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Une sociologie linguistique en évolution constante

De 1839 à 1945, la composition sociolinguistique du Luxembourg s’est profondément modifiée et la position sociologique et hiérarchique des langues qui constituent cet écosystème s’est vue bouleversée jusqu’à la dernière mesure législative en date, en 1984. La structure pluriglossique du pays est donc plastique et dynamique et déborde des cadres fixés par Ferguson et Fishman. Les modèles de Ferguson et de Fishman s’inspirent de diglossies, sinon stables, du moins longues dans le temps (Sauzet, 1988, p. 1) qui peuvent donner une impression de statisme de la situation. L’étude du cas luxembourgeois, dans une période relativement courte si l’on se base sur la date de création de l’État, démontre que la configuration diglossique est très évolutive. Entre 1839 et 1984, le statut du français a considérablement changé pour se retrouver en situation progressive de remplacement par le luxembourgeois, tandis que l’allemand s’est

retrouvé cantonné à des fonctions strictement littéraires et que d’autres langues ont gagné en importance dans la société, principalement le portugais et surtout l’anglais.

Ce phénomène est théorisé par Henri Boyer (Boyer, 1987, p. 85). Il oppose à la représentation fonctionnaliste statique de Ferguson et Fishman, où « une distribution plus ou moins

complémentaire des fonctions des deux variétés de la même langue ou de deux langues différentes au sein d'une communauté historique, distribution asymétrique, [est] stable », une

sociolinguistique « périphérique », inspirée de la sociolinguistique catalane, avec une représentation plus « dynamique ». On y retrouve un état de polarité problématique entre une langue dominante et une langue dominée où l’instabilité et la dissymétrie créent une situation de conflit linguistique.

L.-J. Calvet rappelle que la diglossie « est en perpétuelle évolution » (Calvet, 1993, p. 38). Le cas luxembourgeois n’échappe pas à la règle. La situation du Luxembourg se rapproche de l’image des « Balkans linguistiques » que Calvet emprunte à Uriel Weinreich (Billiez et al, 2003, p. 19), soit un pays où se côtoient, outre le luxembourgeois, le français et l’allemand, l’anglais, le portugais, l’italien, dans une moindre mesure ainsi que le néerlandais ou le chinois. Dans ce contexte, le français tient une place ambivalente et évolutive. Mais comme pour toutes les autres langues du pays, sa position change au gré des modifications du tissu économique et social que le pays a connu. En 179 ans d’indépendance, le Luxembourg est passé d’État rural satellitaire de l’Empire prussien à puissance industrielle et sidérurgique puis à place financière internationalement connue et attractive. Cette progression a eu un impact sur la composition de la population et sur le poids respectif des langues en présence.

L’essor de la sidérurgie industrielle à la fin du XIXe siècle s’accompagne d’un afflux important de migrants italiens qui s’emparent du français pour communiquer avec les autorités du pays (Magère et al., 1998, p. 31). Après le second conflit mondial, d’autres migrants romanophones, principalement portugais mais aussi espagnols, arrivent massivement au Luxembourg. Le français consolide alors sa place de langue « officielle » mais il devient progressivement langue véhiculaire intercommunautaire, au moins dans la capitale et dans le sud du pays où résident de nombreux migrants. En ville, il se substitue même au luxembourgeois comme langue d’usage dans les commerces.

À partir de 1960 et le début du déclin de la sidérurgie, le Luxembourg se transforme progressivement en place financière et attire ainsi une nouvelle main-d’œuvre plus internationale et plus hétérogène qui dispose de l’anglais comme langue de communication (Berg et Weis, 2005, p. 15). En 2015, dans la capitale Luxembourg-ville, dans les restaurants

et les grandes surfaces, l’anglais est en passe de devenir la première langue d’échange interpersonnelle. Cette nouvelle population active très cosmopolite est également représentative d’un certain niveau d’éducation et l’anglais jouit d’une image positive aux yeux de la population autochtone. B. Esmein évoque « le prestige dont bénéficie la culture anglo-saxonne actuellement » (Esmein, 1998, p. 68), en soulignant que les Luxembourgeois qui parlent anglais sont souvent ceux qui ont suivi des études supérieures et qui peuvent donc se prévaloir d’un statut particulier.

