• Aucun résultat trouvé

Langue « des livres » versus langue « du pays »

Situation 4 dite des langues séparées

4.4. La Norvège : cohabitation de deux variétés d’une même langue

4.4.1. Langue « des livres » versus langue « du pays »

À l’origine, la langue parlée en Norvège se confond avec le vieux norrois courant dans toute la Scandinavie de manière indifférenciée de la Suède à l’Islande en passant par le Danemark, les

îles Féroé et Orcades que les vikings norvégiens colonisent au IXe siècle (Mourre, 2001, p. 834). Le vieux norrois ne commence à se séparer en deux branches qu’aux alentours de 1050

lorsque trois royaumes de Norvège-Islande, Suède et Danemark se stabilisent pour quelques décennies. Apparaissent le nordique de l’ouest ou vieil islandais en Norvège et en Islande, et le nordique de l’est en Suède et au Danemark (Vignaux, 2001, p. 178). Néanmoins, les différences, qui se situent surtout au niveau phonologique, dont notamment l’amuïssement de diphtongaisons à l’est (ibid.), restent suffisamment ténues pour que le politicien-barde islandais du XIIIe siècle Snorri Sturluson puisse converser avec les ressortissants de chacun des royaumes

sans le recours nécessaire à un interprète (Dillmann, 2000, p. 28), ou conçoive une historiographie légendaire des familles régnantes des trois royaumes selon une ascendance commune (ibid., p. 30).

Le Moyen Âge est une période littéraire florissante au royaume de Norvège et en Islande121 (Vikør, 2015, p. 121), mais la grande peste noire de 1350 ravage le pays, fauchant deux tiers de la population (Vignaux, 2001, p. 178) et poussant la culture norvégienne vers le déclin : « L’épidémie décime particulièrement les membres du clergé, pratiquement seuls porteurs d’une tradition linguistique relativement uniforme. La disparition de cette élite constitue une rupture linguistique majeure » (ibid., p. 179). Au fléau de la peste s’ajoutent les jeux des alliances diplomatiques et dynastiques entre les couronnes danoise, suédoise et norvégienne qui font tomber les deux dernières sous la souveraineté du Danemark et de sa reine Marguerite par l’Union de Kalmar en 1397 (Mourre, 2001, p. 835). La culture littéraire norvégienne s’éteint rapidement pour laisser la place au danois qui devient la langue écrite dans tout le territoire. Le norvégien souffre alors non seulement de la puissante administration des souverains danois, mais aussi de la trop grande hétérogénéité de ses dialectes qui ne se confondaient pas au vieux norrois écrit. La disparition du clergé local entraîne, du même coup, la disparition de ceux qui pouvaient lire et écrire la vieille langue littéraire. La langue danoise s’impose dans la « province » norvégienne en une seule génération (Vignaux, 2001, p. 179). Le danois devient, outre la langue des élites formées à Copenhague, la langue d’enseignement puis la langue de l’Église. En effet, la Réforme a atteint la Suède qui traduit la Bible en suédois, et fixe la langue moderne par la même occasion entre 1526 et 1541. Le Danemark, puissance tutélaire, fait de même en 1555 et diffuse le nouveau Texte réformé en Norvège (Hanssen, 2014, p. 352), ce qui tend à augmenter le prestige du danois auprès des Norvégiens (Vikør, 2015, p. 122). La Suède se détache de l’Union en 1523 mais la Norvège reste sous domination danoise jusqu’aux guerres napoléoniennes. Les quatre siècles de cette présence affectent la langue autochtone. Le vieux norrois écrit disparaît complètement du pays – il ne survit qu’en Islande qui l’utilise à son tour pour transcrire la Bible luthérienne – mais les dialectes régionaux persistent. Par ailleurs, les Norvégiens ne parviennent pas à prononcer la langue écrite à la manière des Danois. S’en suit l’émergence d’une variante norvégienne du danois : « une grammaire et un vocabulaire danois, mais une phonologie et une prosodie norvégiennes, le « dannet daglitale » (discours éduqué de tous les jours) » (Vignaux, 2001, p. 180). Le dannet daglitale constituera le futur bokmål. De fait, sur le territoire norvégien sous domination danoise, la confrontation des deux langues ne

constitue pas un choc brutal pour la population tant les langues scandinaves (avec le suédois) sont si « étroitement liées (que) l’intelligibilité mutuelle est possible122 » (Vikør, 2013, p. 111). Simplement, au contact du danois, la grammaire norvégienne se simplifie et le lexique de la langue des villes que sont Christiania (qui redeviendra Oslo au XXesiècle) ou Bergen s’enrichit des apports du danois (ibid.).

