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Marché linguistique et compétence légitime

Situation 4 dite des langues séparées

2.3. Perspective sociologique : langue légitime et marché linguistique

2.3.3. Marché linguistique et compétence légitime

Les travaux de Gumperz et Levinson font directement référence à la perspective sociolinguistique développée par Pierre Bourdieu par laquelle il promeut la notion de « marché linguistique » (Bourdieu, 1984, p. 123) et qui s’inscrit précisément dans la logique de gestion des représentations. Pour Bourdieu, un marché linguistique est un espace dans lequel un discours produit par un locuteur est évalué et estimé par les récepteurs de ce discours et qui met en scène un certain nombre d’acteurs et de mécanismes à même de conférer un prix à cette production linguistique.

37 Dans un système pluriglossique, selon J. Fishman, la variété superposée est la variété haute apprise après la variété basse et dans une structure officielle comme l’école (Fishman, 1974, p. 74).

38 Speech communities, because of the ways they are constituted from diverse networks, tend towards diversification and this restricts the extent to which linguistic forms, conceptual structures, and culture are shared. The centrifugal forces tend to be counter-balanced by centripetal ones. For example, nation states incorporate local communities through commerce, industrialization, conquest, and consolidation. These forces create national elites who then, through their own power and action and through the community’s public institutions, impose their linguistic ideologies and their own “superposed varieties”. Linguistic variability thus becomes valorized, and constitutes cultural or symbolic capital that, much like price differentials in the economic sphere, can be competitively employed to advance economic or political interests.

« Concrètement, c’est une certaine situation sociale, plus ou moins officielle et ritualisée, un certain ensemble d’interlocuteurs, situés plus ou moins haut dans la hiérarchie sociale, autant de propriétés qui sont perçues et appréciées de manière infra-consciente et qui orientent inconsciemment la production linguistique. Défini en termes abstraits, c’est un type de lois (variables) de formation des prix des productions linguistiques » (Bourdieu, 1984, p. 123).

L’idée de marché implique nécessairement des tensions et des rapports de force propres à apprécier et valoriser les discours. De ce fait, un marché sous-tend également des acteurs régulateurs, des détenteurs de capital linguistique, des producteurs, des acquéreurs-consommateurs à l’image d’un marché d’échange de biens de consommation quelconque. En prolongeant la métaphore, on peut substituer aux termes techniques de marché les notions linguistiques :

- les biens négociables et de consommation : les langues en présences dotées d’une considération plus ou moins élevée en contexte multilingue (le Luxembourg, par exemple) ; la langue dominante dans sa réalisation la plus gratifiée médiatiquement et socialement en situation monolingue (la France, par exemple) ;

- les détenteurs du capital linguistique : ceux qui détiennent une maîtrise jugée convenable des langues en présence valorisées ; ceux qui détiennent la compétence valorisée de la langue légitime ;

- le capital linguistique : le pouvoir sur les mécanismes des prix linguistiques et le pouvoir de manipuler les prix à son profit ;

- les régulateurs qui contrôlent la qualité de la production linguistique, la norme (Bourdieu, 2001, p. 70), et qui la promeuvent : les institutions administratives qui confèrent le statut de « langue officielle » ou « langue nationale », l’école, les médias, les cénacles autorisés ;

- les producteurs, acquéreurs, consommateurs : usagers, locuteurs détenteurs ou non de la ou des compétences légitimes.

Le système de Bourdieu implique deux préalables : un marché unifié et identifié par tous ainsi que la reconnaissance implicite d’une autorité qui tranche entre la légitimité et l’illégitimité de la pratique langagière. Le marché unifié est principalement associé à des limites territoriales, donc aux frontières de l’État. L’autorité implicite procède de l’histoire politique, institutionnelle et culturelle de l’État.

« Parler de la langue, sans autre précision, comme font les linguistes, c’est accepter tacitement la définition officielle de la langue officielle d’une unité politique : cette langue est celle qui, dans les limites territoriales de cette unité, s’impose à tous les ressortissants comme la seule légitime, et cela d’autant plus impérativement que la circonstance est plus officielle. Produite par des auteurs ayant autorité pour écrire, fixée et codifiée par les grammairiens et les professeurs, chargés aussi d’en inculquer la maîtrise, la langue est un code, au sens de chiffre permettant d’établir des équivalences entre des sons et des sens, mais aussi au sens de système de normes réglant les pratiques linguistiques » (Bourdieu, 2001, p. 70).