Par un notable renversement des valeurs, le français, naguère langue de prestige et marque de culture se voit progressivement supplanté par l’anglais. On assiste donc actuellement à une double substitution comme phénomène décrit par P. Sauzet (Sauzet, 1988, p. 2). D’une part le luxembourgeois se substitue progressivement au français dans la sphère formelle et officielle. Il est placé au sommet de la pyramide institutionnelle en tant que langue « nationale » des Luxembourgeois. À cela s’ajoute le fait que tous les débats parlementaires se tiennent exclusivement en luxembourgeois et que les politiciens sont incités à ne prononcer leurs discours publics qu’en luxembourgeois (Esmein, 1998, p. 66). À ce propos, la crainte de la population nationale de voir le luxembourgeois supplanté à la Chambre des Députés par des élus étrangers a, semble-t-il, motivé le vote du « non » au référendum du 7 juin 2015 sur l’éventualité du droit de vote pour les ressortissants étrangers21. La substitution est mue dans ce cas de figure par la revendication du caractère « national » de la langue du peuple luxembourgeois. Les dimensions identitaires, affectives et symboliques ne sont pas absentes de ce processus qui voit s’opérer un phénomène de valorisation du luxembourgeois perçu en tant que langue, et plus seulement en tant que « platt » ou sous-version patoisante de l’allemand. D’autre part, le français se trouve progressivement supplanté par l’anglais selon un mécanisme décrit par Sauzet comme « mimétique » (Sauzet, 1988, p. 5). L’anglais est pratiqué au sein de la population par ceux qui possèdent le statut envié de diplômé du Supérieur ; il est également le véhicule privilégié des expatriés globe-trotters qualifiés aux professions gratifiantes (ingénieurs, courtiers-traders, fiscalistes et juristes, etc.). Le français maintient encore son statut de langue d’échange en ville compte tenu de la forte représentation des frontaliers francophones dans tous les commerces mais la pratique de l’anglais s’intensifie d’autant que, de leur côté, les frontaliers ont eux aussi été scolarisés suffisamment longtemps pour maîtriser des rudiments d’anglais et l’employer avec des étrangers anglophones. Sauzet définit le modèle mimétique

21 Interview de Fernand Fehlen dans le Quotidien du 22/06/2015

comme « un modèle de la situation diglossique qui dépasse les approches sociolinguistiques contradictoires et rend compte de leurs contradictions » (Sauzet, 1988, p. 6). Il ne s’inscrit pas dans la configuration du conflit diglossique où la lutte s’articule entre une langue politiquement dominante et une langue dominée et officiellement dévalorisée. Il axe son analyse sur l’importance du désir, moteur de l’imitation qu’il voit comme une situation de tension entre l’objet et sa convoitise ; tension socialement propice à « l’acquisition des savoirs et des comportements sociaux adéquats » (Sauzet, 1988, p. 6). Mais si cette tension peut donner naissance à la violence, les sociétés modernes comme le Luxembourg font preuve d’une grande tolérance envers les comportements mimétiques et anéantissent donc les risques de crise. La capacité d’accueil du Luxembourg (49,2 % de résidents étrangers) et sa grande plasticité en matière de politique linguistique démontrent sa faculté à intégrer les facteurs étrangers et à s’y adapter le cas échéant.

1.5. Conclusion

La pluriglossie luxembourgeoise n’est pas une pluriglossie conflictuelle. Dans son étude sur les contacts de langues entre francique, français et allemand en Lorraine germanophone et au Luxembourg, Marielle Rispail abonde dans ce sens en expliquant « que les langues varient au Luxembourg selon des continuums complexes et imbriqués où les contacts ne semblent jamais de conflit mais de complémentarité, d’aisance, de confort » (Billiez et al, 2003, p. 84). Elle doit pourtant rapporter les propos d’un enquêté qui déclare : « les Luxembourgeois, ce sont ceux qui parlent luxembourgeois » (Billiez et al, 2003, p. 81). Les langues en présence n’ont donc pas toutes la même valeur puisqu’une seule d’entre elles, le luxembourgeois, confère la qualité de citoyen national.

