• Aucun résultat trouvé

Représentations linguistiques et socle culturel national

Situation 4 dite des langues séparées

2.3. Perspective sociologique : langue légitime et marché linguistique

2.3.2. Représentations linguistiques et socle culturel national

La communauté, comprise en tant que corps social, se réunit autour d’un socle commun que l’on nomme culture. Jean-René Ladmiral et Edmond Marc Lipiansky en donnent une définition liminaire qui embrasse les différents traits caractéristiques de ce qu’on peut sous-entendre par culture :

« La culture désigne les modes de vie d’un groupe social : ses façons de sentir, d’agir et de penser ; son rapport à la nature, à l’homme, à la technique et à la création artistique. La culture recouvre aussi bien les conduites effectives que les représentations sociales et les modèles qui les orientent (systèmes de valeurs, idéologies, normes sociales). » (Ladmiral et Lipiansky, 2015, p. 8).

Les représentations, et en particulier les représentations linguistiques, sont au cœur du processus d’identification individuelle à la culture locale. Ladmiral et Lipiansky insistent sur le fait que les représentations sociales sont « portées par le langage » (Ladmiral et Lipiansky, 2015, p. 10), de manière que les attitudes, les conduites et les comportements caractéristiques d’un groupe social sont rendus sensibles et perceptibles par les discours qui les accompagnent et par les idiomes choisis pour les véhiculer, dans un contexte multiculturel. Plus encore, ces deux auteurs pointent le fait que, dans un milieu multilingue et multiculturel tel que celui du Luxembourg, les échanges entre individus issus de cultures différentes sont affectés par les représentations portées par chacun des interlocuteurs. Ces représentations sont des « représentations sociales, c’est-à-dire qu’elles ne résultent pas seulement des perceptions et des projections individuelles mais qu’elles s’ancrent dans un imaginaire social, fruit de l’histoire et des rapports entre groupes ethniques ou nationaux » (op. cit., p. 199). On en déduit que la communication langagière ne se réduit pas uniquement à un seul échange d’information entre interlocuteur mais aussi, par extension, à un cadrage social de chacun des intervenants. Chaque locuteur se positionne par rapport à l’autre et lui envoie des signaux sur la perception qu’il a de lui-même par rapport à l’autre.

Les représentations endossent donc les fonctions d’identificateur à la culture de la communauté et de barème d’évaluation des forces en présence si on considère que les rapports de communication réalisent des échanges dans lesquels se jouent des relations de pouvoir et de hiérarchisation : une fonction d’identificateur car le locuteur revendique ou s’approprie les représentations de la communauté ; un barème d’évaluation du rapport de force car ces représentations permettent au locuteur de situer l’autre comme membre ou étranger à la communauté.

Se réclamer d’une culture consiste donc à assumer le passif historique ainsi que tout ou partie des codes en circulation au sein d’une communauté qui pose de ce fait son homogénéité. Les représentations sont la manifestation de ces codes linguistiques, artistiques, alimentaires, etc., collectivement partagés. Surtout, comme le rappellent Ladmiral et Lipiansky, elles sont le berceau d’un mortier culturel et national : les préjugés et les stéréotypes.

« Modes de jugement tout faits, « prêts-à-penser », les préjugés ont cela de particulier qu’ils offrent un système d’explication rassurant parce que communément partagé, qui permet de faire l’économie d’une réflexion personnelle. Quant aux stéréotypes, ils consistent dans une tendance spontanée à la schématisation et à la rationalisation. Comme l’a montré Jean Maisonneuve, “ cette opération de simplification et de généralisation paraît le propre de toute pensée humaine qui cherche à schématiser son environnement pour mieux s’y reconnaître au milieu de la diversité et du changement ”. Elle traduit davantage l’inscription dans une situation culturelle et sociale qu’elle ne rend compte de l’objet auquel elle s’applique.

Préjugés et stéréotypes reflètent surtout les relations qui s’instaurent entre groupes socio-culturels. Ils sont largement induits par les caractéristiques de ces relations. » (Ladmiral et Lipiansky, 2015, p. 138-139).

