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Chapitre 2. Analyse de la revue de littérature

2.1 Le système de normes du travail contemporain

2.1.1 La centralité de la gestion et de la productivité

2.1.1.1 La gestion

Trivialement, le dictionnaire Larousse (Larousse.fr, 2016) décrit la gestion comme « Action ou manière de gérer, d'administrer, de diriger, d'organiser quelque chose ; administration d'une entreprise soit dans sa globalité, soit dans une de ses fonctions ». Dans les années 80 et 90, Henry Mintzberg (2004), professeur de management et chercheur en sociologie des organisations, définit la gestion autour du vocable de management. Mintzberg n’invente pas ce vocable, il le popularise dans son ouvrage de référence (Le management, 1998/2004) en le décrivant tout à la fois du coté de ses visées instrumentales (division du travail en tâches et coordination de ces tâches) et de la matérialité nécessairement inventive et rusée de ses activités. Il souligne l’importance pour le management de prendre en compte les dimensions de rationalisation autant que les dimensions humaines plus incertaines de mise en œuvre. Dans une approche compréhensive, Mintzberg pointe « (…) quelque chose qui se situe en dehors des processus « analytiques » et « rationnels » qui furent si longtemps favorisés dans ce domaine (…) un processus plus obscur mais non moins important que l’on nomme l’intuition. » (p.19). D’après lui, les « deux processus d’analyse et d’intuition peuvent être couplés afin de jouer un rôle plus efficace dans le cadre des organisations complexes. » (p.20). Si les vocables de management et de manager dominent aujourd’hui les discours gestionnaires, la pensée complexe de Mintzberg est mise en minorité dans les pratiques. Dans l’édition augmentée de « Le management » (2004), ce chercheur s’alarmait déjà des dérives

d’une gestion et de managers standardisés, coupés du sens du réel et de ses ajustements inévitables.

« (…) la tendance actuelle de nos universités de management à former des diplômés de MBA plutôt que des managers. Je démontre ici, et j’insiste à nouveau sur ce point dans la conclusion de ce livre, que cela n’est pas sans conséquences dramatiques sur nos organisations, en minant les bases mêmes de leur efficacité sociale et économique. » (p.20).

A la même époque, les travaux des ergodisciplines sur la gestion rejoignent les analyses de Mintzberg. Hubault (2005), notamment, porte son regard sur les rapports entre la gestion des ressources humaines, l’activité et la complexité. Citant Midler, il propose de définir « l’activité de gestion comme « une activité de réduction de la complexité dans des situations de gestion » (Midler dans Orléan, 1994) » (p.1). Les observations de Hubault complètent celles de Mintzberg. D’après lui, la projection et les outils de la rationalité gestionnaire portent une certaine « manière de voir » qui, comme nous l’avons précédemment développé, ne peut se superposer exactement aux « manières de faire » de la production, ni même du management. Se pose alors, aux travailleurs, et à la gestion « le problème de ce qu’elle laisse échapper, inévitablement » (p.1). Hubault souligne que l’action de simplifier le réel pour mieux en maîtriser l’incertitude peut s’avérer contre-productif, pour la production et pour la santé des opérateurs. Cela masque nombre des dimensions du « vrai travail » (Schwartz, 2008) et ce sans être nécessairement au fait de la centralité de ce qu’elle omet.

Le constat est qu’aujourd’hui, malgré des manquements, cette pensée domine largement le pilotage des organisations professionnelles contemporaines, privées et publiques (Gaulejac, 2010 ; Le Goff, 2000, 2006). La question se pose de savoir comment elle se maintient à un tel niveau de domination. Boussard (2008) apporte des éléments de réponse du coté de l’analyse des dynamiques sociales. Pour cette sociologue, la gestion constitue « une forme sociale de conduite des organisations qui combine des modalités d’organisation et de division du travail », comme souligné par Mintzberg et Midler, mais aussi « d’obéissance et de conformité, de surveillance et de sanction ». La prescription normalisée, l’obéissance et le contrôle associés, structurent toutes les actions managériales et productives, autant les discours que les pratiques. Pour Boussard, cette situation n’est pas une réalité ex nihilo mais le fruit d’une rationalité productive particulière, « une idéologie qui a fait irruption avec le

montrent que, outre la dynamique de conformité et de surveillance, la gestion contemporaine du travail, construit aussi sa légitimité sur l’idée que les intérêts de l’employeur et du salarié se rejoindraient, que les conflits de logiques se solderaient, dans le cadre d’une prescription précise et totale du travail et de son respect strict de part et d’autre. Cette approche du travail se justifie et se nourrit des sciences positivistes et l’affirmation d’une rationalité qui concourait à des intérêts communs, à la performance et à la juste rétribution des efforts (Boussard, 2008 ; Lallement, 2007, 2010, 2011 ; Meda, 2015). L’idéologie contemporaine du travail et des relations de subordination est désormais une « conception productive et instrumentale du travailleur » (Billiard, 2011) et aussi du dirigeant.

