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Les modèles pluriglossiques

1.3. L’écologie linguistique du Grand-Duché de Luxembourg

1.3.2. Les modèles pluriglossiques

Dès sa naissance, le Luxembourg se constitue sur la base d’un système sociolinguistique diglossique où les langues en présence assument des fonctions spécifiques en lien avec des groupes sociaux définis. Le français conserve un statut de langue de prestige, des classes bourgeoises lettrées qui gouvernent. Il constitue la variété linguistique « haute » du pays quand l’allemand local, le « platt », représente la variété vernaculaire « basse » de l’ensemble de la population.

Le concept de diglossie est élaboré en 1928 par le linguiste franco-grec Jean Psichari (Γιάννης Ψυχάρης) (Tabouret-Keller, p. 111, 2006) pour rendre compte de la situation linguistique

grecque de l’époque (Boyer, 2001, p. 48). Psichari, dans son étude du cas grec, démontre que la diglossie est la manifestation d’une situation problématique. Le Katharevousa (Καθαρεύουσα « la langue pure » variété savante) maîtrisé par l’élite dominante s’oppose au

demotiki (Δημοτική « du peuple » variété usuelle) accessible à l’ensemble de la population. La

minorité dominante s’empare d’une langue ou d’une variété de langue à des fins politiques et de conservation du pouvoir. Le modèle de Psichari naît toutefois dans un contexte dit « monolingue » dans lequel les deux variétés sont vues comme formes dialectales d’une même langue.

Suivant cette logique de la diglossie monolingue, Charles Ferguson reprend la distinction langue savante/langue usuelle de Psichari, et développe dans la deuxième moitié du XXe siècle sa double structure [variété haute (H pour High)/variété basse (L pour Low)] en observant les situations en Grèce, en Suisse alémanique, en Haïti et dans les pays arabes (Ferguson, 1959, p. 325). Son modèle n’est pas adapté pour comprendre la dualité historique français/allemand au Luxembourg, mais il est opératoire pour expliquer l’émergence du luxembourgeois en tant que langue émancipée de son rôle de dialecte régional allemand.

Le sociolinguiste Fernand Fehlen rapproche la diglossie allemand/luxembourgeois de celle observée en Suisse alémanique (Fehlen, 2009, p. 43) et que le linguiste suisse Jakob Wüest nomme diglossie « médiale » pour décrire la relation entre l’allemand standard Hochdeutsch et les dialectes alémaniques (Wüest, 1993, p. 171). Suivant cette configuration, les variétés en coexistence n’entretiennent pas de relation de concurrence de prestige mais assument les fonctions de « code écrit » et « code oral » (ibid.) au sein d’une diglossie « neutre » dans laquelle « chaque langue possède des domaines qui lui sont propres » (ibid.). Cependant, Fehlen note que le contexte suisse se démarque du luxembourgeois en cela qu’au Luxembourg l’allemand standard est, d’une part, vécu comme une langue étrangère ; qu’il y assure d’autre

part des fonctions spécifiques (langue de télévision, des médias, des journaux) alors qu’en Suisse, l’allemand standard n’est pas ressenti comme une variété exogène ni fonctionnellement marquée (Fehlen, 2009, p. 44)16.

La répartition institutionnelle des langues au Grand-Duché de Luxembourg entre le français et l’allemand (compris initialement dans son acception Hochdeutsch ou allemand littéraire standard) est symptomatique du modèle que Joshua Fishman a élaboré à la suite de celui de Ferguson pour rendre compte de situations diglossiques où se juxtaposent des variétés linguistiques morphologiquement et étymologiquement différentes, par exemple l’anglais et le swahili (Calvet, 1999, p. 47).

J. Fishman aborde ce cas de langues distinctes au sein d’une seule et même communauté sociale prise sous son aspect linguistique (Calvet, 1993, p. 85). L’étude considère alors le plurilinguisme, tel qu’il l’a décrit pour la situation paraguayenne avec l’espagnol et le guarani.

