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Chapitre 2. La santé des travailleurs

2.1 La santé

2.1.4 La normalité souffrante

Nous l’avons vu, les ergodisciplines interrogent le travail et croisent immanquablement la question du sujet et de sa santé. En racontant leur travail, les opérateurs parlent de sens, de fierté, de satisfaction, de débrouillardise, de lien, de résistance et de fatigue, de tensions, de peur, de précarité, de solitude et d’usure, etc. Si des plaintes émergent, elles soulèvent la place prépondérante du non-répondant des dirigeants (Kaës, 2012), de l’absence de réponse en terme de prévention et de réparation (Dessors, 2010). Interroger le rapport au travail et à la santé des opérateurs, c’est croiser la question du sens et de la souffrance au travail (Dejours, 2010 ; Loriol, 2010 ; Maranda, 1995 ; Molinier, 2010). Cette réalité est complexe et paradoxale. Les salariés se plaignent de « souffrir » tout en participant eux-mêmes à la reproduction et à l’opacité des situations dégradées et des risques (Gollac et Volkoff, 2006 ; Lhuilier, 2010 ; Dejours, 2000). Ils banalisent les tensions du travail, soit pour affirmer une identité professionnelle (Gollac, 2012 ; Molinier et Flottes, 2012), soit par nécessité économique pour satisfaire les besoins du ménage (Omnès, 2009). Comme le note Davezies (1999)

« Les contradictions entre exigences de santé et exigences économiques et productives ne sont pas la seule affaire du médecin du travail. Nous tenons au contraire que chacun, du haut en bas de la hiérarchie, est confrontée à cette contradiction qui engage son identité et son humanité. Le travail exige de chacun qu’il réalise des compromis entre les exigences de production, la nécessaire préservation de son intégrité personnelle et le respect des valeurs sur lesquelles il fonde son identité ». Ces contradictions (entre réel et prescrit, dans le sujet et dans le prescrit), nous les avons précédemment développées, et les tensions psychiques, physiques et sociales associées, sont inévitables. Travailler c’est « faire avec » ces tensions mais c’est surtout faire « malgré tout ». Quelle qu’elle soit, le sujet ne subit pas seulement sa situation de travail, il tente de la résoudre, coûte que coûte, et durablement. Toute la question en terme de santé, porte sur la nature, l’intensité et l’issue, individuelles et collectives, de cette souffrance.

Pour la psychopathologie souffrir n’est pas une erreur de parcours, c’est la vie. Cette expérience prend place à la fois comme contrainte et ressource au cœur de notre confrontation au réel. Dans ce cadre théorique, la souffrance n’est pas synonyme de pathologie mais de développement (Furtos et Laval, 2005 ; Dejours, 2000). Souffrir est irréductible à la maladie mais si sa fonction vitale échoue, la souffrance peut empêcher de vivre. Elle s’inscrit dans la

« normal au pathologique ». Le psychiatre Jean Furtos décrit la souffrance dans ce continuum, sous trois formes interreliées (Furtos et Laval, 2005) :

 Une souffrance qui aide à vivre, qui mobilise l’action et est transformée par elle.  Une souffrance qui encombre, qui commence à empêcher d’agir et donc de vivre.  Une souffrance qui aliène, qui empêche de souffrir mais aussi de vivre.

Pour Furtos, la souffrance humaine est vivante, ses ressources et ses contraintes ne sont jamais données d’avance, elles sont multiples, sociales autant que psychiques et physiques (Furtos et Laval, 2005).

Du côté de la psychologie du travail et des théories de l’activité, par définition, l’activité est posée comme l’élément nodal du travail, nous l’avons vu, et de la santé. La souffrance au travail est décrite par l’altération du rapport à soi et du rapport à autrui (Clot 2008a) et par une diminution du pouvoir d’agir (Clot 2008a). Clot montre que la souffrance est une atteinte à l’intégrité de soi, intégrité physique mais aussi sociale et psychique. Elle trouve son origine les effets et la nature même des activités, dans les faux buts, les empêchements et les ressentiments, dans toute cette activité qui se répète sans atteindre ses visées et sans transformer la situation de travail. Pour Clot (2008a), une situation devient délétère dès lors qu’elle empêche les sujets de « travailler une tête au dessus d’eux », quand l’activité réalisée se nourrit de trop de buts et d’activité empêchés, quand elle ne permet plus aux opérateurs d’agir sur eux-mêmes et sur leurs rapports à l’autre, pair, subalterne ou supérieur.

Pour la psychodynamique du travail, la souffrance constitue tout à la fois le travail, la santé et la porte d’entrée pour les comprendre. Au quotidien, elle se développe entre le travail prescrit et le travail réel, dans cet espace de remaniements, des réélaborations, de « lutte entre le bien-être et la maladie » (Dejours, 2000). Pour Dejours (2000), travailler est une histoire vitale. Le travail réel est traversé d’infinies tensions dans lesquelles « souffrir c’est se débattre pour sauver sa vie ». Face à la centralité de la souffrance, comme espace de confrontation au réel et comme contrainte et ressource, Dejours, Dessors et Molinier (1994) parlent de « normalité souffrante ».