Bourdieu déploie sa structure en référence à un pays monolingue comme la France qui a réduit les autres idiomes du territoire au rang de « dialectes », voire de simples « patois », donc dans la sphère de l’illégitimité quand le français standard des cercles politiques parisiens est la norme de la légitimité (Bourdieu, 1984, p. 124). Sa grille peut toutefois se transposer au contexte multilingue du Grand-Duché de Luxembourg où la compétence légitime a d’abord été délimitée par la communauté autochtone des Luxembourgeois pour enfin être entérinée par la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues. En l’absence de réel référent littéraire et académique, le luxembourgeois s’impose comme légitime parce qu’il est la langue de la communauté des natifs et que cette langue ne s’enseignait pas (compte tenu de son absence d’existence légale avant 1984) mais se transmettait de membre à membre de la communauté, par la famille d’abord, puis par l’entourage social. Les langues officielles depuis l’indépendance du pays en 1830 étant le français et l’allemand, la compétence légitime est donc l’usage indifférencié de ces trois langues historiques du pays (Esmein, 1998, p. 44). Sur un marché qui se diversifie à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, la multiplication des langues sur le territoire (avec la présence notable de l’italien, du portugais puis de l’anglais) ajoute une forte plus-value au luxembourgeois, contenu à un cercle fermé qui est seul détenteur de ce capital, assorti de la double compétence allemand-français. C’est la coexistence de ce triptyque confronté à de « nouveaux produits » linguistiques issus de l’immigration qui lui confère sa légitimité territoriale (Vasco, 2011, p. 97). L’anglais jouit d’une valorisation particulière car il est le signe d’une qualification académique ou professionnelle enviable mais sa connaissance seule ne se compare pas au statut du trilinguisme national.

2.3.4. Conclusion

Les représentations linguistiques créent le contexte spécifique à l’élaboration de la norme qui devient, de par ce fait, l’étalon de référence de la légitimité des pratiques linguistiques ; de ce que Bourdieu nomme « l’habitus » linguistique (Bourdieu, 1984, p. 121). L’habitus linguistique ne se cantonne pas à la simple compétence technique de la langue mais couvre la « production de discours ajusté à une « situation », ou plutôt à un marché » (ibid.). La compétence est alors étendue à la juste perception du contexte de production et de valorisation du discours. Au regard de la situation luxembourgeoise et en rappelant les métonymies « Nous » et « Eux », le prix du marché est fixé par le « Nous, on peut parler luxembourgeois quand il faut, allemand quand il faut, français quand il faut » au détriment du « Eux, ils ne peuvent pas ».

Cette dichotomie est le reflet d’un des effets collatéraux du « marché » que Bourdieu a cerné, à savoir que « une compétence n’a de valeur qu’aussi longtemps qu’il existe pour elle un marché » (ibid., p. 125). Il en résulte que la compétence du trilinguisme luxembourgeois-allemand-français n’a de réelle valeur que tant que le luxembourgeois est maintenu au niveau de compétence nécessaire d’intégration et, partant, d’accès à la naturalisation. C’est spécifiquement ce que la loi du 24 février 1984 a consolidé en disposant en son article premier que le luxembourgeois était désormais la langue « nationale39 » des Luxembourgeois. La loi a garanti, en le consacrant, le taux de profit élevé de cette connaissance immédiatement assortie de l’allemand et du français. Elle a en outre garanti la suprématie de la communauté nationale sur les autres résidents en tant que détenteurs du capital le plus valorisé puisque « la langue nationale des Luxembourgeois est le luxembourgeois »40. D’où l’alternative : soit seuls les Luxembourgeois parlent le luxembourgeois, soit le luxembourgeois est obligatoire pour être Luxembourgeois.

39 J. Fishman distingue la langue « officielle », reconnue et utilisée dans la communication du gouvernement, comme langue de scolarisation, auprès de la justice, de la langue « nationale », vernaculaire reconnu officiellement de toute ou partie de la polulation locale (Fishman, 1972, p. 76).

Chapitre 3. Écologie linguistique et glottopolitique

3.1. Introduction

La sociolinguistique, en tant que champ spécifique des sciences du langage examinant les pratiques linguistiques dans leur contexte social de production, se doit de définir les espaces tant géographiques que socio-culturels d’usage et de diffusion des langues qui y sont employées. Elle ne peut donc pas éluder l’étude des forces et des initiatives collectives qui meuvent et organisent ces espaces. Ces mouvements expriment sensiblement la gestion ‘politique’ de la collectivité, en ce qu’ils ont trait à l’organisation de la cité et des systèmes de communication qui y ont cours. Ramenées à la seule dimension linguistique, ces actions donnent lieu à une terminologie spécifique depuis le dernier tiers du XXe siècle dont on peut dresser un tableau synthétique.

