sociale des usages excessifs est illustrée dans plusieurs études, l’étude de Merle et Le Beau(2004) à La Poste, l'étude de Castelain (1989, 1992) sur les débardeurs du