• Aucun résultat trouvé

Généalogie d’une pluriglossie conflictuelle

Situation 4 dite des langues séparées

4.2. La Belgique plurilingue

4.2.1. Généalogie d’une pluriglossie conflictuelle

Au moment de la Révolution de 1830, la principale langue en circulation sur l’ensemble du territoire des ex-Pays-Bas du Sud est le français, langue des élites, de la bourgeoisie mais aussi de toutes les professions juridiques et intermédiaires : « au XIXe siècle, la Flandre est la seule région de l’Europe où la langue française soit descendue jusque dans la classe bourgeoise ; là où les commerçants, les professeurs, les fonctionnaires la parlent exclusivement » (Stengers, 2000, p. 162). Le néerlandais, langue des Pays-Bas du Nord, imposé par Guillaume Ier de Hollande, est une variante éloignée des dialectes flamands du Sud (Manhès, 2005, p. 130) et le français est alors « vécu par les différents Flamands comme une langue véhiculaire pour pallier les problèmes d’intercompréhension entre les différents dialectes flamands » (Stengers, 2000, p. 167). « Un Anversois n’aurait pas compris le parler d’un Brugeois. Il fallait donc recourir au français » (ibid.). Même les orangistes, favorables à un maintien de la Belgique au sein du Royaume des Pays-Bas, ne fondaient pas leur engagement sur des questions linguistiques mais uniquement économiques. Ils s’exprimaient d’ailleurs en français (ibid., p. 203).

Le « mouvement flamand » (Gubin & Nandrin, 2010, p. 131) émerge à la fin des années 1840. Il est d’abord le fruit de la volonté d’une élite flamande de réunir les divers dialectes flamands dans une langue commune cultivée faisant la synthèse entre le néerlandais des Pays-Bas et le dialecte west-flandrien, alors le plus répandu. Ce mouvement, porté par le projet de créer une littérature nationale néerlandophone distincte de la littérature hollandaise, se penche également sur le sort des populations du nord de la Belgique, plus rurales et plus pauvres que celles du sud

du pays à l’époque où le royaume entame sa révolution industrielle grâce aux gisements houillers qui feront sa fortune à la fin du XIXe siècle. Il donne naissance au « Manifeste du mouvement flamand » du 6 novembre 1847 (ibid., p. 135) dans lequel apparaît pour la première fois la revendication d’une plus grande reconnaissance de la langue flamande. Il déplore la domination linguistique du français en prenant toutefois soin de souligner : « Bien que cette domination ne doive cependant pas être considérée comme intentionnelle de la part de l’autorité et de nos compatriotes wallons, elle est néanmoins un fait » (ibid., p. 136). Ce mouvement pose les prémices du combat de ceux qu’on désigne bientôt comme les « flamingants », soutenant le projet d’accroître l’usage de la langue flamande dans l’administration et les institutions du nord du pays : la justice, l’école ou les commerces. Les « flamingants » s’élèvent d’abord contre les notables de leur propre région qui continuent d’utiliser le français à tous les échelons de la vie publique et sociale. Toutes les institutions du pays sont alors francophones monolingues bien que la Constitution de l’époque garantisse la liberté des langues (ibid., p. 141). La domination du français n’est donc pas le fait de la loi mais bien de comportements qui prennent racine au XVIIIe siècle « où le français triomphe d’une manière éclatante dans toute l’Europe » (Stengers, 2000, p. 162).

L’activisme politique des flamingants amène les premières lois linguistiques de Belgique en 1873, 1878 et 1883. Les deux premières règlent l’usage autorisé du flamand dans les cours de justice et les administrations nationales, en laissant l’opportunité aux prévenus et administrés de demander l’usage de la langue de leur choix dans les procédures. Celle de 1883 régit l’introduction du néerlandais dans l’enseignement primaire moyen dans les circonscriptions territoriales flamandes et bilingues (Louvain et Bruxelles) (Gubin & Nandrin, 2010, p. 144). La place de la capitale du pays dans le découpage des zones linguistiques apparaît pour la première fois comme une situation complexe, vouée à devenir la pomme de discorde séculaire entre les deux principales communautés nationales.