La sociolinguistique a pour objet l’étude des langues dans leur contexte de production, « la vie du langage et des langues au sein des sociétés humaines » (Boyer, 2001, p. 7). Elle aborde les langues selon leurs relations de contact et selon leurs fonctions sociales. Les langues ne sont pas uniquement les manifestations sonores de l’expression de la pensée, elles marquent socialement leurs locuteurs et assument à ce titre des fonctions de représentation, d’identification ou de communication (Labov, 1977, p. 113-115).

Les langues présentes dans la constellation multilingue luxembourgeoise jouent pleinement ce rôle de reconnaissance et de délimitation des communautés où le français tient encore lieu de « langue fédératrice » (Fehlen, 1998, p. 18) entre la majorité des résidents ; et dorénavant où

l’anglais, de par sa dimension de prestige, gagne en importance dans les échanges urbains et professionnels.

Si le Luxembourg ne connaît pas de conflit linguistique, il connaît des tensions entre communautés qui ne possèdent pas des plurilinguismes équivalents :

- les Luxembourgeois revendiquent le trilinguisme luxembourgeois/allemand/français comme symbole de leur appartenance à la « communauté nationale » (Trausch, 1998, p. 25-29) ;

- les immigrés portugais et italiens affichent un bilinguisme portugais-italien/français administrativement fonctionnel (avec le français) et professionnellement adapté - le portugais est la langue majoritaire dans le secteur du bâtiment (Heinz et Fehlen, 2016b, p. 4) ;

- les expatriés et eurocrates appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieurs qui pratiquent un bilinguisme anglais/langue maternelle.

Dans le contexte multilingue luxembourgeois où les pratiques diglossiques sont la norme pour tous les résidents, les langues qui composent le répertoire multilingue de chacun rendent compte des groupes auxquels les individus appartiennent et leur position sociale.

Au Luxembourg, une pluriglossie à plusieurs niveaux renseigne sur la grande variabilité de la composition démographique et son influence sur le paysage linguistique :

- une diglossie historique français / germanique ; - une diglossie allemand standard / luxembourgeois ;

- une diglossie sociale de prestige anglais / langues indigènes (français, luxembourgeois, allemand, portugais) ;

- une diglossie sociale de migration portugais (anciennement italien) / français ;

- une diglossie sociale langue intercommunautaire (français) / langues des « nationaux » (luxembourgeois, français, allemand).

Le Luxembourg ne présente pas un système diglossique opposant une communauté nationale dominée à une autre dominante comme le décrivent Philippe Gardy et Robert Lafont avec l’occitan et le français (Gardy et Lafont, 1981, p. 76) ou encore Carmen Alén Garabato et Henri Boyer à propos du galicien ou du catalan face au castillan (Boyer et Alén Garabato, 1997, p.41).

Au Luxembourg, la pluriglossie sépare les titulaires du trilinguisme national des étrangers qui ne maîtrisent, dans le répertoire verbal, qu’une seule des trois langues de la triade, ou de ceux qui n’utilisent que l’anglais sur le territoire. Mais la connaissance du luxembourgeois demeure un élément clé pour une intégration auprès des autochtones. Ainsi, comme le souligne Fernand Fehlen citant l’enseignant et chercheur luxembourgeois Joseph Reisdoerfer :

« La langue fédératrice de la société luxembourgeoise reconnue et acceptée comme telle par les autochtones et les immigrés de deuxième génération, c’est le luxembourgeois » (Fehlen, 1998, p. 18).

IX. Représe ntation gra p hique de la plurigloss ie en 201 7

Le luxembourgeois est langue nationale depuis 1984. En outre, il est nécessaire d’en maîtriser les bases jusqu’au niveau A2 du CECR pour obtenir la nationalité luxembourgeoise par naturalisation. L’anglais se répand grâce à la présence en croissance permanente de personnel des institutions européennes et à l’attrait de la place financière sur une population internationale qualifiée. Il jouit de ce fait d’un grand prestige auprès de la population locale qui le revendique comme haut degré d’instruction.

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