Par analogie à la biologie médicale, les préjugés et les stéréotypes font figure d’anticorps qui identifient le « Moi » du « Non-Moi », si on considère le « Moi » comme l’ensemble du corps culturel. Ils permettent d’évaluer l’ipséité et l’altérité et de délimiter les contours de l’appartenance à la communauté. Ils offrent principalement la possibilité de créer des catégories qui simplifient les caractérisations par la généralisation notamment à travers des formules telles que : « ici / nous / chez nous, on fait / on dit comme ça » ; « eux, les autres, chez eux, ils sont comme ça ». « Moi » est la métonymie de « tous ceux comme moi », « Eux » la métonymie de « tous les autres », sans distinction.

John Gumperz étend la question sociale de la communication à la capacité des locuteurs à reconnaître les catégories et les représentations qu’ils utilisent pour communiquer.

« La base des pratiques linguistiques n'est pas un ensemble commun de catégories (qu'elles soient considérées comme verbales ou cognitives), mais plutôt un ensemble de catégories proportionnées, plus des façons commodes de se situer par rapport à elles. (...) Il ne s'agit donc pas de partager une grammaire mais de partager, dans une certaine mesure, des façons de s'orienter dans le contexte social. Ce type de partage - partiel, orienté et socialement distribué - peut être attribué à l'habitus, ou à des schémas de perception relativement stables auxquels les acteurs sont inculqués36. » (Gumperz et Levinson, 1996, p. 235).

Ainsi l’intercompréhension n’est plus le simple résultat d’une convention sur un code linguistique standard mais sur la capacité des individus à identifier les rapports sociaux en vigueur dans le contexte de communication et à s’y situer. C’est également ce que Salikoko Mufwene constate lorsqu’il évoque la plus grande facilité de compréhension entre locuteurs d’idiomes différents mais proches géographiquement et donc familiers des conventions de l’autre par rapport à des locuteurs d’une même langue mais très éloignés dans l’espace (Mufwene, 2006, p. 6). Mais, outre les divergences dues à l’éloignement, les interférences naissent aussi de la classification des couches sociales au sein même d’une collectivité. Si les représentations permettent la reconnaissance des membres et des non-membres de la communauté, elles déterminent également des hiérarchies sociales à l’intérieur de la communauté, et par extension, à l’intérieur même de toute la société à l’échelle d’un État. Il est donc nécessaire de maîtriser les usages liés aux positions sociales des interlocuteurs pour réaliser sa communication.

Dans le contexte de la modernité et de l’internationalisation de l’économie, la mobilité des travailleurs ainsi que la pression migratoire créent des environnements multiculturels nationaux dans lesquels la classification sociale n’est pas uniquement déterminée par le capital économique mais aussi par des compétences linguistiques spécifiques imposées par l’élite qui détermine la validité des usages comme le note encore John Gumperz :

36 The basis of linguistic practices is not a common set of categories (whether viewed as verbal or cognitive), but rather a commensurate set of categories, plus commensurate ways of locating oneself in relation of them. (…) Hence it is not that people must share a grammar, but that they must share, to a degree, ways of orienting themselves in social context. This kind of sharing-partial, orientational, and socially distributed-may be attributed to the habitus, or relatively stable schemes of perception to which actors are inculcated.

« Les communautés linguistiques, en raison de la manière dont elles sont constituées à partir de divers réseaux, tendent vers la diversification, ce qui limite la mesure dans laquelle les formes linguistiques, les structures conceptuelles et la culture sont partagées. Les forces centrifuges tendent à être contrebalancées par des forces centripètes. Par exemple, les États-nations incorporent les communautés locales à travers le commerce, l'industrialisation, la conquête et la consolidation. Ces forces créent des élites nationales qui, par leur propre pouvoir et leur action, et à travers les institutions publiques de la communauté, imposent leurs idéologies linguistiques et leurs propres « variétés superposées37». La variabilité linguistique devient ainsi valorisée et constitue un capital culturel ou symbolique qui, tout comme les différentiels de prix dans la sphère économique, peut être utilisé de manière compétitive pour faire progresser des intérêts économiques ou politiques38 » (Gumperz et Levinson, 1996, p. 363).

Suivant cette approche, la société est perçue comme une arène où s’exercent des forces à la fois politiques, économiques et symboliques - « les idéologies linguistiques » que Gumperz associe aux croyances, valeurs et attitudes vis-à-vis du langage d’une part socialement transmises, mais aussi ouvertement propagées qui touchent l’évaluation des conversations quotidiennes (ibid.) - qui conditionnent le système de communication dans son ensemble, l’usage des langues en présence en particulier (« superposed varieties »).