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Situation linguistique et mouvements démographiques

À la délimitation définitive du Grand-Duché de Luxembourg en 1839, le pays est officiellement bilingue allemand et français bien qu’il soit presque exclusivement peuplé de germanophones après la dernière partition du territoire au profit de la Belgique, comme vu plus haut. Le régime des langues est alors régi par l’arrêté royal du 22 février 18344 qui dispose « qu’il est loisible à chacun de se servir dans les requêtes particulières (…) dans tous les actes adressés à une autorité ou à un fonctionnaire (…) de celle des deux langues, allemande ou française, qu’il désire employer de préférence » ; et que « toutes les autorités et tous les fonctionnaires sont obligés de rédiger leurs réponses et leurs actes dans la langue dont les intéressés se sont servis ». À sa création, et malgré la domination d’un souverain néerlandophone, l’État luxembourgeois revendique le bilinguisme franco-allemand officiel.

L’arrêté royal de 1834 va rester la référence légale en matière de régime linguistique jusqu’en 1984 et la reconnaissance institutionnelle de la langue luxembourgeoise.

La première Constitution du 9 juillet 1848 dispose dans son article 305 que « l’emploi des langues française ou allemande est facultatif, l’usage ne peut en être limité ». La deuxième Constitution du 17 octobre 18686 reprend en son article 29 le texte exact de l’article 30 de celle de 1848.

Au XIXe siècle, le régime légal des langues au Luxembourg correspond peu à la réalité sociolinguistique du pays. Cependant, malgré la perte définitive du quartier francophone au

http://ec.europa.eu/eurostat/data/database ; http://ec.europa.eu/eurostat/tgm/table.do?tab=table&init=1&language=fr&pcode=tps00157&plugin=1 ; http://ec.europa.eu/eurostat/tgm/table.do?tab=table&init=1&language=fr&pcode=tps00001&plugin=1 4 Cf. annexe 1 : http://legilux.public.lu/eli/etat/leg/argd/1834/02/22/n1/jo 5 Cf. annexe 2 : http://mjp.univ-perp.fr/constit/lu1848.htm 6 Cf. annexe 3 : http://mjp.univ-perp.fr/constit/lu1868.htm

profit de la Belgique en 1839, le français est maintenu « dans sa position de langue supérieure » (Berg et Weis, 2005, p. 34) de la justice et de l’administration. Le français et l’allemand ne sont plus dorénavant attachés à des zones géographiques spécifiques mais à des fonctions dans l’architecture institutionnelle. Les juristes et les notables, imprégnés des réformes juridiques et des Codes imposés par Napoléon, parviennent à doter la langue française d’un statut lui garantissant une position stratégique : « Les responsables de 1839 sentaient qu’en abandonnant le français, ils toucheraient à une tradition pluriséculaire et risqueraient de détruire irrémédiablement un régime linguistique certes complexe, mais original et valorisant » (Trausch, 1998, p. 25).

En second lieu, la dureté des conditions de vie au Luxembourg, pays agricole pauvre, jusqu’à la fin du XIXe siècle pousse un grand nombre de Luxembourgeois à s’expatrier vers l’Amérique mais aussi vers la France où des liens se tissent avec les émigrants à Metz, à Nancy ainsi qu’à Paris. Les conséquences linguistiques se mesurent à l’impact du français dans l’enrichissement du vocabulaire de ce qui n’est encore qu’un dialecte, le luxembourgeois. Frank Wilhelm, professeur de littérature française à la faculté des Lettres de l’Université du Luxembourg, évoque un enrichissement d’environ 500 mots d’origine française (Wilhelm, 1998, p. 129), qui contribue à éloigner le luxembourgeois de la langue allemande.

Au XIXe siècle, si l’allemand dans sa version dialectale locale, le moselfränkisch (francique mosellan) ou lëtzebuerger-daitsch (allemand-luxembourgeois) (Trausch, 1992, p. 189), est la langue vernaculaire du peuple, le français en est celle du pouvoir et de l’intelligentsia nationale. À ce propos, tous les textes officiels et législatifs sont rédigés en français et publiés uniquement dans cette langue dans le Mémorial, journal officiel du Grand-Duché (Berg et Weis, 2005, p. 31) depuis 1944. Le bilinguisme est alors postulé national et géographiquement indifférencié. Tout le monde est censé parler et lire le français et l’allemand.

En 1839, l’adhésion du Luxembourg à la Confédération germanique ne soulevait aucun débat et l’enracinement de la population dans la culture allemande était une évidence qui permettait au politicien luxembourgeois Théodore Pescatore de déclarer en 1848 : « Notre patrie, c’est l’Allemagne » (Berg et Weis, 2005, p. 30). Par ailleurs, les manuels scolaires contenaient encore la phrase liminaire : Die deutsche Sprache ist unsere Muttersprache (la langue allemande est notre langue maternelle) (Trausch, 1992, p. 110).

Les premières vagues migratoires à partir de 1870 vont bouleverser le paysage linguistique du pays. L’équilibre linguistique est modifié par la recrudescence de cadres allemands dans l’industrie sidérurgique d’un côté ; par le nombre croissant d’ouvriers italiens d’un autre côté.