Dans les faits étudiés par les ergodisciplines, nous observons que ce n’est pas la norme qui organise le travail des dirigeants et des opérateurs, c’est le travail réel lui-même. Pour Hubault (2005), se couper de sa connaissance c’est se couper de la véritable performance de l’entreprise et donc des arguments de légitimité de la gestion

« C’est dans la manière dont tout ça tient ensemble que se joue la performance RH. C’est bien cette manière qui fait problème, par déficit de pensée, de savoir, d’échange sur ce qui peut l’assurer plus fermement que la seule rhétorique du discours ou de la croyance » (p.8).

Le travail réel ne s’inscrit pas dans la prescription, dans une logique linéaire et lisse. Nous l’avons largement développé, il est constitué de conflits de logiques, de souffrance, d’ambiguïtés et d’efforts qui dans le cadre des régulations et des stratégies de santé peuvent parfois être à l’opposé de ceux imaginés par les ingénieurs concepteurs. La réalité du travail et de ses effets peut prendre une forme très éloignée des descriptions faites par les gestionnaires et les ingénieurs qualité et méthodes. Avec cet écart, incontournable rappelons-le (Schwartz, 2008), c’est toute la légitimité de la gestion qui est remise en question. Si la gestion ne rend pas fidèlement compte de la réalité, se pose à nouveau la question de la performance et de la justice de la rétribution et des efforts réellement consentis. Les écarts entre le réel et les projections et les données officielles peuvent paraître si contradictoires, parfois si accusateurs, au regard des déclarations et des responsabilités des donneurs d’ordre que ces derniers se ferment à toute investigation qui établirait les faits tels qu’ils sont et qui en chercherait ouvertement les causes (Volkoff, Lhuilier). La dynamique managériale contemporaine entretient « un rapport maudit avec le quotidien. C’est leur maillon faible » (Hubault, 2005, p.8). Dans ces conditions et du point de vue des approches compréhensives du travail, l’organisation gestionnaire du travail est une « illusion » (Le Goff, 2004).

Ce constat est largement partagé dans les travaux issus des ergodisciplines mais le paradigme du travail réel est marginalisé (quand il n’est pas réfuté) par les entreprises et les pouvoirs-publiques. Une grande partie des connaissances exposées et analysées dans notre cadre théorique reste peu utilisée, voire pas du tout, dans les organisations productives. L’activité, la subjectivité, les tensions ressources/contraintes, la souffrance, les régulations et les stratégies, sont des notions reléguées du côté du sujet « privé ». Celles qui participent à la gestion (de la production et des risques) sont des critères standardisés, chiffrés : la norme, la conformité, la productivité et le risque acceptable.

2.1.1.2 La productivité

Les efforts de productivité de l’organisation du travail et des travailleurs sont au centre des débats et des négociations dans les entreprises et les fonctions publiques. Du point de vue des tableaux de bord gestionnaires, le travailleur est une charge. La visée de la productivité est de diminuer la valeur de cette variable. Dans cette logique prioritaire, le pilotage des entreprises ne focalise pas son attention sur l’analyse et l’organisation du travail vivant mais sur la mesure et l’optimisation comptable de la « ressource humaine » (Le Goff, 2006). L’administration de la productivité se construit du coté de la projection et de la maîtrise : objectifs chiffrés et maîtrise des coûts, des moyens, des hommes et des résultats. Ses pratiques se rabattent du côté de la prescription : procédures, démarches qualité, marketing, valeurs énoncées de l’entreprise, etc. et de la surveillance et de la mesure. Gaulejac observe un fait plus récent, l’administration de la productivité passe aussi par la maîtrise des cadres. L’obéissance de l’encadrement opérationnelle est aujourd’hui privilégiée à la qualité d’analyse du réel et de créativité. L’observation du travail n’est plus la connaissance, sans jugement ni arbitrage, de la situation mais une évaluation au regard des chiffres et des normes (Boussard, 2008). Avec les effets de leurre quant à la performance réelle et à la peine concédée que nous avons soulevés précédemment.