Génériquement, selon Louis Porcher et Violette Faro-Hanoun (Porcher et Faro-Hanoun, 2000, p. 6), une politique linguistique est « l’action menée par une communauté pour développer au mieux la diffusion de la ou des langue(s) qui y circule(nt). Cette communauté peut être publique (un État, une région, un département, une ville) ou privée (une entreprise, une chaîne médiatique, une association) ». Pour Louis-Jean Calvet « une politique linguistique est un ensemble de choix conscients concernant les rapports entre langue(s) et vie sociale, et planification linguistique la mise en pratique concrète d’une politique linguistique, le passage à l’acte en quelque sorte » (Calvet, 1993, p. 110).

De son côté, Henri Boyer choisit de centrer son prisme de l’analyse des politiques linguistiques aux situations sociolinguistiques problématiques :

« La notion de politique linguistique, appliquée en général à l’action d’un État, désigne les choix, les objectifs, les orientations qui sont ceux de cet État en matières de langue (s), choix, objectifs et orientations suscités en général (mais pas obligatoirement) par une situation intra- ou intercommunautaire préoccupante en matière linguistique (on songe à l’Espagne au sortir du franquisme ou à la Yougoslavie de Tito) ou parfois même ouvertement conflictuelle (comme c’est le cas de la Belgique aujourd’hui) » (Boyer, 2010, p. 67).

L’étude des politiques linguistiques s’emploie donc à observer l’impact de décisions et d’applications opératoires en matière linguistique sur l’ensemble du corps social, que ce corps soit ou non en tension autour de la question linguistique. Cependant, cette étude considère comme prérequis que l’objet de la linguistique comprend de façon contingente la ou les langues

indissociablement de leur contexte de production ; et que toute initiative entreprise sur la langue implique mécaniquement une modification de son espace socio-politique d’expansion. Christel Troncy pose les paramètres de la discipline sous forme de théorème :

« On considère que toute situation linguistique est nécessairement une situation de contacts de langues (du multilinguisme sociétal au plurilinguisme des individus) et que toute action concernant une langue donnée produit inévitablement des effets sur les autres langues, socialement interreliées » (Troncy, 2011, p. 37).

Elle en vient à considérer cette étude comme un champ disciplinaire à part entière, sous-domaine autonome de la sociolinguistique, elle-même branche de la linguistique. « Cet ancrage disciplinaire originel fait, encore aujourd’hui, des politiques linguistiques « un domaine où la sociolinguistique, sous l’appellation sociolinguistique appliquée, a acquis par le caractère thérapeutique de ses interventions une importante légitimité sociale » (op. cit., p. 38). La terminologie de C. Troncy reprend celle de J. Fishman qui a balisé l’aire d’extension de la « sociolinguistique appliquée » pour lui conférer son caractère propre et son terrain d’investigation en lien génétique avec l’étude des politiques linguistiques :

« La sociolinguistique appliquée tente à la fois d’enrichir la sociolinguistique et de l’assister dans la résolution des problèmes sociétaux de langage. La sociolinguistique appliquée se montre d’un intérêt particulier quand : (a) les variétés linguistiques doivent être « développées » afin de s’adapter aux nombreux nouveaux champs, aux nouvelles relations ou nécessités dans lesquels certains groupes importants de locuteurs sont amenés à être impliqués, ou (b) quand des variétés linguistiques doivent être enseignées à des groupes qui les maîtrisent mal (ou pas du tout) afin qu’ils puissent leur être accessibles dans les nombreux champs, relations ou nécessités qui s’ouvriraient à eux » (Fishman, 1972, p. 107)41.

La sociolinguistique des politiques linguistiques se pose donc comme une sociolinguistique pragmatique, d’analyse empirique du terrain qui ne se veut pas uniquement descriptive mais également sémiologique, dans son acception médicale, en ce qu’elle dégage les symptômes de

41 “Applied sociolinguistics attemps both to enrich sociolinguistics and to assist in the solution of societal language problems. Applied sociolinguistics is of particular interest whenever : (a) languages varieties must be « developed » in order to function in the vast new settings, role relationships, or purposes in which certain important networks of their speakers come to be involved, or (b) whenever important networks of a speech community must be taught varieties that they do not know well (or at all), so that they may function in the vastly new settings, role relationships, or purposes that might then be open to them.”

la situation linguistique observée, et prescriptive dans les orientations qu’elle pourrait être amenée à préconiser. Elle est en cela une linguistique « politique », dans un sens élargi du terme, à savoir : une discipline qui aborde les affaires de la collectivité dans son ensemble, (  « les affaires publiques ») ; un levier d’action « volontariste » propre à l’interventions des institutions chargées de l’administration de l’État ou de la communauté, tel que décrit par C. Troncy : « une conception volontariste de l’action publique, à mettre en relation avec la perspective interventionniste-experte que se donne la sociolinguistique : en proposant des modèles d’intervention, elle projette, en même temps, un type d’intervention politique idéal en cohérence avec les situations sociolinguistiques » (Troncy, 2011, p. 47).