Fishman établit une grille d’analyse qui se base sur 4 types de situations (Fishman, 1972, p. 75) :

a) une situation qui combine bilinguisme et diglossie, c’est le cas du Luxembourg. Tous les membres de la communauté connaissent la variété haute et la variété basse ;

b) une situation de bilinguisme sans diglossie, où de nombreux individus bilingues se rencontrent mais où on n’utilise pas les formes linguistiques pour des usages spécifiques. Les pays scandinaves, avec une forte présence de l’anglais, sont représentatifs de cette configuration ;

c) une situation de diglossie sans bilinguisme, où, au sein d’une communauté, un groupe ne parle pas la forme haute et l’autre ne parle pas la forme basse (Fishman cite le cas de la Russie tsariste avec une aristocratie francophone et un peuple russophone) ;

d) une situation sans diglossie ni bilinguisme, où il n’y a qu’une seule langue pour la communauté (ibid., p. 75-89).

16 1) In der deutschen Schweiz gibt es zwar kein Kontinuum zwischen Dialekt und Hochsprache, aber „im Sprachbewusstsein der Mehrheit der Sprecher ist Standarddeutsch keine Fremdsprache“ (Hägi/Scharloth 2005). Demgegenüber wird in Luxemburg Deutsch eindeutig als Fremdsprache empfunden, als die Sprache des großen deutschen Nachbarn, zu dem auch die jungen Generationen noch ein sehr ambivalentes Verhältnis haben. Je niedriger der Bildungsgrad desto größer bei Luxemburgern die Wahrscheinlichkeit über die Medien (Fernsehen, Bild-Zeitung) an der deutschen (Populär-)kultur teilzunehmen, ohne dafür im gleichen Masse die traditionell anti-deutschen Gefühle abzulegen. 2) Im Gegensatz zur deutschsprachigen Schweiz steht Deutsch mit dem Französischen in einem Konkurrenzverhältnis und zwischen beiden gibt es eine klare funktionale Trennung und ein eindeutiges Prestigegefälle: das Französische wird für formelle, juristische und kulturelle Texte verwendet und das Deutsche für Gebrauchstexte.

Distribution des emplois selon J. A. Fishman

Dans la perspective de diglossie avec bilinguisme, J. A. Fishman analyse le choix des langues par les locuteurs selon des emplois, à savoir des situations ou des contextes sociaux au sein desquels l’usage d’une ou de plusieurs langues est privilégié par rapport à d’autres (Reimen, 1965, p. 89). Il distingue les emplois concurrentiels où plusieurs langues restent en présence, et les emplois exclusifs où une langue est choisie à l’exclusion de toutes les autres. Le linguiste luxembourgeois Jean René Reimen a analysé les occurrences de ces emplois chez les autochtones et a discriminé les sphères d’utilisation uniques ou majoritaires d’une des trois langues du pays par rapport aux autres. Il en ressortait le constat suivant :

« Dans les emplois exclusifs, le choix se porte, soit sur le luxembourgeois, soit sur le français. Il n’existe pas d’emplois propres à l’allemand. Le luxembourgeois s’emploie seul dans l’échange dialogué entre Luxembourgeois. Les exceptions sont rares et contestables : conseils de professeurs (conseils de classe, etc.) dans les lycées, Conseil d’État, juridictions où le français se parle seul ou concurremment avec le luxembourgeois. La plupart de ces emplois stéréotypés, tiennent du monologue. Les emplois exclusifs du français sont, pour l’usage graphique : lois, règlements, jurisprudence ; actes de procédure écrits de juridictions (sauf au pénal) ; lettres de faire-part, etc., enseignes, signalisation routière, etc. ; pour le monologue : actes de procédure oraux de juridictions, plaidoiries, réquisitoires, etc. » (ibid., p. 94).

