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Un cas d’école : la création du français

Situation 4 dite des langues séparées

3.2. Politiques linguistiques en diachronie

3.2.3. Un cas d’école : la création du français

Les dispositions de l’ordonnance de Villers-Cotterêts dans le royaume de France au XVIe siècle officialisent de jure la structure pluriglossique du territoire françois, en élevant une seule variété au rang de langue du droit, donc officielle. Le latin, toujours présent dans la sphère publique, est encore, avant la réforme, la langue de l’université et des collèges, en particulier de la médecine, mais aussi celle de la liturgie catholique (Cohen, 1947, p. 162). Suivant le modèle de Ferguson, il est en ce début de XVIe siècle la variété haute (H), surplombant une variété véhiculaire en cours d’élaboration (Ausbau), un français standard déjà en usage dans certains cercles littéraires (Rabelais, Montaigne, etc.) et religieux – les Protestants et Calvin (ibid., p. 158) -, et une multitude de variétés régionales et vernaculaires basses (L). À propos de ces variétés dialectales régionales sur le territoire du royaume, Martin Glessgen les rassemble dans quatre grands groupes (Glessgen, 2012, p. 101) :

- au nord d’une ligne isoglossique qui suit grosso modo le tracé de la Loire, les parlers oïl ;

- au sud-ouest, le gascon ;

- au sud-centre, du Massif central à la Méditerranée, les occitans ;

III. Carte des dialectes de la France

Source © http://portal-lem.com/map-carte_des_langues_de_france.html

Selon la taxinomie de Derek Bickerton (Mackey, 1989 (1), p. 35), le latin tient lieu d’acrolecte de l’élite religieuse et lettrée, le français véhiculaire de mésolecte, les dialectes régionaux de basilectes. Dans cette configuration, le français véhiculaire apparait comme un pur produit d’élaboration (Ausbau), développé aux alentours du XIIe siècle pour servir de langue écrite commune aux échanges commerciaux et institutionnels courants entre les grandes villes et administrations du territoire. La langue écrite n’est pas encore la langue littéraire (Cohen, 1947, p. 83), elle est forgée pour des raisons pratiques. Ce faisant, elle suit un processus de neutralisation interrégionale qui fait la synthèse entre différents dialectes locaux, principalement du nord puisque le siège de la royauté se situe alors en Île-de-France entre Paris et Orléans (ibid., p. 85). Le français écrit naît donc en incluant les éléments du francien (le dialecte de Paris), mais aussi des variétés suivant une diagonale allant de l’anglo-normand d’Angleterre au franco-italien de l’Italie du Nord (Glessgen, 2012, p. 58). Cette langue Ausbau est également employée comme langue véhiculaire du royaume latin de Jérusalem. Finalement,

elle est adoptée pour la chancellerie royale dans les actes diplomatiques à partir du milieu du XIIIe siècle (Cohen, 1947, p. 88). Le français véhiculaire du bas Moyen Âge s’installe donc dans une position de mésolecte intermédiaire entre les vernaculaires et la variété de prestige pour des besoins pragmatiques selon un processus de neutralisation progressive des particularismes régionaux par un phénomène d’élaboration écrite poursuivie par les clercs. Devenue langue « coloniale » dans les royaumes latins du Moyen-Orient en usage chez les Croisés, puis langue diplomatique du roi, le mésolecte atteint au XVIe siècle la position d’acrolecte référentiel des classes supérieures de la société et des intellectuels critiques (Rabelais, Ambroise Paré, Ronsard) ou dissidents (les Réformés).

Le français par élaboration (Ausbausprache), décrété « langaïge maternel françois » (Cohen, 1947, p. 160) en 1539 parce que « langue du roi », en réalité langage écrit syncrétique et consensuel, est in fine le produit d’une série d’interventions linguistiques à visées politiques, diplomatiques ou commerciales qui se sont inscrites pragmatiquement dans l’environnement sociolinguistique des périodes où elles ont été actées puis qui ont modifié cet environnement. Un composant de l’écosystème a muté en fonction des conditions environnantes et l’écosystème s’est modifié. On peut dès lors retracer la chronologie de la naissance du français moderne standard et acrolectal en alignant les événements – historiques et politiques - marquants successifs de son contexte écolinguistique :

1. Fin du Ier siècle avant Jésus-Christ. Toute la Gaule est envahie et colonisée par l’Empire romain (Cohen, 1947, p. 62). Les nouveaux maîtres s’installent avec le latin qui est très vite confronté aux parlers celtiques locaux. Le latin local, surtout au nord, s’éloigne vite de la variété en cours à Rome et aux alentours. Une diglossie se met en place avec une variété haute acrolectale, le latin impérial, et une variété basse, sociolectale, le latin familier, populaire et métissé.

