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Chapitre 1. Méthodologie et terrains d’étude

1.1 La problématique de l’étude

1.1.2 Hypothèses et axes d’investigation

1.1.2.1 Les hypothèses

Nous cherchons à documenter et à comprendre les interrelations « travail, usage de psychotropes et prévention ». A partir de nos concepts (l’activité, la subjectivité, la préservation et la reconnaissance de soi, le rapport ressources/contraintes du travail, la souffrance, la régulation et les stratégies de santé, le pharmakon, l’usage) et des enjeux et objectifs que nous venons d’identifier, nous problématisons notre étude autour de cinq grandes hypothèses.

Première hypothèse : L’usage de psychotropes est un système d’activités à vocation fonctionnelle. Il peut s’inscrire dans des processus individuels et collectifs (conscients ou non) de préservation et de reconnaissance de soi et de son travail. Il assure une forme de régulation des tensions entre les différentes exigences auxquelles les opérateurs et les encadrants sont confrontées : exigences de production, mais aussi d’efficience, de santé, de sociabilité, d’appartenance et des formes de compensation face au manque de ressources collectives disponibles (sociales, organisationnelles ou techniques). Les arbitrages, individuels et/ou collectifs entre les buts visés dans les activités professionnelles, peuvent conduire à des pratiques apparemment paradoxales : des usages de psychotropes pour protéger sa santé (fonction anxiolytique), pour soutenir les exigences et le rythme de travail (fonction stimulante ou anesthésiante de la peur dans les situations anxiogènes par exemple), etc. L’usage pourrait être appréhendé comme une action (elle-même régulée) de régulation entre différents types de risques au travail, pour les sujets et pour la qualité de leur travail.

Deuxième hypothèse : Les caractéristiques du travail contemporain et les tensions associées jouent un rôle dans les usages de drogues des professionnels. Les activités sont aujourd’hui prises dans un système de normes totales qui rigidifie la régulation du travail et de la santé, détruit les collectifs et poussent les opérateurs à retrouver des marges de manoeuvre du coté de leurs activités et de leurs ressources individuelles.

Troisième hypothèse : Pour comprendre la prévention de l’usage de drogues en entreprises telle qu’elle se déroule, il s’agit d’une part d’interroger les prescriptions, les guides de bonnes pratiques et les plans d’actions et, d’autre part et surtout, de quitter cette perspective pour s’intéresser aux activités réelles des acteurs de la prévention (internes ou externes à l’entreprise, dont les « addictologues d’entreprise ») et des travailleurs ciblés par ces activités de prévention. Nous nous intéresserons aux postures des uns et des autres, aux visées et aux effets de leurs actions sur leur travail, leur santé, leurs usages de psychotropes et la performance globale de l’entreprise.

Quatrième hypothèse : Pour agir sur les usages de psychotropes des travailleurs, il conviendrait de quitter l'analyse des conditions d'exposition et les a priori hygiénistes et moraux et d’opter pour une clinique du travail éclairant la construction subjective et sociale de l’activité de travail et de l’usage de drogues. Pour contribuer à l’innovation et à l’amélioration de la prévention, nous proposons de déplacer le centre de gravité de prévention 1) des acteurs officiels de la prévention (les médecins, les intervenants en prévention, les ingénieurs sécurité, etc.) vers les travailleurs et 2) de l’investigation de la pathologie et des dommages vers un dialogue sur le travail réel, la santé et leurs ressources. L’analyse porterait sur un questionnement plus que sur des prescriptions : comment font les sujets travaillant pour faire face aux contraintes de leurs taches, de leurs activités et de leur santé ? Leur consommation de substances psychoactives a-t-elle une place dans leur économie physique et psychique ? Engager tous les acteurs à s’interroger et à répondre à ces questions devrait permettre de trouver d’autres leviers pour prévenir les liens entre le travail et la consommation de psychotropes et, ce faisant, de réduire la probabilité d’apparition de la souffrance et des dommages (liés aux drogues et/ou liés au travail).