À l’issue des guerres napoléoniennes, le Danemark, dans le camp des vaincus, perd la Norvège au profit de la Suède régentée par l’ex-maréchal français d’Empire Jean-Baptiste Bernadotte (futur Charles XIV de Suède et de Norvège) au traité de Kiel le 14 janvier 1814 (Mourre, 2001, p. 835). Cependant, le 17 mai 1814 à Eidsvoll, une assemblée constituante (le Storting) vote la constitution d’une Norvège libre et indépendante (Vignaux, 2001, p. 180). La Suède tente d’endiguer le mouvement mais, après une courte campagne militaire, adoucit ses positions et autorise la Norvège à maintenir sa constitution dans le cadre d’une large autonomie renforcée au sein du royaume de Suède (Vikør, 2015, p. 122). La Norvège acquiert le statut d’État séparé et commence sa construction d’État-Nation (State-Nation (Hanssen, 2014, p. 353)). Immédiatement, et en écho aux questions soulevées en Allemagne à la même époque à propos de l’unité d’une langue pour un État unitaire et pacifié (ibid.), sont entamées des discussions autour de la langue de la nation indépendante norvégienne. Les aménagements linguistiques que le pays avait occultés pendant sa longue période de soumission au Danemark resurgissent au nouveau parlement – le Storting – et laissent entrevoir trois scénarii possibles suivant les intérêts des groupes parlementaires qui les défendent (ibid.) :

1. modifier graduellement le danois pour l’adapter aux besoins du norvégien ;

2. créer une langue nouvelle à partir des dialectes norvégiens, surtout actifs dans le monde rural et sur les côtes.

Ces deux premières options, bien que nuancées dans leurs approches, coïncident avec les aspirations politiques des groupes partisans d’une indépendance complète de la Suède et qui se structurent au Storting autour du parti Norges Venstreforening (« Union de la gauche norvégienne »), la Venstre (Vignaux, 2001, p. 182). Il rassemble les populations des zones rurales ainsi que les radicaux urbains.

3. maintenir le danois comme langue écrite. Sa proximité avec le norvégien rendait cette option possible123 (Hanssen, 2014, p. 353). Cette position est défendue par le parti conservateur Høyre (« du Droit ») animé par la bourgeoisie et les hauts fonctionnaires partisans d’un maintien de l’union avec la Suède (Vignaux, 2001, p. 182).

Les deux premières revendications sont portées, au même moment, par deux initiatives distinctes guidées par le romantisme nationaliste qui traverse l’Europe du XIXe siècle.

L’approche (1) d’une adaptation progressive du danois au norvégien est l’œuvre conjointe du poète romantique Henrik Wergeland qui formule un programme de réformes graduelles, et d’un instituteur, Knud Knudsen (Hanssen, 2014, p. 353). Ce dernier s’attelle à une réforme de l’orthographe du « dano-norvégien » (Vikør, 2015, p. 123) pour la rapprocher de la prononciation norvégienne et lutter ainsi contre les difficultés rencontrées par les élèves norvégiens dans l’apprentissage de l’écriture et de la lecture du danois traditionnel. Knudsen est favorable à une méthode d’adaptation douce qui aligne le danois sur les exigences spécifiques des Norvégiens, en y introduisant notamment des éléments idiomatiques locaux mais en conservant des structures danoises alors répandues dans les centres urbains. Cette approche, qui fait progressivement glisser le Riksmål vers une « norvégianisation » rencontre le soutien d’une partie des élites en conjuguant les aspirations indépendantistes et la stabilité linguistique nécessaire aux affaires. Surtout, le futur bokmål bénéficie de l’appui de folkloristes nationaux éminents comme Moltke Moe et d’auteurs célèbres tels que Henrik Ibsen (Hanssen, 2014, p. 353).

L’approche (2) d’une réforme plus radicale qui mènera, à terme, à la création d’une « nouvelle langue », le nynorsk, est entreprise par Ivar Aasen, un linguiste autodidacte, issu d’un milieu rural pauvre de la côte ouest du pays. Dans les années 1840, il obtient une bourse pour parcourir la Norvège et collecter des informations sur les pratiques dialectales des différentes régions ainsi que des fonds culturels et folkloriques ancestraux maintenus dans les campagnes et représentatifs d’une culture originelle pré-danoise (Vikør, 2011, 212). À partir des données de sa collecte, il procède à une étude comparée des dialectes – principalement de l’ouest du pays où la pénétration du danois avait été plus faible –, en extrait les traits caractéristiques du vieux norrois purs de toute contamination danoise et reconstitue ce qu’il considère être le norvégien

123 There was actually a third possibility: simply to continue using written Danish. This third altemative was possible thanks to the fact that the two languages are so closely related. (Written Danish is easily understandable to Norwegians.)

standard indigène (Vikør, 2013, p. 112). En 1853, il publie le résultat de ses recherches et désigne sa langue standard le Landsmål (la langue du pays, à savoir la Norvège). Il complète son œuvre par la publication en 1864 d’une grammaire normative puis d’un dictionnaire complet en 1873 (ibid.).

