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Droits transportables et non transportables

Situation 4 dite des langues séparées

3.5. Droit linguistique

3.5.2. Droits transportables et non transportables

Enfin, le droit individuel est lui-même limité par le droit territorial et donne lieu à ce que Jacques Leclerc nomme les droits personnels transportables et les droits personnels non-transportables (Leclerc, 2017)64. Ces limites se retrouvent dans les pays constitutionnellement bilingues ou multilingues. Certains États garantissent des droits personnels transportables (sans limite territoriale) quand tous les membres de la communauté nationale peuvent exercer leurs droits linguistiques où qu’ils se trouvent sur le territoire. Le Luxembourg est représentatif de

cette configuration. Il est théoriquement autorisé de s’y adresser aux administrations au choix en luxembourgeois, en allemand ou en français.

D’autres États présentent une politique linguistique fondée sur des droits personnels territorialisés ou territoriaux (non transportables) (ibid.). Les droits linguistiques sont liés au territoire donné. Se déplacer d’une région linguistique à une autre à l’intérieur de l’État implique obligatoirement de changer de langue de communication avec les administrations. La Belgique fédérale ou la Confédération suisse sont des exemples typiques de cette organisation. En Flandre, au sein de la communauté linguistique néerlandophone, la seule langue acceptée pour communiquer avec les autorités est le néerlandais. Il en est de même avec le français en Wallonie dans la seule communauté francophone. La Communauté germanophone de Wallonie est quant à elle bilingue allemand-français ; la région Bruxelles-Capitale est bilingue néerlandais-français.

3.6. Synthèse

Lorsqu’en 1969, Heinz Kloss publie Research possibilities on group bilingualism : a report, il fournit à la sociolinguistique des politiques linguistiques deux concepts qui permettent d’appréhender les aménagements linguistiques de manière « clinique ». Empiriquement, les interventions sur les langues dans leur contexte socio-culturel de production et d’usage portent toujours sur leur corpus ou sur leur statut. J.-M. Eloy soulève toutefois les limites épistémologiques de ces deux concepts perçus comme des outils d’analyse méthodologique. Ils sont pertinents dans l’observation de situations contenant des données présumées « constantes » scientifiques a priori, comme dans certaines équations mathématiques. Et J.-M. Eloy s’interroge sur la permanence de ces « constantes » :

« La définition de la langue est en général présupposée, supposée acquise et non problématique, à l'exception de situations dialectales ou créoles, de « langues nouvelles ». L'aménagement linguistique ne pose pas cette question, sauf sous forme de « choix de variété » — ce qui présuppose la réalité objective des variétés. Comme la distinction corpus-status, l'aménagement linguistique s'applique donc de préférence à des situations de consensus sur la définition du groupe et de la langue, et elle s'intégrera de façon non critique dans les situations de vieilles langues ethniques, de nationalisme en progression, etc. » (Eloy, 1997, p. 11).

Autrement dit, les outils de H. Kloss ne sont fonctionnels que dans des contextes impliquant un certain degré d’homogénéité du groupe ou, pour le moins, des situations pacifiées qui ne

connaissent pas de tensions ethniques, sociales ou linguistiques. J.-M. Eloy pose les questions polémiques mais centrales de la reconnaissance consensuelle des parlers sur le territoire : est-ce une langue, un dialecte, un patois ? Est-est-ce indigène, national, importé, immigré ? La variété est-elle reconnue, valorisée, dénigrée, folklorisée ? Les aménagements sur le corpus et sur le statut ne répondent pas à ces questions mais se positionnent a posteriori face à des terrains d’analyse neutralisés et isolés des environnements socio-politiques qui les entourent.

Sans remettre en cause la pertinence de ces outils épistémologiques selon des modalités bien définies, C. Loubier abonde dans le sens de J.-M. Eloy :

« Que l'on choisisse de distinguer le corpus de la langue de son statut (définitions 6, 7) ou bien la langue de son emploi (définition 1), on crée toujours une opposition binaire qui sépare deux composantes qui sont interdépendantes à l'intérieur des collectivités et des dynamiques sociolinguistiques. Il faut donc retenir qu'en agissant sur les structures d'un système linguistique, on intervient toujours par le fait même sur l'usage et sur le statut d'une langue à l'intérieur d'une collectivité donnée, notamment sur les pratiques sociolinguistiques des locuteurs et sur les représentations symboliques qui y sont associées. » (Loubier, 2008, p. 29).

Pour contourner cette contrainte méthodologique, C. Loubier préfère évoquer les « processus de régulation sociolinguistique » qui font structurellement intervenir les forces sociales en présence dans le jeu des évolutions linguistiques d’une société (ibid., p. 32). Elle élargit de ce fait le spectre des acteurs en débordant du cadre des seuls aménagements sur le corpus ou des aménagements sur le statut qui ne tiennent pas compte des moteurs sociologiques des changements linguistiques. Surtout, son approche replace au centre de l’analyse la question de l’usage des langues et de leur finalité car, que l’on affecte le corpus ou le statut on « aménage également, et surtout, les rapports interlinguistiques, c’est-à-dire les relations (politiques, culturelles, économiques, etc.) entre les groupes et les individus qui les utilisent » (ibid.). Elle redéfinit son modèle de « régulation de l’usage des langues » en lui distinguant deux directions possibles issues de deux impulsions distinctes :

- l’autorégulation sociolinguistique, qui relève de l’adaptation spontanée des acteurs sociaux (« non-officiels ») « qui agissent selon leurs besoins et leurs intérêts en tentant d’adapter, de modifier leurs pratiques en fonction d’une situation sociolinguistique donnée » (ibid., p. 33). Si ces acteurs ne sont pas reconnus officiellement, leur démarche

n’est pourtant pas systématiquement inconsciente. C. Loubier cite à titre d’exemple pour les acteurs la famille, les groupes religieux, les médias, etc.

- la régulation sociolinguistique officielle qui reprend les termes des aménagements du corpus et du statut par des acteurs reconnus et légitimes. « Ces acteurs tentent de modifier une situation sociolinguistique donnée en fonction d’objectifs d’aménagement. Par leurs interventions volontaires et planifiées, ils participent au contrôle du processus de régulation sociolinguistique officielle » (ibid.). Le schéma est alors le même que celui décrit par D. De Robillard ou L.-J. Calvet pour les politiques linguistiques selon la perspective de H. Kloss.