L’étude de J. R. Reimen concluait que le luxembourgeois était la variété exclusive des emplois dialogués entre autochtones tandis que le français et l’allemand étaient réservés aux emplois non dialogués (discours officiels, langues scolaires, langues des médias et de la culture) en situation concurrentielle. Les emplois exclusifs de l’allemand et du français se retrouvaient au niveau de la production textuelle, exclusivement (lois, règlements, articles, etc.) (ibid.). En d’autres termes, à l’instar du Luxembourg, l’analyse des emplois montre que les recours aux langues en présence dans les situations de diglossie avec bilinguisme ne sont pas indifférents mais correspondent à des usages codifiés et partagés au sein de la communauté. Ce système de distribution tend également à démontrer que la configuration luxembourgeoise ne s’inscrit pas dans le modèle de la diglossie « médiale » observée en Suisse alémanque.

L’écologie linguistique du Luxembourg mêle a priori les deux modèles où l’on retrouve le format fergusonien qui dissocie l’allemand Hochdeutsch savant et sa variante régionale le

luxembourgeois - lëtzebuerger-daitsch (l’allemand luxembourgeois) (Trausch, 1992, p. 109) - ; et le modèle fishmanien avec le français, utilisé initialement comme une variété hautement symbolique et aristocratique. Deux diglossies sont emboîtées : la diglossie allemand/luxembourgeois et la diglossie entre idiomes germaniques (rassemblant l’allemand et le luxembourgeois) et français. C’est ce que Louis-Jean Calvet nomme une « diglossie enchâssée », à savoir deux diglossies « imbriquées les unes dans les autres » (Calvet, 1999, p.47). Mais à cette forme de diglossie se greffent des représentations différentes puisque depuis 1839 et le dernier démembrement du pays, le territoire ne compte plus de communauté francophone native. Le français n’est donc pas associé à la pratique vernaculaire d’une frange de la population mais à une langue externe, conservée dans un dessein uniquement officiel ainsi que discriminatoire qui permettait d’isoler la bourgeoisie urbaine instruite de Luxembourg-Ville du reste de la population, essentiellement rurale et « germanophone ». À la différence de la tentative d’imposition du néerlandais comme deuxième langue nationale par un souverain étranger, Guillaume 1er (Berg et Weis, 2005, p. 10) - et donc rapidement refoulé - le français est implanté par la partie la plus influente et la plus lettrée de la population locale qui en maintient jalousement l’usage dans les sphères institutionnelles. Dans cette structure diglossique, le français acquiert le statut de variété la plus haute, uniquement accessible aux plus puissants. Cette structure qui perdure jusqu’à la Seconde Guerre mondiale se rapproche des situations de diglossie sans bilinguisme / plurilinguisme observables dans les pays en développement africains où les populations rurales monolingues n’ont pas accès à la variété officielle française ou anglaise.

Afin de permettre une meilleure visualisation de l’évolution des situations di-pluriglossiques du Luxembourg dans une perspective diachronique, j’ai modélisé graphiquement les données statistiques collectées auprès de l’Institut national luxembourgeois de la statistique et des études économiques (STATEC) dans les figues VI, VII, VIII et IX.

V I. Représe ntation de la diglossie luxembo urg eoise en 18 50 selon le modèle de J. Fishman

La hauteur du disque sur l’axe des ordonnées correspond au taux de prestige de la langue. Le diamètre du disque est proportionnel au taux de diffusion de la langue dans la société. Le chevauchement des disques indique que les deux langues sont pratiquées par une partie au moins de la population totale. Le français est peu répandu mais bénéficie d’un prestige social élevé. L’allemand -ou sa variante locale- est la langue vernaculaire de la population.

Modélisation graphique réalisée par l’auteur de la thèse.

©STATEChttp://www.statistiques.public.lu/stat/TableViewer/tableView.aspx?ReportId=12796&IF_Language=f ra&MainTheme=2&FldrName=1&RFPath=68

V II. Représentation de la diglossie luxembour g eoise en 1 850 selo n le modèle de C.A . Ferg uson

Le modèle de Ferguson prend en compte la différentiation entre la variété haute allemande et la variété basse régionale, le luxembourgeois. Les deux variantes sont confondues : la variété haute est celle utilisée pour l’écrit, la variété basse pour l’oral. Deux diglossies sont alors enchâssées : la diglossie français / germanique et la diglossie intra-germanique haut-allemand / allemand-luxembourgeois.