Si le XIXe siècle a été celui de l’éclosion de la conscience nationale de la Flandre, le XXe est celui du conflit ouvert entre les communautés francophones et néerlandophones qui mène l’État belge d’une structure politique centralisée et unitaire à une constitution fédérale prenant en compte les différentes composantes ethnolinguistiques du pays.

Un tournant important dans le rapport de force entre les deux entités linguistiques nationales s’opère lors de la Première Guerre mondiale. L’empire prussien a envahi la Belgique et, dès 1915, entame sa « Flamenpolitik », qui exploite les frustrations du Mouvement flamand et active la question de la néerlandisation de l’enseignement en instaurant des cursus en langue néerlandaise à l’université de Gand, puis en scindant le ministère des Sciences et des Arts,

responsable de l’enseignement public, en deux sections linguistiques distinctes. (Dumoulin, 2006, p. 113). Le IIe Reich mise sur l’esprit pangermaniste de la communauté flamande et achète son soutien en lui faisant miroiter une éventuelle indépendance politique. En 1917 est même créé le Raad van Vlanderen ou Conseil de Flandre qui proclame l’indépendance de la partie nord de la Belgique le 20 janvier 1918. L’Allemagne ne cautionne pas cet élan nationaliste et la chute de la Prusse fait avorter l’initiative. Mais, bien que vaine, elle est révélatrice du malaise profond qui anime les néerlandophones. Pourtant démographiquement plus nombreux que les francophones, leur identité culturelle n’est pas reconnue. Au cours de l’immédiate après-guerre, des décisions sont prises, notamment sous l’impulsion du roi Albert Ier, pour remédier à ce déséquilibre et tenter d’amener le pays sur la voie du bilinguisme. Des dispositions sont adoptées pour reconnaître des régions linguistiques spécifiquement néerlandophones dans lesquelles les droits linguistiques des habitants sont respectés. L’université de Gand, la principale du nord de la Belgique, propose des cursus complets en néerlandais. En 1930, elle devient même université d’État néerlandophone (Manhès, 2005, p. 143). L’armée royale promeut désormais des officiers bilingues qui seront compris par les soldats septentrionaux. Pour autant, les réticences sont nombreuses. Le français conserve son statut de langue d’élite.

« Le flamand, malgré les efforts faits pour le promouvoir, notamment en matière culturelle, conserve un statut intermédiaire entre patois et langue à part entière. Il est dans l’ordre des choses, pour une grande part des élites belges, qu’à mesure qu’on s’élève dans l’échelle sociale, on abandonne le flamand pour parler français » (Manhès, 2005, p. 143).

Les Flamands les plus actifs, qui représentent une force politique considérable, maintiennent une pression politique constante qui aboutit en 1932 à l’adoption d’une série de lois reconnaissant l’unilinguisme en Flandre et en Wallonie, tandis que Bruxelles reste administrativement bilingue. Les administrations, l’enseignement primaire et moyen, l’armée et la justice sont désormais unilingues en Flandre et en Wallonie. Seule Bruxelles conserve le système du choix de la langue maternelle. En 1934, le Sénat et la Chambre des députés adoptent même le dispositif de traduction simultanée en vigueur à l’époque à la Société des Nations (Dumoulin, 2006, p. 115). La minorité francophone de Flandre est sacrifiée au nom de l’identitarisme flamand. Pourtant, toutes ces mesures législatives n’apaisent pas le militantisme flamingant. La région assiste à la naissance de mouvements radicaux tels que le Vlaams National Verbond (« Ligue nationale flamande ») d’inspiration profasciste (ibid., p. 185) ou le