La cristallisation des débats du Storting autour de la question de l’indépendance donne de l’audience au Landsmål de Aasen qui exalte les valeurs populaires de la nation norvégienne. Des poètes s’en emparent à la fin du XIXe siècle et les relais dans les campagnes y sont suffisants pour que la nouvelle langue, portée par la majorité Venstre de gauche au parlement fasse adopter son statut de langue officielle à côté du riksmål en 1885 (Vignaux, 2001, p. 184). Le landsmål est vu alors par les classes populaires comme la marque d’une affirmation de leur identité norvégienne qui rejettent le riksmål comme langue de la bourgeoise et symbole de leur déclassement.

Entretemps, les réformes de l’orthographe ont été entreprises pour adapter le danois au norvégien et le connecter à certains particularismes locaux. Mais la question linguistique reste un point central des discussions parlementaires norvégiennes de la fin du XIXe siècle et une étape importante est franchie en 1878 :

« Il est (alors) décrété que les élèves des écoles élémentaires avaient l’autorisation d’utiliser leurs dialectes à l’école et qu’ils ne pouvaient pas être obligés d’utiliser le standard national en classe, pas plus qu’à l’extérieur de l’école. Les enseignants sont obligés d’accepter et de respecter la langue des enfants124 » (Hanssen, 2014, p. 354).

Cette spécificité démocratique du choix libre d’une variété à l’école est encore d’actualité de nos jours.

Par plébiscite, la Norvège accède à l’indépendance complète le 25 novembre 1905. À partir de cette date, les réformes portant sur les langues du pays s’enchaînent au parlement. Alors que des associations de défense de l’une ou l’autre variété se mobilisent dans la première décennie du XXe siècle (Vignaux, 2001, p. 185), une première réforme visant à rassembler les deux variétés dans un seul système d’écriture commun échoue en 1917, jugée trop radicale pour le Landmål (Vikør, 2015, p. 125). Dans le même temps, sous la pression du parti Venstre, les noms des villes et de certaines régions sont modifiés pour reprendre des appellations

124 It was then decreed that elementary school children were entitled to use their dialects in schools. They were not to be forced to use a national spoken standard, neither innor outside the c1ass-room. Teachers, in turn, were obliged to accept and respect the children 's own speech varieties.

typiquement norvégiennes. C’est ainsi que la capitale Christiania est rebaptisée Oslo (Vignaux, 2001, p. 184). Enfin, en 1929 les deux variétés linguistiques nationales sont rebaptisées elles aussi : le riksmål dano-norvégien est désormais appelé bokmål et le norvégien pur, nynorsk. Par ailleurs, depuis l’indépendance, des mesures législatives ont été entreprises pour encourager le bilinguisme national. Depuis 1907, les examens scolaires du niveau secondaire doivent être passés dans les deux langues pour être validés. Et depuis 1930, tous les fonctionnaires doivent pouvoir utiliser les deux variétés indifféremment dans leurs contacts avec le public (Vikør, 2015, p. 125).

Les années 1950 voient le pays s’enflammer sur une nouvelle tentative de refonte du nynorsk et du bokmål en un seul système homogène. Les autorités, constatant les difficultés pragmatiques que représente la coexistence de deux langues, projettent de les rapprocher pour parvenir à une unification totale. Un Conseil linguistique norvégien est créé à cet effet dans le but de donner naissance à un « norvégien commun » le samnorsk (Vignaux, 2001, p. 186). En 1959, une nouvelle refonte de l’orthographe des deux variétés est votée mais elle rencontre une opposition farouche des centres urbains et de la droite parlementaire, alors dans l’opposition (Vikør, 2015, p. 125). Les tensions restent vives au sein de la population et les oppositions à la réforme sont politiquement instrumentalisées, chaque tendance défendant sa variété pour satisfaire son électorat. Ainsi la Gauche et le Centre, implantés dans des régions à forte pratique nynorsk, y voient un enjeu majeur de défense des classes populaires tandis que la Droite s’arque-boute sur le bokmål pour des raisons culturelles et symboliques de prestige (Vignaux, 2001, p. 187). Finalement le gouvernement mandate en 1962 un comité chargé d’évaluer l’impact de la réforme linguistique. Ce dernier prône le retrait d’un certain nombre de mesures et préconise une plus grande souplesse dans l’adaptation du bokmål et ses emprunts aux dialectes traditionnels (Vikør, 2015, p. 125). La contestation s’apaise même si la question de la gestion des langues nationales n’est pas close dans le pays. En effet, le Conseil linguistique (Språkrådet) existe toujours et conserve sa mission de proposition d’aménagements spécifiques sur chacune des deux variétés (ibid., p. 126).

4.4.2. Distribution territoriale des langues et gestion officielle de la