Les efforts de productivité sont généralement négociés sur la garantie des bénéfices de la croissance en termes de salaires et de niveau de vie (Billiard, 2011). En 2016, face à la mondialisation et au chômage de masse, c’est plus que jamais la productivité qui se négocie mais autour de la garantie de l’emploi et de moins en moins sur sa rétribution (Omnès, Méda). Pour Christophe Dejours (2004), le couplage productivité/sous-emploi confisque une partie

« Pour la plupart des gens ordinaires, accéder à un emploi et le conserver, même lorsqu’il engendre une surcharge de travail et fait courir des risques pour la santé, résultent de la « discipline de la faim. Le travail est un gagne-pain, d’abord ! »

Pour imposer de telles conditions, la gestion en appelle au refoulement du réel et à l’intériorisation des ses normes (la compétition interne, la surveillance généralisée, le déni, le refoulement, etc.) qui s’opère par des apprentissages variés de « conformisation » et de « soumission » (Boudon dans Demeulenaere et Viale, 2001). Face aux non-conformes, aux in-casables, aux insoumis et aux résistants, elle en appelle à l’exclusion : placardisation (Lhuilier, 2002), licenciement, démission ou décompensation physique ou psychique (Pezé).

Le travail est aujourd’hui au cœur de la dynamique générale de standardisation des conduites humaines. A l’instar de ce que nous avons observé pour la santé et la politique générale des drogues en France, le pouvoir de la mesure et de la norme chiffrées s’impose comme difficilement discutable en milieu professionnel. A ce stade de notre compréhension du travail contemporain, plusieurs questions se posent à nous. Quelles sont les normes qui organisent le travail et, se faisant, les tensions du travail ? Comment procèdent-elles concrètement et avec quels effets, dans et sur le travail, dans et sur les travailleurs ?

2.1.1.3 La norme

La norme est incontournable pour comprendre les déterminants du travail (Daniellou, 1996). Sa prégnance nous invite à la définir, tant du point de vue de sa signification que de sa trajectoire dans les entreprises. Étymologiquement, ce terme provient de norma (latin) qui signifie « équerre » et au figuré « règle » et « modèle » (Littre.org, 2016). Historiquement la norme est une notion philosophique et éthique, elle organise l’ordre social autour de la centralité de l’homme (Cornu, 2009). Aujourd’hui, elle se construit d’avantage dans le champ de la rationalité, autour de l’idée de mesure et d’homogénéité. La norme est une « règle fixant les conditions de la réalisation d'une opération, de l'exécution d'un objet ou de l'élaboration d'un produit dont on veut unifier l'emploi ou assurer l'interchangeabilité. » (Larousse.fr, 2016). Ne se présentant plus comme valeur, « la norme semble se réclamer de faits, supposés plus têtus, dans les discours et les pratiques » (Cornu, 2009, p.31). Ce n’est plus la raison philosophique qui l’emporte, ni même qui nourrit la production de normes, ce sont les sciences de la mesure (l’épidémiologie, l’économie, la médecine, l’informatique) et le contrôle social.

Pour exposer les normes de l’organisation du travail, nous proposons de mobiliser la typologie décrite par Laurence Cornu (2009). A partir des travaux de référence de Merleau-Ponty et de Canguilhem, Cornu relève trois définitions, à la fois théorique et pratique, de la norme (p.30) :

 La norme comme valeur collective : sa légitimité n’est pas sa pureté mais son effet mobilisateur. Le « normal » est ce qui se conforme à la valeur commune.

 La norme comme fréquence statistique : elle se calcule statistiquement. La norme est « scientifique » (chiffres et tableaux, fréquences, etc.).

 La norme comme format standardisé : la norme est une forme « standard ». Le normal est le conforme au format standard.

Selon cette perspective, croisée à notre approche compréhensive du travail comme question d’activité et de subjectivité, décrire l’organisation « normale » du travail revient à la caractériser conjointement par les prescriptions du travail et les tensions associées (créatrices, anxiogènes et/ou pathogènes) entre prescriptions et ressources collectives pour les atteindre, sous trois angles chacun (Cornu, 2009) :

 Les principales valeurs collectives de la gestion du travail.

 Les formes statistiquement majoritaires d’organisation du travail.  Les formats « standards » d’organisation du travail préconisés.  Les principales valeurs collectives des tensions du travail  Les formes statistiquement majoritaires des tensions du travail.  Les formats « standards » des tensions du travail

Dans notre perspective, la souffrance au travail n’est pas une caractéristique des travailleurs mais de l’organisation officielle du travail et de ses normes. Nous interrogeons les formes de tension au regard des formes de travail.

2.1.2 Essai de caractérisation de la gestion comme système de normes et de