Cinquième hypothèse : Nous posons l’hypothèse que nos ressources théoriques et notre posture de chercheure (directement lié à notre cadre théorique) rendront le sujet des psychotropes moins tabou ou stigmatisant chez nos interlocuteurs et que le dialogue pourra

s’engager plus ouvertement qu’en situation classique de travail ou qu’en entretien médico-professionnel. Dans le cadre de notre méthodologie (tradition de la recherche-action et approche clinique des conduites humaines), nous proposons des conditions de confidentialité, de dialogue et de rapport au travail et à la subjectivité de nos interlocuteurs et de nous-même, qui transforment l’entretien de recherche en rencontre, une « alliance » de deux demandes et une élaboration collective. L’hypothèse corollaire est que nous trouverons des professionnels consommateurs de psychotropes et/ou acteurs de la prévention et de la santé au travail disposés à s’engager dans cette recherche, c’est-à-dire prêts à se dire, à raconter leurs multiples activités de travail et de consommations de drogues, licites ou illicites, leur rapport subjectif au travail et à la hiérarchie, leurs difficultés, leurs écarts aux règles, leurs ressources, etc. Et ils en sortiront transformés autant, et différemment, que nous-même et que notre recherche. Nous postulons par ailleurs que, grace aux interventions conduites depuis dix ans dans de nombreuses entreprises, des services de santé au travail et des structures spécialisées en prévention des addictions, nous trouverons dans notre réseau plusieurs organismes prêts à collaborer à notre recherche comme terrains d’étude.

1.1.2.2 Les axes d’investigation

A partir de ces hypothèses nous dégageons cinq axes d’investigation, cinq lignes directrices pour notre étude :

3.1 Premier axe : l’usage de drogues des travailleurs est un système d’activités de préservation et de reconnaissance de soi

Nous explorerons l’usage des psychotropes comme une action subjective et fonctionnelle, comme un système d’activités, d’expectations, de régulations et de visées, de fonctions et d’effets. Nous étudierons conjointement l’activité de travail des consommateurs, les rapports qu’ils entretiennent à celle-ci, à eux-mêmes et à leurs pharmakons. Nous chercherons dans quelles mesures ces activités de consommation et de travail interagissent entre elles et dans quels sens et avec quels autres acteurs.

Nous étudierons les normes et les méthodes de travail et de management contemporains et leurs interrelations avec la santé des travailleurs et leurs usages de drogues. Nous serons attentifs aux liens entre type d’organisation du travail, notamment celles qui enjoignent à repousser toujours plus loin les limites de la fatigue, de la réussite et de la compétition, et rôle dans l’usage de psychotropes.

Troisième axe : le rôle des psychotropes dans l’activité de travail

Nous chercherons dans quelle mesure ces produits transforment, enrichissent ou pénalisent l’activité de travail et quels sont leurs effets sur la santé des sujets-travaillants et sur la performance de l’entreprise.

Quatrième axe : la prévention réellement conduite par les entreprises

Nous étudierons la prévention institutionnelle et réelle dans les situations de travail : les acteurs, les tâches prescrites, les activités réalisées et les activités empêchées, les critères d’évaluation, les effets de ces actions. Nous explorerons les écarts entre les discours officiels, les pratiques réelles et leurs effets sur les situations de travail des opérateurs et encadrants cibles, sur le travail des acteurs de la prévention eux-mêmes et sur les usages de psychotropes des personnes ciblées et des acteurs de la prévention eux-mêmes.

Cinquième axe : les fonctions et les intérêts de l’approche clinique sur l’activité et l’usage de psychotropes

Nous étudierons les caractéristiques et les effets de l’approche clinique mobilisée dans notre recherche (dans une visée de connaissance et d’action) sur l’activité de travail et l’usage de drogues de nous-mêmes (chercheure) et de nos interlocuteurs (opérateurs, employeurs, préventeurs, médecins, etc.).

Ces hypothèses et ces axes d’investigation président à notre travail de « production de matériaux » (et donc d’arbitrage et de renormalisation continue de nos tâches) et, dans un second temps, à l’interprétation des données qui seront recueillies.