Pour Pascale Molinier (2002), la normalité souffrante des travailleurs n’est pas d’ordre matériel, elle a à voir avec le champ des valeurs. Quelle que soit la nature des transformations réalisées entre le prescrit et le réel (temporalité, geste, posture, relations sociales, valeurs, etc.) par les opérateurs, les modifications les plus souhaitées « ne concernent pas le monde des choses » (Molinier, 2002, p. 134). Molinier pense qu’il faut opérer une « articulation entre souffrance et sens moral » (Molinier dans Lallement, 2011, p.18). Pour cette auteure (Molinier, 2002)

« Ce qui me fait souffrir dans le travail, c’est « moi-même » dans la situation, ceux sont mes propres actions, ce que je fais et avec quoi je suis en désaccord, ce que je ne fais pas et souffre de ne pas pouvoir faire ; mais aussi, et peut-être avant tout : ce que je fais sans savoir vraiment pourquoi je le fais et si je fais « bien » de le faire. »

La souffrance ici décrite par Molinier est d’ordre éthique au sens de ce que « la personne estime bon de faire » (Ricœur cité par Baudoin, 1994, p.20, dans Molinier). Comme Dejours (1994), Molinier parle de « souffrance éthique » (Molinier dans Lallement et coll., 2011, p.18). Du point de vue de la psychodynamique du travail, « éthique » peut être entendu comme « interrogation sur le sens de ce qu’on fait et qui dépasse les dilemmes pratiques vers un questionnement sur le sens de la vie » (Molinier et Flottes, 2012, p.54). Ce concept et son usage font débat dans les cliniques du travail. Pour la clinique de l’activité, les questions d’éthique doivent être dissoutes dans l’analyse des conflits d’activités, au risque selon Clot (dans Molinier et Flottes, 2012) qu’une problématisation en termes de conflit de valeurs laisse « dans l’ombre bien des conflits plus ordinaires sans doute, moins nobles, plus discutables aussi car moins tranchés [...]. On n’est pas heurté tous les jours dans sa conscience professionnelle, mais on s’entête souvent à faire quelque chose qui, malheureusement, heurte les logiques de l’organisation sans pouvoir l’infléchir » (Clot, 2010, p. 119). » (p.54). Pour Molinier et Flottes (2012) le désaccord s’avère minime. Les chercheurs en psychodynamique du travail rejoignent Clot sur l’idée que la souffrance éthique des opérateurs ne porte pas sur un « sens moral conventionnel (…) d’un point de vue impartial et abstrait » mais bien sur « ce qui compte », (…) ce qui a de la valeur aux yeux des personnes qui travaillent. » (Molinier et Flottes, 2012, p.54). Mais Molinier (dans Lallement et coll., 2011) soutient tout de même que « la réticence à penser la valeur et l’éthique comme des dimensions ordinaires des préoccupations humaines empêche de penser correctement la souffrance au travail et les formes de décompensations qui en résultent » (p. 18). Nous ne contribuerons pas à cette « dispute » ici. En revanche, nous avons choisi de travailler avec la notion de « sens moral »

valeurs engagées dans le travail réel et leur contribution à la souffrance. Elle nous paraît pertinente au regard de notre questionnement sur les interrelations entre le travail et les drogues, de tous temps remèdes aux maux du corps et de l’esprit.

Quelle soit d’origine physique, psychique, psychosociale ou éthique, les travaux en santé mentale nous montrent que la souffrance a toujours une issue incertaine. Canguilhem (2007), Furtos et Laval (2005), Dejours (2000, 1993, 2009), Molinier (2002, 2006, 2010), Lhuilier et Waser (2016), Clot (2006, 2008a), Sarnin et coll., (2012) et bien d’autres contributeurs, nous rappellent que de ressource pour vivre elle peut évoluer vers la pathologie, et que la maladie pourra avoir été pendant un temps, elle-même une solution vitale (Clot, 2008a, Fernandez, 2009). Comme le souligne Yves Clot (2008b)

« Les pathologies professionnelles sont souvent les seuls moyens qui restent aux sujets concernés pour s’affranchir des conflits insolubles auxquels ils doivent se mesurer. Il faut leur reconnaître le statut de création sans pour autant oublier que ce sont aussi des « faux-pas » du développement, l’activité se trouvant confisquée par la maladie. » (p.). En clinique du travail la souffrance est « un problème général qui a ses invariants » (Clot, 2008b) : corps, processus psychiques et sociaux, interactions, ressources, contraintes, etc., accessibles à l’observation et à l’interprétation. Pour Yves Clot, la recherche doit se préoccuper de l’explication des processus invariants de la souffrance plutôt que de décrire des états morbides (Clot, 2008b).