Du côté germanique, la présence accrue de personnel allemand coïncide avec la victoire de la Prusse sur la France en 1870 et la politique internationale de la Prusse de Otto von Bismark vécue comme hégémonique par les Luxembourgeois. Une revendication pour le particularisme linguistique régional apparaît à cette époque en faveur du luxembourgeois, encore ressenti comme dialecte du haut-allemand mais qui se manifeste publiquement à l’occasion de la création par le poète Michel Lentz de l’hymne national Ons Heemecht (Notre patrie) et du chant célébrant le départ inaugural du premier train de la gare de Luxembourg-Ville en 1859 De

Feierwonn (le char de feu) d’où est extraite la devise nationale : « Mir wëlle bleiwe wat mer

sin » ou « Mir wölle bleiwe wat mir sin » (Nous voulons rester ce que nous sommes). Les deux

graphies qu’on retrouve respectivement sur le fronton de la maison communale de Esch-sur-Alzette et sur la façade d’une maison de Luxembourg-Ville, ainsi que dans le texte De

Feierwonn rappellent que le luxembourgeois de l’époque n’était pas encore normalisé7. Devant la puissance grandissante de la Prusse, les Luxembourgeois affirment leur position de neutralité en transformant leur devise par « Mir wëlle jo keng Preise gin » (Nous ne voulons pas devenir Prussiens), et en développant l’idée d’une identité nationale basée non plus sur le bilinguisme mais le trilinguisme qui comprendrait dorénavant le luxembourgeois (Trausch, 1992, p. 110). Du côté italien, la proximité de la langue des migrants avec le français utilisé dans les documents officiels et administratifs renforce la pratique de cette langue comme vecteur intercommunautaire avec les autochtones, sachant que tous les écoliers luxembourgeois doivent apprendre le français et l’allemand à l’école depuis la loi du 26 juillet 1843 sur l’instruction primaire8. La volonté de cette loi était d’imposer le français comme seconde langue nationale du pays et non comme une langue étrangère telle qu’elle aurait pu être enseignée au cœur de l’Allemagne (Fehlen, 2015, p. 29). Il s’agissait d’offrir l’opportunité aux Luxembourgeois de s’exporter sur les marchés d’emploi français et belge. En fait, cette loi contribue à renforcer le sentiment de particularisme au sein de la nation luxembourgeoise qui se définit comme « à la fois un peu allemande, français et belge si possible dans un parfait équilibre entre éléments germaniques et éléments romans » (Trausch, 1992, p. 110). Mais le français, initialement prévu comme langue d’enseignement sans réelle pratique active, est réactualisé par la présence des

7 Cf. annexe 1, photographies du fronton de la maison communale d’Esch-sur-Alzette & de la façade rue de la Loge à Luxembourg-Ville et annexe 2, paroles de la chanson patriotique De Feierwonn

immigrés italiens qui rendent son usage essentiel dans les commerces du sud du pays (Fehlen, 2015, p. 29).

1.2. Le XX

e

siècle et l’affirmation du trilinguisme

La brutale invasion du pays par l’empire prussien le 2 août 1914 puis la défaite allemande affectent la structure sociolinguistique du Luxembourg. L’alliance économique du Zollverein avec l’Allemagne est dissoute, cette dernière est culturellement discréditée aux yeux de la population qui a très mal vécu le non-respect par l’envahisseur de sa neutralité internationale. La Belgique et la France, par ailleurs, bénéficient du prestige de vainqueurs en 1919, au point qu’une grande partie des Luxembourgeois se prononce pour un rattachement politique pur et simple à cette dernière. Le projet n’est pas concrétisé mais l’économie luxembourgeoise est réorientée vers ses voisins francophones et le pays noue avec la Belgique l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) en 1921 (Trausch, 1992, p. 118) qui rend nécessaire une augmentation des compétences en français pour toute la population et une nouvelle réforme des programmes scolaires (Fehlen1, 2015, p. 31).

La Seconde Guerre mondiale est vécue de manière encore plus traumatisante que la Première. Le Luxembourg est envahi le 10 mai 1940 et annexé de facto en tant que territoire germanique naturel du grand Reich, puis intégré administrativement au territoire allemand.

Pour protester contre la violence nazie qui veut les soumettre à un recensement en tant que citoyens allemands, les Luxembourgeois répondent que leur nationalité est luxembourgeoise et que leur langue n’est pas l’allemand ni un dialecte platt-deutsch mais le luxembourgeois (Lefrançois, 2017, p. 2). Le luxembourgeois est officiellement revendiqué comme langue nationale ce 10 octobre 1941.

Le Luxembourg sort meurtri du conflit avec une perte sèche de 2% de sa population totale (Trausch, 1992, p. 175), et notamment des jeunes hommes enrôlés de force dans la Wehrmacht. L’immigration italienne vient suppléer le manque de main-d’œuvre nécessaire à la reconstruction et la reprise de l’industrie sidérurgique, au point de former le groupe d’étrangers le plus important du pays jusqu’en 1978 et l’arrivée des Portugais (Trausch, 1992, p. 91). La langue allemande reste le médium écrit privilégié par la population autochtone, mais le luxembourgeois local est considéré par un nombre croissant comme une langue à part entière même si les institutions restent frileuses au sujet du statut des langues du pays. Ainsi la révision

constitutionnelle du 6 mai 1948 précise en son article 299 que « la loi règlera l’emploi des langues en matière administrative et judiciaire ». Cette loi, sur le régime des langues, ne voit le jour que 36 ans plus tard, le 24 février 198410.

Entretemps, le français s’est démocratisé, notamment à partir du milieu des années 1970. Il bénéficie de la convergence de plusieurs effets : les travailleurs immigrés issus du sud de l’Europe et donc romanophones ; l’élévation du niveau scolaire de la population locale qui accède plus largement à l’enseignement secondaire où le français est langue prédominante (Esmein, 1998, p. 57) ; le dynamisme économique porté par l’activité financière à partir de 1980 et qui attire de manière conséquente les travailleurs frontaliers non-résidents notamment en provenance d’Allemagne mais surtout de France et de Belgique francophone (Berg et Weis, 2005, p. 17).