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Chapitre 2. Analyse de la revue de littérature

2.2 Domination du paradigme addictologique

2.2.1 De la notion d’addiction au paradigme addictologique

Nous l’avons vu, la dépendance, comme maladie et problématique sociale, émerge en Occident au XIXème siècle. Avec l’avènement de l’industrialisation, d’une misère sociale urbaine et individualisée, de la médecine et de la pharmacologie modernes, apparaissent les opiomanes, les morphinomanes et les alcooliques. En 1990, le psychiatre anglais Aviel Goodman, définit la dépendance (dans Lalande, 2010) comme

« un processus complexe dans lequel est réalisé un comportement qui peut avoir pour fonction de procurer du plaisir et de soulager un malaise intérieur, et qui se caractérise par l’échec répété de son contrôle et sa persistance en dépit des conséquences négatives » (p.70).

Cette définition descriptive reconnaît l’ambivalence des psychotropes même pour les consommations jugées hors contrôle mais réduit l’usage excessif à un syndrome médical. Parallèlement, dès 1985, Stanton Peele, psychosociologue américain, alerte sur un impensé dans l’approche médicale de la dépendance : l’expérience et son sens. Pour Peele (1998, 1985), la personne s’accroche à ses usages pour le vécu associé.

« Les gens développent une addiction aux expériences. L’expérience addictive est la totalité de l’effet produit par un investissement ; cela provient des sources pharmacologiques et physiologiques, mais prend sa forme définitive dans les constructions culturelles et individuelles de l’expérience » (p. 97).

A la même époque, ce double éclairage individuel et social est développé par de nombreux chercheurs (Ehrenberg, Coppel, Castel, Ogien) mais est ostracisé par les sciences médicales et les politiques publiques (Jauffret-Roustide, 2009).

La notion d’addiction, qui associe étroitement dépendance et usages, arrive en France à la fin des années 90 (Parquet, 1998) et s’impose progressivement. Ce terme opératoire, sans véritable frontière scientifique, a une triple fonction : il définit le problème, la solution et les acteurs de la solution. Il englobe les consommations de psychotropes du point de vue univoque de leur potentialité de maladie et de déviance et « propose comme réponse la normalisation des comportements par l’action de la loi, et, si besoin, par l’action thérapeutique » (Morel dans Morel et coll. 2015), mettant aux premières lignes les médecins, la police et les juges.

En France, dès leurs origines, les sciences médicales spécialisées sur les consommations de drogues (l’alcoologie, à partir de Fouquet dans les années 1950, et l’intervention en toxicomanie, en 1970), inscrivent le consommateur problématique au centre des objectifs et des concepts de leur travail (Morel et coll. 2015). Dans une logique toxicologique, cette figure centrale était caractérisée par 1) la nature du produit consommé : « alcoolique, tabagique, héroïnomane, cocaïnomane » (Reynaud, Parquet, Lagrue, 1999) et 2) l’objectif sanitaire auquel il était tenu : « la rupture d'avec les consommations antérieures, la cure de sevrage, et le maintien de l'abstinence » (Reynaud, Parquet, Lagrue, 1999). Les travaux des années 1997 et 1999 proposent un retournement de perspective.

« Il est apparu évident aux intervenants dans ces domaines et à la communauté scientifique que l’approche sanitaire et toxicologique était réductionniste et aboutissait à la mise en place de politiques et de dispositifs non pertinents. » (Reynaud, Parquet, Lagrue, 1999).

