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Chapitre 1. Méthodologie et terrains d’étude

1.1 La problématique de l’étude

1.1.1 Enjeux et objectifs

1.1.1.1 Les enjeux

Enjeux du coté du travail

Les discours et les préconisations des pouvoirs publics et des services de santé dramatisent les usages de psychotropes et stigmatisent certains produits (alcool et drogues vs. médicaments psychotropes) et certains consommateurs (les jeunes, les salariés vs. les employeurs, les cadres). Ils font généralement l’impasse sur le versant « remède » des pharmakons (licites et illicites) et les fonctions qu’ils occupent dans l’économie interne des consommateurs, dans leurs activités de travail et dans la productivité et la rentabilité des systèmes de production. Parallèlement, nous avons aussi vu que cette production de méconnaissance voire d’ignorance (Henry, 2011 ; Henry, Jouzel, Crespin, 2008 ; Jouzel, Dedieu, 2013), s’inscrit dans un mouvement plus profond : celui de la production de « masques » (Gollac, Volkoff, 2006 ; ) qui brouillent la perception des liens entre santé et travail et contribuent souvent au maintien des situations anxiogènes et délétères et celui de la médicalisation des usages de drogues dans « les addictions » qui brouille tout autant la perception des liens entre santé, travail et psychotropes.

Nous pensons que les deux réalités, travail et usage de drogues, ne s’excluent pas mais se combinent. Plutôt que de chercher à cloisonner les psychotropes dans l’une ou l’autre sphère, il nous paraît pertinent d’en interroger la complexité en analysant l’ambiguïté de leur sens, de leurs fonctions, de leurs effets (remèdes et poisons) et des systèmes d’activités dans lesquels ils s’inscrivent. Le sens de la mission des services de santé au travail et de l’obligation de santé, de sécurité et de résultats de la part de l’employeur impose d’analyser le travail et ses interrelations avec la santé des individus, dont les consommations de substances psychoactives, et ce quelles que soient les composantes personnelles du recours aux

psychotropes. Le champ des usages, de leur sens et de leurs effets recherchés par les professionnels doit être investiguer. Il s’agit ici d’étudier les connaissances et les pratiques associées, du point de vue de notre cadre théorique, pour bien en comprendre les tenants et les aboutissants pour le travail réel et la santé. C’est ce que nous proposons de faire aussi dans notre recherche.

Enjeux du coté de la prévention

En octobre 2013, la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale alerte sur le manque d’efficacité des politiques publiques sur la question « addictions et travail »

« Sortir de l’irresponsabilité collective entourant aujourd’hui le problème des addictions pendant le travail, tel est l’objectif du présent avis. Après avoir mené de nombreuses auditions, votre rapporteur pour avis ne peut, en effet, que constater que celui-ci demeure encore un tabou dans les entreprises, bien que les questions de santé au travail aient émergé dans le débat public. » (Vercamer - Commission des affaires sociales, 2013).

Face à l’impasse de l’action publique et à une forme d’« irresponsabilité collective » constatée dans les entreprises, nous pensons qu’il est nécessaire d’engager un travail de réflexivité sur les démarches de prévention telles qu’elles s’élaborent et se déroulent et sur tout ce qui résiste aux pratiques et aux visées de ces actions, du coté des sujets et des organisations du travail. Comprendre les interrelations entre le travail, les usages de psychotropes et la prévention devrait contribuer à l’amélioration de l’efficacité des politiques publiques.

Les travaux qui s’intéressent aux consommations de psychotropes dans une approche compréhensive constatent que, pour répondre aux défis 1) de la diminution du recours aux pharmakons en population générale et 2) de la prévention en milieu professionnel, ce sont conjointement les questions de l’usage, du travail et de la prévention qui doivent être reconfigurées (Maranda et coll.). Il nous paraît convenable de rompre avec les modèles réductionnistes : la réduction de l’usage au produit consommé, au sujet-consommateur et à l’idée de problème ; la réduction de l’activité de travail à ses conditions internes (aptitudes, personnalité, de style cognitif, psychoaffectif, etc., des travailleurs), la réduction de l’activité à ses conditions externes (objectifs assignés, prescriptions, modes de management, etc.), la réduction de la santé au travail au respect des normes médico juridiques, la réduction de la prévention des risques à l’exécution des prescriptions pensées par d’autres. Sortir de ces réductions implique de se décaler vers de nouvelles perspectives et d’étudier :

 le travailleur consommateur de drogues comme le sujet de son travail et de ses usages, et a priori responsable,

 les consommations de psychotropes comme des activités et des situations complexes plus que comme des problèmes,

 le travail réel, le travail prescrit, leurs rapports et leur conséquence  les ressources, les contraintes de l’organisation et leurs rapports,

 la prévention réelle, la prévention prescrite, leurs rapports et leurs conséquences

1.1.1.2 Objectifs et caractère novateur de l’étude

Notre étude s’inscrit dans le prolongement des travaux déjà entrepris sur l’usage de drogues et les actions de prévention en milieu professionnel. Elle se propose, dans un premier temps, d’établir un état des lieux critique de la recherche et de l’action institutionnelle. Il aura vocation à nous permettre de comprendre les connaissances actuelles, leurs modalités d’applications dans les entreprises et les services de santé au travail et leurs conséquences pour le travail et la santé. Dans un second temps, nous chercherons à compléter ces connaissances et ces pratiques en éclairant certains de leurs angles morts. Il ne s’agit plus de comprendre comment repérer des usages à risque de psychotropes afin de les éviter, mais de décrire les consommations du point de vue des acteurs, d’en comprendre les bénéfices recherchés et leurs conséquences multiples sur dans le travail et la santé et de transformer leurs composantes professionnelles. Cette dynamique rejoint ce qu’il est commun d’appeler la « prévention primaire » et mobilise la centralité du sujet dans le travail plébiscitée par la loi trop peu effective dans les entreprises. Aujourd’hui, il nous semble important d’étudier le continuum « travail, usage de psychotropes, prévention » dans une perspective compréhensive et clinique et de tester l’apport de ces approches en complément, ou à la place, des pratiques actuelles de prévention des conduites addictives en milieu professionnel et de soin aux travailleurs consommateurs de pharmakons. Notre étude se propose de contribuer à ces connaissances et au rayonnement de la clinique du travail dans le champ « travail et psychotropes », dans l’intérêt de la recherche et dans l’intérêt de l’innovation en prévention de l’usage de drogues, c’est-à-dire, selon Schumpeter, l’introduction d’un nouveau paradigme dans le milieu social, nouveau pour ce milieu (Schumpeter dans Vian et Hoffman, 2010).

En complément des cadres théoriques réductionnistes et « disjonctifs » dominants, et dans la mesure où nos travaux montreraient des transformations bénéfiques pour la

connaissance et l’action, l’innovation pourrait consister à introduire conjointement, les paradigmes de l’activité, de l’usage et de la clinique, appliqués au travail et aux consommations de drogue, dans les pratiques des décideurs et des opérateurs, du soin en addictologie, de la prévention et de la recherche.