Vlaams National Blok qui prônent, soit le fédéralisme sur le territoire national, soit le rapprochement politique avec les Pays-Bas voisins. Ils bénéficient d’un large écho auprès de la population et poussent les partis traditionnels et modérés de la région linguistique à adopter, eux aussi, une posture identitaire plus revendicative. Ces groupes extrémistes intégreront des milices pronazies pendant la Seconde Guerre mondiale au nom d’un projet nationaliste allemand réintégrant la Flandre dans un vaste empire germanique (Van den Wijngaert & Dujardin, 2006, p. 81). En effet, Hitler réactive la Flamenpolitik de la Première Guerre en jouant sur la tendance germanophile des Flamands et affiche une très nette préférence à leur égard parce qu’ils appartiennent à la race germanique. C’est la raison pour laquelle la Résistance s’organise principalement du côté francophone (ibid., p. 90).

L’épisode extrêmement douloureux de la guerre et l’attitude des groupes fascisants flamands provoquent une forte poussée autonomiste en Wallonie à partir de 1945. Elle se manifeste par l’émergence du Mouvement wallon qui réunit les 20 et 21 octobre 1945 le premier congrès national wallon. S’y expriment des ambitions radicales telles que le rattachement de la Wallonie à la France, vite éludé, mais surtout une autonomie accrue de la Wallonie dans le cadre d’un État belge fédéral comportant deux États régionaux, la Flandre et la Wallonie, ainsi qu’une ville fédérale, Bruxelles (Manhès, 2005, p. 172).

La communauté germanophone, qui a intégré le royaume à la faveur d’un redécoupage territorial lors de la signature du traité de Versailles le 28 juin 1919 (Dumoulin, 2006, p. 39), n’apparait alors dans les considérations linguistiques et politiques d’aucune des deux grandes communautés du pays.

Il faut attendre les lois de 1962 et le traçage de la nouvelle frontière linguistique pour voir apparaître la question des Cantons de l’Est germanophones. Quatre provinces sont unilingues néerlandophones ; quatre provinces sont francophones mais la province orientale de Liège comprend la communauté germanophone. Une province, le Brabant (autour de Bruxelles) est néerlandophone au nord et francophone au sud. Enfin, Bruxelles est bilingue (Manhès, 2005, p. 173). Mais les mesures ne concernent que des dispositions linguistiques et n’abordent pas les questions fédéralistes de redistribution régionale des prérogatives politiques ou administratives. Le choc de l’expulsion de la section francophone de l’université de Louvain (désormais en Flandre mais anciennement bilingue) en 1962 et la manifestation politique du malaise des francophones de Bruxelles, qui se sentent injustement traités dans une ville à écrasante majorité francophone, dans un nouveau parti, le Front Démocratique Francophone, pousse les autorités à la première réforme constitutionnelle de 1970. Elle amorce le processus de fédéralisation institutionnelle de la Belgique qui se constitue dès lors de trois communautés : française,

flamande, allemande ; de trois régions : la Wallonie, la Flandre, la région bruxelloise. Par ailleurs, les partis politiques traditionnels se scindent chacun en deux versants linguistiques, francophone et néerlandophone. La communauté germanophone « parent pauvre de l’autonomie culturelle de la révision constitutionnelle de 1970 » (Beyen & Destatte, 2009, p. 337) se voit tout-de-même dotée d’un Conseil de la Communauté de langue allemande au pouvoir réglementaire pour les matières culturelles et d’enseignement. Un parti politique régionaliste fait également son apparition : die Partei des Deutschsprachigen Belgier (le Parti des Belges Germanophones) (ibid., p. 338).

Ces nouvelles attributions politiques aux régions et communautés ne suffisent pourtant pas à endiguer le « surnationalisme flamand » (ibid., p. 74) et des réformes constitutionnelles se succèdent entre le 1er octobre 1980 et le 18 juin 1993 pour créer un État fédéral dont les entités fédérées sont pourvues de pouvoirs étendus en matière législative. La Constitution belge du 17 février 199483 dispose dans ces quatre premiers articles :

Art. 1er

La Belgique est un État fédéral qui se compose des communautés et des régions. Art. 2

La Belgique comprend trois communautés : la Communauté française, la Communauté flamande et la Communauté germanophone.