Parquet, Reynaud et Lagrue soulignent la nécessité non plus seulement d’évaluer des intoxications et de prescrire l’abstinence, mais d’analyser les dynamiques en jeu. Ces trois auteurs (1999) proposent d’ouvrir les pratiques de soin et de prévention vers « une démarche clinique descriptive qui permet de construire ensemble, et d'utiliser, un savoir commun, […] des données précises sur les comportements, sur les mécanismes sous-jacents à ceux-ci, sur les facteurs et les déterminants à l'œuvre ». Et ils soulignent (1999)

« à côté de cette démarche descriptive, une démarche compréhensive est indispensable. Elle passe par un changement de paradigme : quitter l’approche produits (pharmaco centrée) pour s’engager, à la croisée des sciences médicales et des sciences humaines, dans une approche pratiques addictives. »

Parquet (1998) définit les pratiques addictives, dans une démarche descriptive, par l'ensemble des comportements de consommation de substances psychoactives : usage, usage nocif et dépendance et, dans une démarche compréhensive, par l'ensemble des déterminants permettant de comprendre leur initiation, leur fonctionnement, leur évolution : pérennisation ou cessation. Parquet, Reynaud et Lagrue précisent que le terme de pratiques, emprunté « à la sociologie et à l'anthropologie a le mérite de bien mettre en évidence le multi-déterminisme de ces comportements et d'énoncer clairement qu'il s'agit de comportements humains. Ce terme de pratiques addictives nous paraît permettre de mieux intégrer la dimension sociale des comportements de consommation que la notion de conduites addictives, qui est souvent utilisé dans le même sens, mais qui tend à privilégier les mécanismes psychiques sous-jacents » (Reynaud, Parquet, Lagrue, 1999).

Avec la notion de pratiques addictives, Parquet, Reynaud et Lagrue proposent donc de mobiliser des démarches cliniques descriptives et compréhensives, plus opérantes dans leur analyse que les seules lois de la toxicologie. Ils poursuivent aussi un autre objectif, celui de créer un champ d’intervention unifié, autour de la figure centrale du consommateur problématique.

« Le rassemblement sous le terme de pratiques addictives permet un abord commun, plus objectif et comparatif, des troubles liés à l'abus et à la dépendance aux différentes substances psychoactives. (…) Les pratiques addictives incluent la totalité des conduites addictives, la totalité des comportements de consommation : cela veut dire que la notion d'usage doit être incluse dans la réflexion. »

Il s’agit d’unifier tous les processus complexes d’expérience pharmaco-psycho-sociale dans un continuum de l’usage vers les troubles et vers la dépendance. En tirant le fil de la globalisation de l’expérience, les auteurs utilisent à plusieurs reprises, et indifféremment, les notions pratiques addictives et addictions, et c’est finalement plus l’idée d’addictions que celle de pratiques (« addictives ») qui l’emporte. Emprunté à l’histoire du droit et à la psychopathologie (Morel dans Morel et coll. 2015), addiction exprime une référence normative à la pathologie et au désordre (médico-légal). L’argumentaire affirme une pluralité des modes de vie et des perspectives subjectives et sociales des usages et de la santé mais dans le même temps, il rabat la perspective du côté des usages problématiques, avérés ou potentiels. L’assimilation est ici « plus politique que scientifique », au sens développé par Canguilhem (1977, ed. 2009), comme « un genre de productions dont la verticale de recoupement (ou plus exactement dit, la dernière instance dominante) est la politique, substituant à l’ancienne polarité du vrai et du faux, la nouvelle polarité de la conformité et de

la déviance par rapport à une ligne ». En associant étroitement : usages, usages nocifs et dépendance, dans une ligne de fuite commune qui est la maladie et/ou les dommages, les auteurs annoncent d’ailleurs poursuivre cet objectif : mettre en avant la perspective des troubles pour « alerter » et légitimer une mobilisation politique et les moyens à mettre en œuvre. « L’usage nocif est reconnu par les communautés scientifiques internationales comme un trouble, une pathologie, ce qui légitime les interventions d’aide et de soins » affirme Reynaud (2002). « Ceci peut donc servir à une politique générale en ce qui concerne les pratiques addictives » (Reynaud, Parquet, Lagrue 1999). Mais cette catégorisation univoque du coté du problème et de la maladie produit aussi un étiquetage négatif des drogues et de leurs usagers et une dynamique sociale de marginalisation. L’addiction peut s’avérer un puissant ressort d’exclusion largement contre-productif en terme de prévention et de soin.