2. Fin du Ve siècle. L’Empire romain, en tant qu’entité politique, est en plein délitement. Les Germains, et particulièrement les Francs, s’installent sur le territoire gallo-romain (Cerquiglini, 1991, p. 32). Les invasions germaniques (les Wisigoths se répandent au Sud-ouest, les Burgondes au Sud-est), affectent les parlers locaux. Le latin vulgaire puis le gallo-roman commencent à se diversifier au contact des peuples et des souverains germaniques qui apprennent la langue indigène. La langue oïl au nord et la proto-langue d’oc au sud se développent (ibid.). Le latin reste la proto-langue de l’Église et du culte. Il est encore la langue de référence des centres intellectuels que sont les monastères et

les abbayes. Mais le basilecte gallo-germano-roman se différencie considérablement de l’acrolecte latin.

3. Fin du VIIe siècle. Charlemagne, souverain germanophone, accède au trône et réinstaure des écoles pour clercs où l’enseignement du latin « classique » est promu afin d’avoir de nouveau accès au corpus littéraire et liturgique ancien (Duby (dir.), 1999, p. 180). La « renaissance carolingienne » assure la prédominance du latin dans les écrits, à côté du vernaculaire du peuple qui ne s’appelle pas encore roman. La diglossie, entérinée par le pouvoir politique central, sanctionne une séparation totale entre le latin littéraire des écoles monastiques et de la chancellerie et le « rustique » du peuple (Cerquiglini, 1991, p. 35).

4. 842, Serments de Strasbourg. Lors du pacte conclu entre les armées du Roi de Francie occidentale Charles le Chauve et le roi de Germanie-Austrasie Louis le Germanique, ce dernier prononce son serment devant les armées de son frère et allié dans leur langue, le « roman ». Le basilecte acquiert une existence officielle et son autonomie vis-à-vis du latin est consacrée. Le roman de France est la première langue émancipée du latin à être reconnue dans la Romania (ibid., p. 37). La reconnaissance est d’abord politique. 5. XIIe siècle. Un mésolecte scriptural entre le bas-latin littéraire et les dialectes romans

du nord et de l’est de la France est élaboré pour les besoins de communications écrites des clercs et des marchands. Une pluriglossie institutionnelle se met en place avec une variété littéraire, le latin, une variété écrite véhiculaire, le français écrit du nord et de l’est inspiré du francien (Cohen, 1947, p. 80), et enfin les dialectes d’oïl et d’oc du royaume. L’émergence de la triade acrolecte-mésolecte-basilecte est pragmatique. 6. 15 août 1539, Ordonnance de Villers-Cotterêts. Le français, langue du roi et donc langue

« maternelle » française est promu langue juridique du royaume à la place du latin, devenu incompréhensible à la majorité des sujets. L’acrolecte latin disparaît de l’espace institutionnel français. Le français standard le remplace comme variété haute à côté des dialectes romans vernaculaires, encore très présents sur le territoire. Il faut attendre la fin du XIXe siècle avec la généralisation de la scolarisation publique et le développement de la presse pour voir le français standard se diversifier lui-même en français familier et populaire aux dépens des dialectes romans (Glessgen, 2012, p. 398). L’histoire de l’élaboration du français illustre l’intensité des mouvements élémentaires à l’intérieur d’un écosystème et leur impact sur l’environnement entier. Les migrations des peuples, les exigences commerciales et les décisions politiques ont modifié le corpus et le statut

d’un idiome passé de variété dialectale à langue officielle et nationale. Au niveau du corpus, le français s’est progressivement démarqué du latin pour que ce dernier ne soit plus compréhensible aux francophones. Au niveau du statut, il est passé successivement par les quatre rôles langagiers présentés par W.F. Mackey (Mackey (1), 1989, p. 36), au point de les assumer tous :

- 1. Un langage vernaculaire : parler spontané pour « communier » au sein de la communauté, le français a endossé cette seule fonction depuis l’installation des Francs jusqu’à l’Ordonnance de Villers-Cotterêts ;

- 2. Un langage véhiculaire : langage de la communication quand il a été élaboré à l’écrit pour les échanges dans la Romania du haut Moyen Âge ;

- 3. Un langage référendiaire : récipient de la culture, des traditions orales et écrites, de l’histoire écrite, depuis qu’il est le support privilégié des auteurs littéraires et des poètes dès le XVIe siècle ;

- 4. Un langage mythique : langage du sacré, là encore depuis le XVIe siècle et le choix par les Protestants de la Bible et de la liturgie en français (Cohen, 1947, p. 160). En énonçant le concept d’écologie linguistique, E. Haugen a délimité un espace aux dimensions diachroniques et synchroniques qui permet d’observer tous les mécanismes à l’œuvre dans l’évolution et la modification des tissus sociolinguistiques. Dans une écologie linguistique, la société est un écosystème dans lequel les langues jouent des rôles déterminés et assument des fonctions sociales. Elles sont donc par nature l’objet de décisions et de manipulations morphologiques, sociologiques ou symboliques qui altèrent en même temps leur corpus et leur statut. Dans cet ordre d’idées, leurs locuteurs sont eux-mêmes automatiquement affectés et contribuent à l’évolution du système perçu comme cohérent sans être autarcique.