Art. 3

La Belgique comprend trois régions : la Région wallonne, la Région flamande et la Région bruxelloise.

Art. 4

La Belgique comprend quatre régions linguistiques : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue Bruxelles-Capitale et la région de langue allemande.

La Belgique comporte à présent 7 échelons de gouvernement84 :

83 Cf. annexe 20

a) Le Parlement fédéral ; Le Gouvernement fédéral. Ils sont compétents dans les matières régaliennes : la défense nationale ; la sécurité sociale ; la justice ; l’union économique et monétaire.

b) Les organes régionaux où les Conseils tiennent lieu de parlements, compétents dans les matières localisables sur leur territoire (emploi, transports, communication, agriculture, eau, énergie, recherche scientifiques, relations internationales, etc.) :

- Le Gouvernement de la région wallonne ; le Conseil régional de Wallonie ; - Le Gouvernement de la région flamande ; le Conseil régional de Flandre ;

- Le Gouvernement de la région capitale ; le Conseil régional de Bruxelles-Capitale.

c) Les organes communautaires, compétents pour les matières liées aux personnes elles-mêmes et à leur langue (enseignement, culture, audio-visuel, etc.) :

- Le Gouvernement de la Communauté française ; le Conseil de la communauté française (Fédération Wallonie-Bruxelles) ;

- Le Gouvernement de la Communauté flamande ; Le Conseil de la Communauté flamande (les deux organes ont fusionné avec le Gouvernement et le Conseil de la région flamande) ;

- Le Gouvernement de la Communauté germanophone ; le Conseil de la Communauté germanophone.

Ces réformes n’apaisent pas les tensions entre les communautés. Elles se cristallisent entre les francophones et les néerlandophones autour de la différence de performances économiques et démographiques entre le sud et le nord du pays – la Communauté flamande refusant par exemple de soutenir financièrement la Région wallonne lors de la crise de la sidérurgie (Beyen & Destatte, 2009, p. 249) – et sur le problème de Bruxelles qui crée un sérieux contentieux territorial puisque la ville est située en territoire flamand mais peuplée en grande majorité de francophones. D’autres zones disséminées le long de la frontière linguistique qui sépare le pays d’est en ouest, donnent lieu à des tensions dues à la présence de minorités linguistiques dans certaines villes attribuées à la région linguistique adverse. Ces communes dites « à facilités linguistiques » sont issues des réformes de 1962 qui octroient aux résidents des droits spécifiques en matière administrative ainsi que pour la scolarisation maternelle et primaire des enfants dans la langue de leur choix (Sinardet, 2008, p. 144). Plus récemment, de nouvelles

forces politiques radicales sont apparues en Flandre (qui privilégient symptomatiquement l’adjectif « flamand » aux dépens de « néerlandais » dans la nomenclature officielle (Beyen & Destatte, 2009, p. 196) qui orientent leur discours non plus vers un accroissement de l’autonomie régionale mais vers un processus d’indépendance complète. C’est le cas du parti d’extrême droite ultranationaliste Vlaams Blok né en 1978 et rebaptisé depuis 2004 Vlaams Belang (Intérêt Flamand), et surtout de la Nieuw-Vlaams Alliantie (Nouvelle Alliance Flamande) qui réclament toujours au minimum, et ce depuis leur création, la transformation de la Belgique en confédération d’États autonomes fédérés ou, plus drastiquement, la scission de la Belgique en deux États indépendants : La Flandre et la Wallonie.

IV. Carte des zones linguistiques de la Belgique

© http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/belgiqueetat_histoire.htm

Les points numérotés de 1 à 18 représentent les communes à « facilités linguistiques » dans lesquelles les minorités francophones ou néerlandophones disposent de droits administratifs dans leur langue maternelle et à leur demande expresse.